Roselyne Bachelot : «Les politiques ont le droit d’être fatigués» (entretien)
Dans 682 jours (1), Roselyne Bachelot raconte sa charge de ministre de la Culture sous la présidence Macron et la crise du Covid. Avantage de l’expérience, ancien et nouveau monde, après-Macron, sexisme, Jacinda Ardern…: un parcours riche et rare.
Votre charge de ministre de la Culture a été fortement marquée par la crise du Covid. A votre corps défendant, les activités culturelles ont été jugées non essentielles. Plus tard, vous décidez de venir en aide au ministère de la Culture en Ukraine. Pourquoi la culture est-elle essentielle en temps de pandémie comme en temps de guerre?
Ce n’est pas que nous avons considéré la culture comme non essentielle. Nous étions simplement tributaires de la définition administrative du commerce essentiel qui cible les commerces de la quotidienneté. La déclaration du président Emmanuel Macron au début de l’épidémie était malheureuse si elle le laissait croire. Le monde de la culture, qui était à vif, l’a très douloureusement ressentie. Je le comprends. Faire le rapprochement avec l’Ukraine est opportun. On a le sentiment que l’on est retombés dans le déni du rôle de la culture et que c’est la guerre en Ukraine qui nous rappelle son importance. Les Russes ont attaqué des centrales électriques mais ils ont aussi détruit des musées et pillé des œuvres d’art. Ils savent que la culture est l’âme d’un peuple. En s’en prenant à elle, c’est le peuple qu’ils cherchent à détruire. Ne parlera-t-on plus de la culture qu’à Kiev?
Quels sont les principaux obstacles que vous avez rencontrés en tant que ministre de la Culture?
Ils sont d’abord venus de la complexité de la technostructure française qui fait que l’on est assez peu fluide et assez peu adapté aux situations de crise. Je vous donne un exemple, qui n’est pas du ressort de la culture mais qui dit bien les choses. En 2009, la France est confrontée à une épidémie de grippe porcine très contaminante mais peu virulente. Pas de chance, on a bâti une stratégie antipandémique sur un modèle de lutte contre une grippe aviaire peu contaminante et très virulente... Dix ans plus tard, je me retrouve exactement devant les mêmes difficultés. La première est le goût qu’ont les Français de bâtir des plans. La deuxième est l’irruption de cette situation inconnue qui exigera beaucoup d’argent dans un pays endetté. La troisième est liée aux artistes eux-mêmes. Ils vivent sous perfusion de l’argent public et pourtant, on n’en fait jamais assez. En outre, une partie de la culture est en économie grise. Comment voulez-vous indemniser des gens qui ne déclarent pas leurs revenus? La quatrième difficulté tient à l’opinion publique qui trouve que l’on en fait trop pour la culture et qui considère les «cultureux» comme des enfants gâtés. Quand vous avez face à vous, pour gérer une crise, un Etat obèse, un pays endetté, des artistes exigeants et une opinion publique peu compréhensive, vous êtes à la tête du char de Ben-Hur avec des chevaux qui partent dans tous les sens. Mais j’ai eu la chance d’être de l’ancien monde et une vieille dame respectée. La fonction aurait été remplie par une «petite secrétaire d’Etat» de 35 ans, elle se serait fait balader, la pauvre. Par rapport à moi, l’attitude qui prévalait était: «Bachelot est une emmerdeuse. Il vaut mieux lui donner ce qu’elle réclame tout de suite parce que, de toute façon, elle finira par l’avoir après.»
Votre livre a pour sous-tire Le Bal des hypocrites. Dans quels milieux les avez-vous le plus rencontrés?
J’ai rencontré des hypocrites un peu partout: des politiques qui pensent plus à leur carrière qu’à leur pays, des artistes qui me remerciaient en privé et qui me vannaient sur scène en espérant peut-être s’attirer les grâces de je ne sais qui… Mais si je devais faire un sondage, les sympas l’emporteraient sur les hypocrites.
Vous avez travaillé avec Chirac, Sarkozy, Macron. Vous avez connu Hollande. Leur façon respective de gouverner traduit-elle une évolution du rapport à la politique?
Je ne vois pas d’évolution. Parfois, on me dit qu’Emmanuel Macron a changé profondément les choses. Non, c’est parce que les choses avaient changé qu’il a été élu. Ces présidents sont des personnalités de leur époque. Ils sont un symptôme, pas une cause. Je ne crois pas aux espèces politiques, je crois aux espaces politiques. Finalement, je suis une élève de Gramsci… qui disait qu’il n’y a pas de victoire politique sans victoire idéologique.
Emmanuel Macron n’a-t-il pas été contraint de renouer avec des pratiques de l’ancien monde?
Les faits sont têtus. Mais l’ancien monde peut-il revenir? Il n’y a pas si longtemps, les meilleurs étaient tentés par la politique. Maintenant, je sais qu’Emmanuel Macron a eu du mal à constituer son dernier gouvernement. Il a essuyé beaucoup de refus de personnes qui n’ont pas envie de faire de la politique. Comment le leur reprocher? Quelqu’un qui peut gagner beaucoup plus en tant que patron d’entreprise ou président d’une grande association va-t-il préférer la politique? Tout cela pour travailler cent heures par semaine, se faire cracher à la figure, voir son conjoint et ses enfants menacés…
Pourquoi êtes-vous défavorable à l’interdiction du cumul des mandats?
Ajoutez l’interdiction du cumul des mandats au constat que les postes de ministres sont de plus en plus perturbants, il en résulte que les ténors de la droite et de la gauche ne sont plus au Parlement, mais qu’on y trouve plutôt des seconds couteaux. Les Laurent Wauquiez, Valérie Pécresse, Johanna Rolland, Carole Delga… sont dans leur ville ou leur région. Les élus locaux ne sont pas au Parlement pour tirer la manche d’un ministre, lui parler de ses sujets, lui expliquer que face à telle décision, le terrain ne comprendra pas… Cette expertise a été perdue.
Est-ce un élément d’explication du recul des partis traditionnels de droite et de gauche, Les Républicains (LR) et le Parti socialiste?
C’est dramatique. Je suis entrée en 1988 à l’Assemblée nationale. J’avais devant moi Jacques Chirac, Edouard Balladur, Jacques Chaban-Delmas, Philippe Séguin, Charles Pasqua, Alain Juppé, Jacques Toubon, Michèle Alliot-Marie, Michèle Barzach et derrière, vingt-cinq personnes du même calibre. Je suis rentrée à l’Assemblée en 2020, j’avais en face de moi Damien Abad et Christian Jacob. Cherchez l’erreur.
Voyez-vous quand même un avenir à la droite républicaine?
Elle a un avenir radieux si elle saisit la chance extraordinaire que sera le fait qu’Emmanuel Macron ne pourra pas se représenter à la présidentielle de 2027. La plupart des élus du groupe Renaissance seront un troupeau en quête de berger. Si LR n’injurie pas trop le président et ceux-ci, notamment sur la réforme des retraites, il peut récupérer la mise. Mais j’ai l’impression qu’ils ont du mal à choisir une stratégie. S’ils optent pour l’opposition forcenée à Emmanuel Macron, ils sont morts de chez mort et ils ouvrent la voie au Rassemblement national. S’ils choisissent la tactique de la récupération du troupeau macroniste, ils peuvent se refaire.
Y a-t-il encore beaucoup de machisme dans le monde politique en France?
Oui et ce qui me désole surtout, c’est que beaucoup pensent le combat terminé, qu’il ne vaut plus la peine de se mobiliser… Je passe beaucoup de temps avec des femmes élues pour leur dire «attention, on a desserré le collier du servage, mais nous en portons encore la marque autour du cou». Ce n’est pas de moi, c’est de Madame de Staël.
Les hommes peinent donc encore à se défaire de ces attitudes?
Des choses ont évolué progressivement. On a travaillé surtout sur la parité, mais de la parité quantitative plus que de la parité qualitative. Beaucoup de violences, beaucoup de minimisations ont encore lieu. Je mets les élues en garde contre le mansplaining – par exemple quand un homme reprend une proposition d’une femme sans citer ses sources – et contre le manterrupting – le fait que les femmes se font interrompre beaucoup plus vite que les hommes…
Que vous ont inspiré les démissions de la Première ministre néo-zélandaise Jacinda Ardern et de son homologue écossaisse Nicola Sturgeon?
J’ai bien vu le procès fait aux femmes sur le mode «décidément, elles ne sont pas faites pour cela». Les femmes ont un rapport moins pathologique au pouvoir. Mais il existe aussi des hommes politiques fatigués. On a le droit d’être fatigué. On a le droit de dire que l’on a déjà beaucoup donné et qu’on souhaite prendre une autre orientation. J’aime beaucoup Jack Lang. Il a des tas de choses à faire valoir. Mais pourquoi veut-il continuer à présider l’Institut du monde arabe à 83 ans? J’ai envie de lui envoyer un petit cadre avec les photos de Jacinda Ardern et de Nicola Sturgeon (rires).
Avoir contracté le coronavirus et en avoir grandement souffert vous a-t-il changée?
Cela m’a profondément changée. Dans l’unité de soins intensifs, ce qui m’a le plus impressionnée, c’est la présence autour de moi de ces hommes en bleu en scaphandre. Je me suis dis que j’étais entrée dans la quatrième dimension. Quelle angoisse. En plus, comme vos proches n’ont pas le droit de vous voir, vous pensez que vous avez quitté le monde de l’humanité. Et cela… Ma grand-mère avait écrit cette phrase dans l’une de ses armoires: «Le monde change d’aspect quand on arrive à ne plus considérer les hommes que comme des âmes en route vers leur destinée.» Quand j’ai vu ces soignants en scaphandre en salle de réanimation, je me suis dit «tu y es».
- Roselyne Bachelot
- Culture
- Jacinda Ardern
- Gérald Papy
- Emmanuel Macron
- Laurent Wauquiez
- Valérie Pécresse
- Johanna Rolland
- Carole Delga
- Les Républicains
- Jacques Chirac
- Edouard Balladur
- Jacques Chaban-Delmas
- Philippe Séguin
- Charles Pasqua
- Alain Juppé
- Jacques Toubon
- Michèle Alliot-Marie
- Michèle Barzach
- Damien Abad
- Christian Jacob
- Nicola Sturgeon
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici