Rachel Khan

Rachel Khan: « L’affaire Médine illustre une banalisation de l’antisémitisme »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

L’essayiste, dont l’échange avec le rappeur Médine a fait polémique, se désole de l’évolution d’une certaine gauche et appelle à retrouver « un universalisme fort ».

A l’origine, l’invitation du rappeur Médine aux rentrées politiques de partis de gauche en France, en particulier à l’université d’été d’Europe Ecologie Les Verts, suscite la polémique. Une dérive islamo-gauchiste est dénoncée, à nouveau, par certains. Sur ce terreau inflammable, un échange de tweets ajoute une dimension à la controverse.

L’essayiste Rachel Khan, s’adressant à la présidente du groupe La France insoumise à l’Assemblée nationale, Mathilde Panot, qui s’était illustrée, en juillet dernier, en qualifiant la Première ministre Elisabeth Borne de «rescapée» alors qu’elle est fille d’un survivant du camp d’extermination d’Auschwitz, lâche que l’invitation de Médine est «une très bonne idée pour l’atelier traitement des déchets». Le rappeur, qui a été proche jadis de l’ex-humoriste antisémite Dieudonné, réplique par un tweet où il use du «jeu de mot» «resKhanpée» pour désigner son interlocutrice.

Pour relever les défis de l’environnement, il faut être plus qu’en solidarité, il faut être en fraternité.

La polémique grandit et fait des vagues jusqu’en Belgique où le festival Les Solidarités, organisé par Solidaris, déprogramme sa venue. Le MR et Les Engagés ont appelé à cette décision que déplore un collectif d’associations, parmi lesquelles le mouvement des Jeunes socialistes et les jeunes FGTB. Parlant à propos de Médine de «cet infatigable artisan de la convergence des luttes», elles mettent en avant ses positions fermes «contre le communautarisme et l’antisémitisme». En France, la venue du rappeur a été maintenue. Rachel Khan revient sur les conséquences de cette séquence.

La relation ambiguë à l’antisémitisme et à l’islamisme d’Europe Ecologie Les Verts et de La France insoumise résulte-t-elle d’une forme de clientélisme? S’agit-il de séduire l’électorat de certaines minorités?

Rachel Khan: Il ne faut pas mettre tous les élus Europe Ecologie Les Verts dans le même sac. Des personnes, notamment l’eurodéputée Karima Delli, se sont exprimées contre l’invitation du rappeur Médine à l’université d’été du parti. Elles ont eu le courage de prendre la parole. Et elles l’ont fait de manière brillante. Pour le reste, malheureusement, la Nupes (NDLR: Nouvelle union populaire écologique et sociale, coalition des partis de gauche constituée avant les élections législatives de juin 2022 sous la houlette de Jean-Luc Mélenchon) a tiré EELV vers le bas dans ce clientélisme. Certains élus verts ont choisi la fracture de la société, à savoir monter les uns contre les autres sur les questions d’identité, plutôt que fédérer autour de l’enjeu crucial du dérèglement climatique. Pour relever les défis de l’environnement, il faut être plus qu’en solidarité, il faut être en fraternité. De manière espiègle, je me demande comment on peut être communautariste et, en même temps, favorable à la biodiversité. C’est complètement incohérent. Le climat, ce n’est pas que l’écologie, c’est aussi le social, la culture, tous les piliers du développement durable. Et là, c’est un climat délétère que certains veulent nous proposer.

Le problème se situe-t-il principalement à La France insoumise?

Oui, je pense que La France insoumise a fait du mal à Europe Ecologie Les Verts. L’histoire des verts en France montre qu’ils sont très divisés. Une nouvelle fois, ils se tirent une balle dans le pied parce que cela ne correspond pas du tout à la philosophie de la protection de l’environnement. Fracturer la France entre la France urbaine, la France des banlieues, la France périurbaine, la France rurale… est contraire aux principes de l’écologie.

Malgré son tweet à votre encontre, les invitations d’EELV, de La France insoumise, du Parti communiste à Médine ont été maintenues. Qu’est-ce que cela vous inspire?

Cela me peine infiniment. En France, la gauche incarne normalement le ressort républicain, universaliste, humaniste, très militant contre toutes les formes d’injustice, notamment l’antisémitisme, le racisme, l’homophobie… Là, il y a une banalisation de l’antisémitisme. En fait, Médine en arrive à justifier l’injustifiable. Dans mon tweet, je m’adressais à Mathilde Panot qui, en juillet, avait déjà traité la Première ministre Elisabeth Borne de «rescapée» en relation avec son histoire familiale. Alors, quand Médine rebondit sur ce tweet, il sait très bien de quoi je parle. Cette séquence a terminé de révéler les contours de la haine qui règne à l’extrême gauche puisque l’invitation a été maintenue. Pour moi, c’est antirépublicain et profondément raciste. Médine ne s’adresse pas seulement aux survivants de la Shoah quand il m’envoie ce tweet, moi, femme noire, d’ascendance juive et musulmane. Lorsqu’il utilise le mot rescapée, je pense à l’ensemble de mon histoire familiale, à mon père (NDLR: gambien) et à ma mère (NDLR: française d’origine juive polonaise). C’est le même crime contre l’humanité qui traverse mon histoire. Il surfe sur l’antiracisme décolonial mais méconnaît l’histoire de l’Afrique.

Vous ne croyez pas à la sincérité de sa déclaration où il parle de «maladresse»?

J’entends ce qu’il dit, l’invocation de la maladresse. Mais c’est au-delà d’une maladresse. De surcroît, quand je fais référence dans mon tweet à l’épisode entre Mathilde Panot et Elisabeth Borne, je ne vois pas comment il peut dire avoir commis une «maladresse». C’est soi-disant un artiste. Il connaît les mots. Il a une responsabilité par rapport à eux. Le problème, aussi, est que dans tout son parcours, il n’a fait que s’excuser. On ne peut pas déraper régulièrement comme il le fait et, à chaque fois, s’excuser. Il y a quelque chose de problématique.

L’attitude de EELV et de La France insoumise sur ces questions de communautarisme n’offre-t-elle pas l’opportunité à une gauche mesurée de trouver un nouvel élan?

Quelqu’un comme Médine nourrit l’extrême droite. Les extrêmes se tiennent la main. J’étais plus habituée à ce que ce soit l’extrême droite qui fasse des jeux de mots sur mon nom, par exemple «Khanania», en référence à Banania. Maintenant, c’est l’extrême gauche qui s’y adonne. L’une et l’autre partagent les mêmes ressorts racistes et antisémites. Le sursaut à gauche, on l’attend depuis vingt ans. Ce n’est plus une espérance, mais une urgence absolue. Vu tous les enjeux économiques, environnementaux, sociaux, culturels auxquels la France hyperfracturée est confrontée, on a besoin de retrouver de l’humanisme et un universalisme fort. Le problème est qu’à gauche, les gens ont peur et privilégient le «pas de vagues». Ce «pas de vagues» est éperdument dangereux. Si vous n’êtes pas d’accord avec l’extrême gauche, vous êtes directement traité de tenant de l’extrême droite, de «social-traître», etc. Certains ont peur. C’est justement à ce moment-là qu’il ne faut pas lâcher, s’en tenir à nos fondamentaux, à notre Constitution, et tracer sa route sans tenir compte de ces insultes.

Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise vampirisent-ils les autres partis de gauche?
Jean-Luc Mélenchon et La France insoumise vampirisent-ils les autres partis de gauche? © getty images

Médine affirme mener un combat contre l’extrême droite. Jugez-vous cela fallacieux?

C’est tout à fait fallacieux dans la mesure où il est contre l’extrême droite sur le mode «la jeunesse emmerde le Front national». Cela fait quarante ans qu’on le dit. Or, plus les gens le disent, plus l’extrême droite progresse. A un moment donné, il faut peut-être changer de discours parce que cela ne sert à rien du tout. Qui peut croire aujourd’hui qu’un Médine lutte contre l’extrême droite en tenant des propos antisémites, homophobes, en étant aux côtés de Dieudonné, etc. Que fait-il concrètement contre l’extrême droite? Proclamer qu’on lutte contre l’extrême droite, on sait très bien, dans son cas, que c’est un jeu politique pour redorer son blason et faire le buzz.

Si vous n’êtes pas d’accord avec l’extrême gauche, vous êtes directement traité de “social-traître”.

L’antisémitisme d’extrême gauche vous parait-il plus virulent aujourd’hui que celui d’extrême droite?

A partir de maintenant, je ne parlerai plus d’extrême gauche et d’extrême droite, je parlerai d’extrême, au singulier. Elles ont exactement les mêmes caractéristiques. Et puis, toutes ces commémorations… Evidemment qu’il faut se souvenir de Toulouse (NDLR: l’attaque terroriste de Mohammed Merah contre une école juive), du Vél’ d’Hiv (NDLR: la rafle des juifs en 1942), de tous ces actes antisémites. Mais en participant à ces commémorations, certains politiques se dédouanent de faire des choses concrètes. J’aimerais que l’on puisse travailler sur ce qui se passe pour les juifs vivants, les Noirs, les musulmans, les homosexuels, les personnes atteintes d’un handicap…

La Nupes n’est-elle tout de même pas fragilisée par cette polémique?

Je crois que la Nupes va exploser. A travers cette «affaire Médine», on a bien vu qu’elle est divisée. Je garde un espoir. Beaucoup de personnalités politiques de différentes opinions ont pu s’exprimer. J’ai reçu des messages de soutien de personnes au Parti communiste, à LFI, à EELV, au PS, à LR, dans la majorité présidentielle, à Renaissance, à Horizons, au Modem. Je crois que le front républicain existe encore. Maintenant, il faut qu’il soit vraiment beaucoup plus fort. Pourquoi une évidence fait-elle encore débat aujourd’hui? Il faudra avoir un discours très clair, dans le futur, sur ces incohérences. Jean-Luc Mélenchon dénonce un paternalisme colonial racialiste. Mais c’est très précisément ce qu’il fait. Quand un homme blanc de plus de 50 ans me donne des leçons de vie sur le racisme et sur l’antisémitisme, ce n’est pas crédible…

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