Emmanuel Macron et Gabriel Attal, le plus jeune duo exécutif de l’histoire de France. © AFP via Getty Images

France: pourquoi les couples président-Premier ministre sont souvent des duos d’enfer

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Une «malédiction» frappe-t-elle les relations entre les deux têtes de l’exécutif? Patrice Duhamel retrace les heurs et malheurs des locataires de l’Elysée et de Matignon.

«Gabriel Attal n’a pas de véritables divergences avec Emmanuel Macron. Mais on constate un peu d’agacement de part et d’autre», glisse Patrice Duhamel, l’ancien directeur général de France Télévisions, à propos des actuels président et Premier ministre français alors que s’ouvre pour eux une séquence potentiellement mouvementée, si les résultats des élections européennes s’alignent sur les prédictions des sondages, à savoir une lourde défaite de la liste Renaissance. Les deux têtes de l’exécutifs en France sont-elles vouées à se déchirer, même quand leur œuvre commune est placée à ses débuts sous les meilleurs auspices? On peut le penser à la lecture du livre Le Chat et le renard (1) que Patrice Duhamel consacre aux duos président-Premier ministre de la Ve république, en vigueur depuis 1958. Ayant été rares et plus harmonieux que la plupart des autres, les couples formés par un président et une Première ministre (Edith Cresson et Elisabeth Borne) ne sont pas disséqués par l’auteur, raison pour laquelle le masculin dominera ses propos sur cet aspect moins traité de l’histoire de France.

Présider et gouverner, sont-ce deux choses différentes?

C’est le grand sujet de la Ve république en France. Il est actuellement théorisé par l’ancien Premier ministre Edouard Philippe, après avoir été un point de divergence d’abord feutré, ensuite plus net, avec Emmanuel Macron. J’ai interviewé Edouard Philippe avant la présidentielle de 2022 pour un documentaire sur les 100 premiers jours d’un gouvernement et il a eu cette formule: «Présider et gouverner, ce sont deux choses différentes. Si le président gouverne, il est condamné à échouer.» Le propos est très tranché. Mais ce n’est pas tout à fait la conception qu’ont eu Emmanuel Macron, François Hollande, et Nicolas Sarkozy de l’exercice de la fonction présidentielle. En dehors des périodes de cohabitation où là, les choses sont claires, la répartition des tâches entre le président et son Premier ministre est le grand sujet de questionnement dans l’exercice du pouvoir en France.

Jacques Chirac, le Premier ministre, et Valéry Giscard d’Estaing, le président: un choc de personnalités qui a vite tourné à l’affrontement. © Getty Images

Y aurait-il un intérêt à délimiter davantage les domaines de compétence du président et du Premier ministre?

Oui. Ce qui m’a d’abord frappé, c’est que les présidents et les Premiers ministres n’évoquent pas cette délimitation des compétences. D’où une ambiguïté et une confusion. Mais ceux à qui j’en ai parlé disent que c’est naturel. L’un des articles pivots de la Constitution française, l’article 20, dit que «le gouvernement détermine et conduit la politique de la nation», ce qui n’a jamais été appliqué, sauf en période de cohabitation. Dans la réalité, le président détermine et le gouvernement conduit. Ce n’est pas le gouvernement qui détermine la politique de la nation. La responsabilité du gouvernement dans la détermination et la conduite de la politique a été inscrite dans la première constitution votée par référendum en 1958 parce que le général de Gaulle ne voulait pas heurter les anciens de la IVe république. Mais elle n’a jamais été effective. Nicolas Sarkozy considérait même qu’il était un hyperprésident et l’a revendiqué après coup: «On m’a reproché d’être hyperprésident. Mais je ne l’ai pas été assez. J’aurais dû l’être encore plus. Si cela avait été le cas, j’aurais gagné en 2018.»

Que le président tienne sa légitimité du peuple et pas le Premier ministre, cela établit-il un rapport de domination?

C’est comme cela que le théorisait Nicolas Sarkozy, lui pour qui François Fillon était un «collaborateur». «Moi, je suis élu. Lui, il est nommé», justifiait-il. Donc, il y a un numéro 1 et, beaucoup plus bas, un numéro 2. Et surtout pas un numéro 1bis, ou un vice-président. D’ailleurs, à cette époque, celui que l’on appelait le vice-président, c’était le secrétaire général de l’Elysée, Claude Guéant, ou «l’homme le plus puissant de France» après le président. Cette conception était présidentialiste. Mais c’est tout le fonctionnement de la Ve république qui est imprégné de cette conception. Ce n’est pas un problème d’experts ou de politologues… Cela a un impact sur la vie quotidienne du gouvernement. Dès qu’il y a un arbitrage un peu significatif, le Premier ministre est obligé de demander le feu vert à l’Elysée. Le président n’étant pas toujours disponible pour répondre tout de suite, cela fait perdre du temps. Et cela met de la friture sur la ligne.

L’équipe autour du président installe-t-elle une concurrence avec le gouvernement ?

On l’observe selon les présidents. Pour la première fois sous la Ve république, Claude Guéant, sous Nicolas Sarkozy, allait même dans les médias, très souvent dans de grandes émissions. Il annonçait des mesures dont le Premier ministre n’était même pas informé. Un autre exemple: à l’automne 2010, Nicolas Sarkozy envisageait de remplacer François Fillon par Jean-Louis Borloo. Claude Guéant a évoqué publiquement les avantages de l’un et de l’autre, une démarche très surprenante. Dans le même registre, Dominique de Villepin, secrétaire général de l’Elysée sous Jacques Chirac, a aussi joué un rôle absolument majeur. Au-delà, des entourages de présidents ont aussi pu avoir une influence sur l’exercice du pouvoir. Sous Georges Pompidou, le couple formé par Pierre Juillet et Marie-France Garaud, des personnes de très grande qualité intellectuelle mais très réactionnaires, avait acquis une place très importante aux côtés du président.

«Si le président gouverne, il est condamné à échouer.»

Edouard Philippe

Vous parlez de malédiction à propos des relations entre le président et le Premier ministre. Y a-t-il une fatalité à ce qu’ils finissent par ne plus s’entendre?

Hors cohabitation, trois duos ont bien fonctionné. Jacques Chirac et Alain Juppé, surtout au début. Jacques Chirac et Jean-Pierre Raffarin, mais cela s’est mal terminé en raison du référendum de 2005 sur le traité établissant une Constitution européenne. Emmanuel Macron et Jean Castex, où cela s’est bien passé du début à la fin. Les critères pour la réussite d’un duo président-Premier ministre sont un, la confiance entre les deux personnalités; deux, une entente sur la stratégie; trois, même si cela peut être paradoxal, être complémentaires et différents (François Hollande et Jean-Marc Ayrault, par exemple, se ressemblaient trop); et quatre, l’absence d’ambition présidentielle du premier ministre, si le président est en mesure de se représenter à la prochaine élection. Le couple qui préside aujourd’hui aux destinées de la France est un peu singulier. D’abord, il est le plus jeune de la Ve république. Ensuite, il a au-dessus de la tête l’épée de Damoclès permanente d’une censure à l’assemblée. Et plus on approche de la présidentielle, et plus la menace existe. Enfin, le président n’étant pas reconductible à son poste, il peut considérer que Gabriel Attal, s’il a cette ambition présidentielle dès maintenant, est d’ores et déjà son dauphin. Le gouvernement Attal a passé le cap des 100 jours d’existence. Le Premier ministre n’a pas de véritables divergences avec le président. Mais on constate un peu d’agacement de part et d’autre. Quand, notamment, les sondages montrent un écart entre les deux personnalités, la situation est difficile à gérer. Et le rôle des entourages est majeur. Pour l’instant, j’ai l’impression qu’Emmanuel Macron et Gabriel Attal se cherchent selon les sujets. Ils ont quasiment géré en même temps la lourde crise agricole du début de l’année. Les représentants des agriculteurs qui ne savaient pas très bien qui faisait quoi ont eu de la peine à composer avec ce système. Emmanuel Macron a ajouté l’éducation à son «domaine réservé», une pratique qui ne figure pas dans la constitution et est un usage. Mais Gabriel Attal, ancien ministre de l’Education, a dit qu’il emportait cette thématique avec lui à Matignon… Est-ce au président d’annoncer des mesures sur l’éducation? On peut se poser la question. La répartition des rôles n’est pas très claire.

Edouard Balladur, Premier ministre de François Mitterrand: les duos de cohabitation ont plutôt bien fonctionné. © Getty Images

Le président n’aurait-il pas intérêt à laisser son Premier ministre en première ligne et à intervenir comme recours en cas de difficulté ou de crise?

Oui, et que la parole du président soit plus rare… J’en ai parlé avec Emmanuel Macron. Il m’a dit quelque chose qui s’entend, mais qui a aussi des limites. «Depuis que le quinquennat a été instauré et que l’inversion du calendrier fait que les élections législatives suivent les présidentielles, et depuis que sont apparus deux phénomènes nouveaux et déterminants, les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu, le rythme des activités s’est accéléré de façon majeure», explique-t-il en substance. Il ajoute: «Les Français disent que je suis responsable de tout, de ce qui va bien, mais surtout de ce qui va mal. Autant y répondre et assumer moi-même.» Cette conception de l’exercice du pouvoir a cependant des limites parce qu’elle crée de l’usure et induit que le président est jugé responsable du moindre problème, un fait divers, une violence, etc. Le test pour Emmanuel Macron et Gabriel Attal résidera, au cours des semaines à venir, dans leur répartition des rôles au cours de la campagne électorale européenne. La période sera compliquée pour le duo. Il y a un risque de fragilisation du pouvoir. D’autant que la situation politique est difficile, notamment au plan des finances publiques et du budget. Mais institutionnellement, c’est très intéressant. Ayant vécu toutes ces périodes, ma conviction est les Français ont besoin de savoir qui fait quoi, qui est responsable de quoi.

«Pour l’instant, j’ai l’impression qu’Emmanuel Macron et Gabriel Attal se cherchent selon les sujets.»

Patrice Duhamel

Avec Sarkozy, Hollande et Macron, n’est-ce pas la tendance de l’omniprésidence qui prévaut. Pensez-vous qu’elle va perdurer?

On est confronté à un autre problème en France. Les Français ont le sentiment qu’ils élisent un président, qu’ils lui donnent la majorité dans la foulée, large en général, et qu’ensuite, il fait un peu ce qu’il veut pendant cinq ans. Il manque d’oxygène politique et électoral entre deux élections. Ce sentiment contribue à la baisse de la participation aux élections et de la distanciation entre les Français et leurs dirigeants. Je pense que lors de la prochaine élection présidentielle, il y aura immanquablement un débat sur ce thème.

Patrice Duhamel, éditorialiste politique. © HANNAH ASSOULINE

Quel duo président-Premier ministre vous est apparu le plus conflictuel?

Il est difficile de trancher entre les deux duos Giscard-Chirac et Mitterrand-Rocard. François Mitterrand et Michel Rocard, c’est de la haine, de la détestation, aucune estime, aucun respect l’un pour l’autre dès le début. Mitterrand considère que les Français veulent qu’il nomme Rocard, donc il s’y plie. Mais il veut le tuer politiquement, et il y arrive. Il aurait voulu le remplacer au bout de deux ans. Il ne l’a pas fait parce qu’est survenue la guerre du Golfe. Il s’en sépare finalement après trois ans. Le dernier rendez-vous entre les deux hommes est cataclysmique. Il dure moins de cinq minutes. Il se passe très, très mal. Et pourtant, au tout début, Mitterrand était impressionné par son Premier ministre parce que Rocard avait réussi à régler en quelques jours l’affaire de la Nouvelle-Calédonie et du drame d’Ouvéa (NDLR: en 1988, des gendarmes avaient été tués et pris en otage par des indépendantistes kanaks), qui était très lourde. Par la suite, il lui met des bâtons dans les roues. Il ne veut en aucun cas que Rocard lui succède. Mitterrand-Rocard, c’est une détestation à l’état pur. Entre Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac, la situation a été un peu différente. La campagne pour l’élection présidentielle de 1974 a été très rapide puisqu’elle a suivi la disparition de Georges Pompidou. Dès la formation du gouvernement, j’ai vu que cela déraillait. Il y avait des conflits, plus que des tensions. C’était un choc de personnalités. Chirac était très pompidolien. Or, la personnalité de Giscard était très différente de celle de Pompidou. Le président a été impressionné par son Premier ministre au tout début. Mais l’entente s’est vite délitée. La haine entre les deux hommes était impressionnante. Jacques Chirac raconte qu’il a été traité comme un domestique lors d’un dîner au fort de Brégançon (NDLR: lieu de villégiature d’été des présidents français). Cette fracture a donné une toile de fond à la vie de la droite et du centre français pendant 30 ans. Raymond Barre contre Jacques Chirac, Edouard Balladur contre Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy contre Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy contre Dominique de Villepin…, soit une succession de conflits permanents.

Entre Gabriel Attal et Edouard Philippe, quel est celui qui aura la préférence d’Emmanuel Macron pour sa succession le moment venu?

Gabriel Attal sans aucun doute. Les relations entre Emmanuel Macron et Edouard Philippe sont mauvaises, voire exécrables. Gabriel Attal est très jeune, mais dans trois ans, il aura acquis de l’expérience. Il faudra voir l’état des sondages, qui jouent un rôle très important dans la vie politique française. Il risque d’être fragilisé par les résultats de l’élection européenne. Mais s’il est en position d’être candidat, surtout si les sondages le donnent le mieux placé pour battre Marine Le Pen, il est probable que le président sortant le soutienne. J’adore la France et les Français. Mais j’essaye d’être lucide. La grande spécificité de ce sujet qui est majeur, c’est le fait que l’on est le seul grand pays où il y a un exécutif à deux têtes, chacun des deux disposant d’instruments selon la Constitution. A partir de ce moment-là, si ce n’est pas clair, on est dans l’ambiguïté. C’était peut-être le génie gaulliste qui pensait qu’il fallait une constitution souple pour qu’elle puisse durer. Il est vrai qu’elle a été souple puisqu’elle a permis de s’adapter aux circonstances. Mais parfois, la souplesse se transforme en confusion.

(1) Le Chat et le renard. Présidents et Premiers ministres: deux ou trois choses que je sais d’eux…, par Patrice Duhamel, éd. de L’Observatoire, 304 p.

DR © DR
«“On m’a reproché d’être hyperprésident. Mais je ne l’ai pas été assez”, revendiquait Nicolas Sarkozy.»

«On est le seul grand pays où il y a un exécutif à deux têtes»

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