Franklin Dehousse
Gestion européenne: «Tout va très bien, Madame la marquise»
Les articles critiquant la gestion européenne provoquent souvent quelques protestations. Elles émanent de deux catégories. Les fonctionnaires (en général européens) et les enseignants (en général des questions européennes). Ils affirment que l’UE constitue un projet politique essentiel (totalement vrai) et qu’elle est bien gérée (totalement faux). Le public européen, lui, beaucoup plus intelligent, ne s’y trompe pas. Il exprime à la fois sa vive volonté de voir l’Union intervenir dans davantage de sujets et sa profonde insatisfaction à l’égard des dirigeants actuels. Rien de contradictoire à cela, au contraire.
Pourquoi cette dissonance? Comment des gens instruits peuvent-ils vanter la gestion européenne au milieu du Qatargate, des conflits d’intérêts omniprésents au Parlement européen, des nominations trafiquées à gauche et à droite, de la guérilla incessante entre Ursula von der Leyen et Charles Michel, des scandales vite camouflés à la Cour des comptes, à Frontex, et ailleurs? La réponse semble résider dans l’indifférence profonde de l’humain au sort de ses semblables. Quand on est assis sur un emploi confortable et bien rémunéré (avantages dont bénéficie votre chroniqueur), l’Union européenne paraît vite idéale. En revanche, si on appartient aux dizaines de millions de personnes qui ont perdu un emploi, une pension ou un logement dans la crise de l’euro de 2008, la vision devient très différente. A l’époque, l’aberration de la Banque centrale européenne, l’incompétence vertigineuse du président de la Commission José Manuel Barroso, l’immobilisme vaseux du Conseil européen ont coûté très cher à beaucoup de gens, mais ceux-ci participent rarement aux conférences de la gentry.
Le récent discours d’Ursula von der Leyen au Parlement européen en offre une nouvelle illustration. Plein de généralités grandiloquentes, évitant tout engagement précis. Les naïfs, incluant une certaine presse complaisante, trouveront cela impressionnant. Les autres se borneront à poser une série de questions sur des faits récents.
A) Pourquoi, dans la préparation du discours, von der Leyen consulte-t-elle avec zèle les représentants des Etats membres (dont elle est censée être indépendante) et nullement ses collègues (dans une institution censée être collégiale)? B) Pourquoi les milliards de fonds de redressement de la Pologne, naguère bloqués avec grande publicité au nom de la défense de l’Etat de droit, ont-ils été débloqués en catimini? C) Pourquoi la Commission s’engage- t-elle soudain, avec la Tunisie, dans des accords sur l’immigration manifestement contraires aux droits humains? D) Pourquoi la Commission évite-t-elle de critiquer le blocage illégal par certains Etats voisins des exportations agricoles de l’Ukraine? E) Pourquoi la Commission oublie-t-elle complètement les conclusions de la Convention des citoyens européens, naguère si vantée? Ce qui mène à la question fondamentale: F) Tous ces dérapages juridiques viseraient-ils en réalité à promouvoir un deuxième mandat de von der Leyen, et non l’Etat de droit dont la Commission a la charge? Aux lecteurs de répondre.
Franklin Dehousse est professeur à l’ULiège, ancien représentant de la Belgique dans les négociations européennes, ancien juge à la Cour de justice de l’UE.
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