Guy Verhofstadt et Joris Luyendijk © Franky Verdickt

Guy Verhofstadt: « Vous serez étonné, mais je suis plus eurosceptique que les Britanniques »

Peter Casteels Journaliste freelance pour Knack

Ces dernières années, la foi en l’Europe de l’ancien Premier ministre Guy Verhofstadt n’a fait que s’affermir. Joris Luyendijk, journaliste néerlandais et Européen critique, n’est pas certain que l’Europe prenne le bon chemin. Entretien croisé.

Vendredi, à l’issue du sommet sur la migration, les dirigeants européens ont publié un texte collectif. Seuls Angela Merkel et les pays du Visegrad – la Hongrie, la Pologne, la Tchéquie et la Slovaquie – semblent contents de l’accord conclu. Et ces derniers le sont surtout parce que le mot bénévole est repris pour pratiquement toutes les mesures.

« Commençons par les éléments positifs » déclare Verhofstadt quand nos confrères de Knack lui demandent son avis. Les plateformes de débarquement en dehors de l’Europe montées sous surveillance des Nations-Unies et financées avec de l’argent européen, le dérangent. Verhofstadt : « Seule une approche globale peut permettre à tous les réfugiés d’être traités de manière correcte et équitable et de briser le modèle business des passeurs. Pour ce dernier point, il faut aussi que les réfugiés sur les plateformes de débarquement en dehors de l’Europe aient la possibilité de demander l’asile. À présent, c’est « la législation internationale » qui est en vigueur dans ces centres, mais ce n’est pas suffisamment explicite. »

La crise de migrants ne prouve-t-elle surtout pas que l’UE est toujours régie par les chefs d’État et les dirigeants de tous les états membres? La Commission européenne et le parlement européen ont à peine été évoqués.

Guy Verhofstadt: Oui. Et ils se rassemblent beaucoup trop tard, quand le problème a pris une telle ampleur qu’il est difficile de trouver une solution.

Joris Luyendijk: La crise migratoire tourne autour d’une question fondamentale. En Allemagne, Angela Merkel a déjà dit, à une certaine époque, que la société multiculturelle était un échec. Maintenant elle demande à la Pologne et à la Hongrie d’amorcer une société multiculturelle. C’est invraisemblable, non ? Je comprends très bien que des pays d’Europe tout juste affranchis de l’Union soviétique n’attendent pas un dictat de Bruxelles qui change complètement la composition de leur population.

Verhofstadt: Dans ce genre de discussions, on cite toujours des nombres symboliques. La plupart des réfugiés ne veulent pas se rendre en Europe de l’Est. Ils veulent être en Allemagne, où ils se cachent à Dunkerque ou à Calais pour rejoindre l’Angleterre. Mais effectivement, on ne réussit pas à changer l’ordonnance de Dublin, la règle que les demandeurs d’asile doivent s’enregistrer dans le premier pays où ils arrivent.

Monsieur Verhofstadt, vous dites qu’aujourd’hui il n’y a pas trop, mais pas assez d’Europe pour vraiment résoudre les problèmes?

Verhofstadt: Vous serez peut-être étonné, mais sur certains points, je trouve qu’il y a trop d’Europe. Pourquoi la Commission a-t-elle besoin de 27 ou 28 commissaires ? Il n’y a pas assez de compétences pour ça. Le marché interne aussi est souvent surrégulé.

Luyendijk: Mon problème, c’est que les hommes politiques pro-européens comme vous nous placent chaque fois devant un choix simple: plus ou moins d’Europe. Soit vous approuvez le cap actuel de l’Europe, soit nous mettons notre sort entre les mains des chemises brunes qui veulent incendier toute la boutique. Je veux pouvoir choisir ce que je veux pour l’UE, sans forcément démolir l’Union. Mais aujourd’hui ça ne va pas.

Verhofstadt: (secoue la tête) Au fond, je suis plus eurosceptique que les Britanniques, ils s’étonnent toujours quand je dis ça. L’UE telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, où les dirigeants réagissent toujours trop tard et trop faiblement, ne fonctionne pas. Et qui est responsable de ça ? Les deux grands courants politiques, qui font la pluie et le beau temps dans la plupart des pays, et ont toujours une grande majorité au parlement européen : les chrétiens-démocrates et les sociodémocrates. Leurs solutions d’échec ont poussé beaucoup de gens dans les bras des nationalistes et des populistes. Seulement, je m’aperçois que depuis le choc entraîné par le Brexit, il y a de nouvelles voix. Les gens ne veulent pas que leur pays vive ce qui se passe en Angleterre. Ils sont à la recherche d’une façon de réformer l’UE au lieu de la supprimer. Le président français Emmanuel Macron est le premier à l’avoir compris. En 2019, nous verrons naître ce mouvement pro-européen et radicalement réformiste. Aux prochaines élections, il y aura donc les nationalistes et les populistes, et ces réformistes européens.

Depuis le 1er juillet, l’Autriche préside l’UE. Le chancelier Sebastian Kurz a déclaré récemment que nous ne faisons pas avancer la cause européenne en critiquant constamment la Pologne et la Hongrie : « En scindant l’Union en mauvais et bons Européens, nous ne ferons qu’affaiblir l’unité. » Cela ressemble à une critique contre vous, monsieur Verhofstadt.

Verhofstadt: Mais la Hongrie et la Pologne sont un problème. Non parce qu’ils sont de mauvais Européens, mais parce que leur vision sur la politique et la société ne correspond absolument pas aux valeurs européennes. Devons-nous accepter qu’un pays au sein de l’Union ne protège pas les minorités, ferme les universités, rende la vie impossible aux ONG et sape l’état de droit ? Je trouve que non. Ce n’est pas tellement une question de bien ou de mal. Les Polonais et les Hongrois sont d’ailleurs très favorables à l’Europe. Plus de 70% de la population souhaitent rester dans l’UE.

Et vous êtes toujours content que ces pays aient rejoint l’UE?

Verhofstadt: Après la chute du Mur, nous ne pouvions faire autrement que de les prendre avec nous. Qu’aurions-nous dû faire différemment ?

Luyendijk: Vous dites ‘prendre avec’. Cela en dit long sur votre regard sur ces pays.

Verhofstadt: Mais non, je les ai justement embrassés! Vous pouvez d’ailleurs prendre ça au sens littéral. Viktor Orban était l’un des premiers que j’ai rencontrés en décembre 1989 à Budapest. Il était président de la section étudiante du parti libéral. Nous nous sommes vraiment embrassés. (rires) Pendant des années, il était à côté de moi comme Premier ministre, dans le groupe libéral. Jusqu’à ce qu’il se trouve dans l’opposition et pense : si un jour je souhaite revenir au pouvoir, il me fait un discours hongrois nationaliste.

Luyendijk: À présent, vous réduisez son développement politique à une avidité de pouvoir alors que le nationalisme d’Orban provient peut-être d’une conviction sincère. Il est bien possible par exemple qu’au fil des ans il ait découvert que les libéraux n’aient pas de réponse satisfaisante à une série de questions. C’est ce que veut dire Kurz aussi quand il dit que nous devons cesser la division entre « bons » et « mauvais » Européens.

Verhofstadt: J’ai vu de près comment Orban est passé de libéral convaincu au nationaliste que l’on pourrait même situer à droite de Jobbik (le mouvement radical de droite ultranationaliste Mouvement pour une meilleure Hongrie). Je ne crois pas que cet homme ait soudain compris.

De quelle manière sont-ils lésés par l’UE?

Luyendijk: J’ai discuté avec ces gens pour un projet précédent. Cela faisait rire une mère célibataire assistée qu’on a parlé de l’Europe fantastique, où il ne fallait plus échanger d’argent et où on n’a plus besoin de passeport pour voyager. Il y a quatorze ans qu’elle n’avait plus passé la frontière. Son fils avait une affection sévère et figurait sur une liste d’attente depuis des années. Pour lui, il n’y a pas d’argent alors qu’il y en a pour des réfugiés que nous ne connaissons pas et qui viennent des mêmes pays que les terroristes. Elle m’a demandé pour quel parti décent elle aurait pu voter dans les années nonante pour contrer ça. Le parti socialiste, ai-je suggéré, mais rien ne change quand ils gagnent. Non, ce n’est que quand cette femme a voté pour un parti raciste que l’élite s’est réveillée. Et ensuite on n’a parlé que de ce racisme.

Que peut faire l’Europe pour ces électeurs?

Verhofstadt: Il y a une différence entre le court et le long terme. À court terme, nous ne sommes pas à la hauteur, soyons honnêtes là-dessus. La pauvreté et la politique sociale reviennent aux états membres. La seule chose que l’Europe essaie depuis peu, c’est de construire un socle commun, afin que les gens ne passent pas sous certains seuils minimums. À long terme, l’UE est la seule chance que nous avons de protéger les gens contre les effets négatifs de la globalisation. Avec un marché de cinq cents millions de personnes, nous pouvons au moins faire front face au monde et imposer nos normes sociales, éthiques et écologiques.

Comment expliquer cela à un camionneur ou une autre « victime » de la globalisation ?

Verhofstadt: Si les états membres doivent négocier seuls à propos de leurs traités commerciaux, ils ne peuvent faire autrement que de reprendre les standards chinois, indiens ou américains. Tout cela peut sembler un peu général, mais c’est la réalité.

Luyendijk: C’est aussi la raison pour laquelle je crois toujours, qu’en soi, l’UE est une bonne idée.

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