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François Lenglet: « l’Etat va reprendre la main par besoin de protection »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

L’expert économique prédit un reflux du libéralisme après la crise du coronavirus. Non sans danger. L’écart entre le nord et le sud de l’Europe va s’accroître. Et, à un moment, l’Allemagne réclamera des comptes. La stratégie de l’hyperdette comporte des risques. Ce qui pourrait faire le lit des populistes.

Quels sont les risques de l’hyperdette qui découle de la politique du « quoi qu’il en coûte » adoptée en Europe face à la crise sanitaire, slogan dont avez tiré le titre de votre dernier livre (1)?

Il y a trois risques de natures différentes: un risque macrofinancier, un risque politique pour chacun de nos pays par rapport à la gestion de l’argent public, et un risque de dissensions au sein de la zone euro. Au plan macrofinancier, si vous créez durablement plus d’argent que vous ne produisez de richesses, vous vous exposez à un désordre monétaire. Il a été observé à de nombreuses reprises dans l’histoire. Le lien de confiance qui nous unit à la monnaie peut en être affecté. Or, c’est lui qui a permis que, jusqu’ici, le système économique a bien fonctionné, avec beaucoup de crédibilité et de solidité. Le deuxième risque est d’ordre politique. Si pendant des années, on a seriné aux citoyens que l’argent magique n’existait pas et qu’il fallait économiser sur ceci et sur cela et si, brutalement, on leur dit qu’on a trouvé des milliers de milliards d’euros pour soutenir un plan de relance après une épidémie, qu’est-ce qui arrêtera l’Etat de dépenser? A partir de quel moment, dira-t-on aux citoyens: « Maintenant, c’est fini. Le trésor est épuisé. » Ils n’auront aucune raison de croire le gouvernement.

La liberté, c’est une considération de beau temps.

Votre crainte est-elle que « l’intempérance budgétaire » perdure?

Cela me paraît très vraisemblable. Il fallait soutenir l’économie. Mais la méthode employée me laisse un peu inquiet. Parce que, demain, on va user exactement des mêmes arguments pour le règlement de la question climatique. D’ailleurs, la Banque centrale européenne commence à réfléchir au financement de ce chantier. On rêve…

Ce serait pour vous un cycle pernicieux?

On serait embarqués dans des financements structurels par la création monétaire qui conduiraient à un engrenage, parce que des occasions de dépenser, il y en aura toujours. Pourquoi ne pas augmenter les salaires des enseignants et en embaucher davantage? Je ne nie pas l’intérêt de ces dépenses. Un professeur est très utile ; il forme les générations de demain. Le problème est que dans un environnement sans contrainte financière, les besoins sont illimités. Le troisième risque a trait au fonctionnement de l’union monétaire européenne. Le lien à la monnaie reflète la culture et l’histoire d’un pays. Il est différent pour chaque Etat. On s’en est déjà rendu compte. Entre l’Allemagne et l’Italie, entre la Grèce et l’Allemagne, la vision n’est pas la même. Le moment arrivera où les Etats membres de la zone euro auront une explication pour savoir s’il faut arrêter ou maintenir ce soutien. Tous n’auront pas la même vision parce que l’Allemagne est partie d’une situation beaucoup moins dégradée que la France, l’Italie ou la Belgique. Elle a une économie structurellement beaucoup plus forte et, de surcroît, plus industrielle et moins affectée par l’épidémie. Les divergences en Europe vont donc s’aggraver. Les besoins vont diverger. Un jour ou l’autre, l’Allemagne dira stop. Que fera alors la Banque centrale européenne? Suivre la voie de l’Allemagne ou celle des pays du sud? Si elle opte pour la seconde, l’euro connaîtra un problème de crédibilité. Si elle se rallie à la position de Berlin, les populistes en Italie ou ailleurs fustigeront à nouveau l’Union européenne, d’autant que ce sont les épargnants et les jeunes qui, in fine, paieront la note. On a là un ferment de conflits politiques très aigus au sein de la zone euro.

« L’Allemagne se voit maintenant comme le patron de l’Europe » et l’assume, selon François Lenglet.© photo news

Le financement du plan de relance par un emprunt garanti collectivement était-il la bonne solution pour sauver l’économie européenne?

Sans doute, dans le cadre des mesures d’urgence. Au fond, cet emprunt sera un don, pour partie, au profit des pays du sud de l’Europe. C’est une forme de solidarité. Mais d’une part, ce n’est pas encore réglé (NDLR: la Pologne et la Hongrie s’y opposent parce que l’aide est soumise au respect de l’Etat de droit). D’autre part, imaginons même qu’un accord intervienne: comment va-t-on utiliser cet argent? L’Italie devrait bénéficier de 89 milliards d’euros. A quoi va-t-elle les utiliser pour soutenir son économie? Il faut des compétences dans l’administration. Les a-t-elle? J’en doute. Ce n’est pas une question de mépris à l’égard des Italiens. Je pourrais dire la même chose de la France. Je ne connais pas suffisamment la situation de l’administration en Belgique. Il faut des compétences, des projets, des circuits de décision… Utiliser cet argent de manière intelligente est beaucoup moins simple qu’il n’y paraît. En outre, certes le soutien de l’Union européenne atteint un ordre de grandeur substantiel, équivalant à plusieurs points de PIB. Mais la situation économique de l’Italie est telle qu’il n’est pas à la mesure du problème. Depuis plus de vingt ans, elle connaît un taux de croissance de 5% seulement. Une conjoncture inédite en temps de paix. L’Italie, c’est la bérézina économique. Et encore, si vous retirez l’Italie du Nord, ce n’est pas 5% mais – 5% de croissance depuis vingt ans. Le plan de relance européen ne règle donc pas tous les problèmes.

Le saut fédéral qu’il consacre vous inquiète-t-il?

Je ne suis pas un fédéraliste. Je pense que l’Europe est un projet très utile et très noble. Mais l’idée de construire un gouvernement fédéral m’épouvante. Quand je vois le centralisme français et ses échecs, j’imagine mal ce modèle appliqué à 450 millions d’individus. J’observe aussi que tous les Etats qui connaissent des différences importantes de niveaux de vie d’une région à l’autre, et en particulier les pays fédéraux, la Belgique, l’Italie, l’Allemagne au moment de la réunification, s’endettent beaucoup. Pour des raisons évidentes: on ne peut pas taxer les régions riches au-delà d’un certain point et, malgré tout, des transferts sont nécessaires pour combler les écarts de moyens de subsistance. Donc, on s’endette.

Comment expliquez-vous le changement de cap opéré par l’Allemagne?

C’est le fait majeur de 2020 dans l’Union européenne. Le point de bascule est que l’Allemagne se voit maintenant comme le patron de l’Europe. Et qu’elle prend ses responsabilités. Elle a intérêt à agir de la sorte parce que si elle veut continuer à vendre ses voitures, il ne faut pas tuer le client. Mieux vaut lui prêter encore un peu d’argent pour que celui-ci ne tombe pas en faillite. Sur ce point, je pense que Donald Trump a joué un rôle très positif avec ses menaces sur l’Europe. Il a laissé l’Allemagne un peu orpheline du lien transatlantique qui comptait beaucoup pour Angela Merkel. Elle a dû se dire: « L’Europe est seule. C’est nous les patrons. Il faut quand même que nous payions. » On peut considérer cela comme une bonne chose. Sauf que quand on tire le fil jusqu’au bout, on se trouve face à une Europe très déséquilibrée. Où le sud se complaît dans la dépendance et n’a plus qu’à tendre la main pour recevoir les miettes jetées par les zones les plus compétitives. C’est triste, notamment pour l’Italie. J’y vois un cadeau ambigu.

Tous les états qui connaissent des différences importantes de niveaux de vie entre régions s’endettent beaucoup.

Vous inscrivez la crise actuelle dans un cycle naturel où à une période de libéralisme succède une période de protectionnisme. Est-ce pour cela que vous prédisez que la puissance publique va se réinstaller au coeur de l’économie?

On constate cette alternance depuis toujours. L’actuelle était enclenchée depuis la crise financière de 2008-2009. L’épidémie de Covid-19 n’a fait qu’accélérer le processus. On entre dans une période où l’Etat va reprendre la main, beaucoup plus que ce que l’on imagine. Le déterminant fondamental est que les citoyens le demandent. Dans les périodes libérales, c’est le besoin de liberté qui prévaut. Dans les périodes étatistes, c’est le besoin de protection. Les gens aspirent à cette inflexion au point de sacrifier une partie de leurs libertés. Ils s’en foutent. Ils ont peur du terrorisme, de la maladie, du déclassement économique, etc. La liberté, c’est une considération de beau temps. Par mauvais temps, on veut la sécurité. On ne peut pas conjuguer les deux. En France, on a un président qui a fait une campagne électorale en disant: « Je veux libérer et protéger. » La protection, on ne l’a pas vue, même si maintenant, il dit vouloir changer. En réalité, il ne fait que se soumettre à l’esprit des temps par nécessité.

(1) Quoi qu'il en coût?!, par François Lenglet, Albin Michel, 252 p.
(1) Quoi qu’il en coût?!, par François Lenglet, Albin Michel, 252 p.

Pas par conviction?

Non. Je ne pense pas.

Ce besoin de protection peut-il conduire à une demande de pouvoir plus autoritaire?

Elle est là. Récemment, un éditorial du Financial Times estimait qu’il faudrait accorder plus de libertés, par exemple l’autorisation d’aller au restaurant ou de prendre l’avion, aux citoyens qui se feraient vacciner contre la Covid. Un média aurait tenu les mêmes propos il y a six mois, on l’aurait traité de fasciste. J’exagère un peu. Aujourd’hui, c’est à la Une d’un grand journal libéral mondial. Ces idées vont se développer parce qu’on a peur pour sa vie et que cette menace modifie le logiciel collectif.

Faut-il que les partis traditionnels intègrent ces demandes pour prévenir l’accession au pouvoir des partis populistes ou d’extrême droite?

La difficulté et la noblesse de la politique est de prendre les gens là où ils sont et de les emmener plus loin. Sinon, ils ne vous écoutent pas. Par ailleurs, la classe politique traditionnelle a occulté des questions de société importantes, comme l’immigration ou la sécurité. Si les humanistes se les réapproprient, tant mieux. A eux de trouver le bon point d’équilibre.

Bio express

  • 1961 Naissance le 10 novembre à Anthony, au sud de Paris.
  • 1983 Débuts dans le journalisme à l’agence de presse A Jour.
  • 1991 Entre au magazine L’Expansion.
  • 2011 Directeur de la rédaction de la chaîne TV BFM Business.
  • 2012 Rejoint France 2.
  • 2016 Publie Tant pis! Nos enfants paieront (Albin Michel, 240 p.).
  • 2018 Chef du service Economie de TF1.

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