France: pourquoi le gouvernement est désarmé face à la violence des mineurs
Trois agressions par des adolescents reposent la question du traitement de cette violence. Il faut plus d’enquêtes de police contre les trafiquants de drogue, plaide le sociologue Thomas Sauvadet.
En l’espace de quinze jours, trois faits divers impliquant des mineurs ont secoué la France. Deux victimes sont décédées; une troisième a été blessée et est sortie du coma (lire encadré). A cette vague de violences, le Premier ministre Gabriel Attal a tenu, à deux mois des élections européennes, à répondre par un message de fermeté, exhortant à «un vrai sursaut d’autorité». «Tu casses, tu répares; tu salis, tu nettoies; tu défies l’autorité, tu apprends à la respecter», a-t-il ainsi lancé lors d’une visite, le 18 avril, à Viry-Châtillon, commune au sud de Paris, théâtre du tabassage mortel d’un jeune de 15 ans. A cette occasion, il a annoncé une batterie de propositions qui pourraient se traduire par des mesures concrètes à l’issue d’une consultation prévue pendant huit semaines. Ces dispositions vont de l’envoi dans des internats d’adolescents qui «commencent à avoir de mauvaises fréquentations» à des peines de travaux d’intérêt général pour des parents «défaillants», en passant par une «atténuation de l’excuse de minorité» dans les condamnations pénales.
Professeur à l’université Paris-Est Créteil, le sociologue Thomas Sauvadet mène des études depuis plusieurs années sur la violence des jeunes. Auteur de Voyoucratie et travail social. Enquêtes dans les quartiers de la politique de la ville (Editions du Croquant, 2023, 370 p.), il analyse les ressorts de la violence des jeunes en France.
Y a-t-il une hausse objective de la violence des mineurs en France ces dernières années?
Depuis les années 1990, on observe une augmentation des agressions. Par ailleurs, on a aussi un problème de baromètre qui ne fonctionne pas très bien. Dans les quartiers pauvres, un tas de délits et parfois de crimes ne font pas l’objet d’un dépôt de plainte et n’ont pas de témoins. Ce constat illustre une forme d’enfermement. Didier Lapeyronnie, un grand sociologue décédé en 2020, parlait de «ghetto urbain» quand il a publié son livre sous ce titre il y a presque 20 ans. Soit les victimes subissent en silence, soit elles développent «le capital guerrier», comme j’ai titré ma thèse, publiée la même année (Armand Colin, 2006), à savoir des capacités d’autodéfense et de prédation pour répondre à la violence par la violence.
Pourquoi les jeunes ressentent-ils le besoin de développer ce «capital guerrier»?
Avec le chômage et la précarité, des économies illégales se sont développées, de l’économie grise, informelle du travailleur clandestin jusqu’au trafic de stupéfiants par des organisations criminelles. Quand ces économies s’intensifient, une distanciation est prise par rapport à la police et à la justice, car pour le travailleur clandestin, le sans-papiers, celui qui deale, il est difficile d’entrer dans un commissariat pour porter plainte après avoir été agressé.
Pourquoi l’école et ses alentours sont-ils le théâtre de violences?
L’école ne peut pas être sanctuarisée. Quand les jeunes des quartiers pauvres, notamment ceux de la politique de la ville (QPV), soit 1.200 en France métropolitaine, vont à l’école, ils emportent aussi leur capital guerrier, et l’usage de la violence comme prédation. Ils peuvent être tentés d’exercer du harcèlement, des vols, des agressions physiques… contre les adolescents de l’établissement scolaire qui n’ont pas le même mode de vie et n’ont pas développé les mêmes «compétences», donc des proies faciles. C’est aux adultes, aux représentants de l’institution, aux enseignants, aux conseillers principaux d’éducation de contrôler cela. Mais ils sont largement dépassés, surtout quand les victimes ne remontent pas les informations et ne témoignent pas, parce qu’elles craignent des représailles.
Quand Gabriel Attal déclare « Tu casses, tu répares… », y voyez-vous un slogan électoral ou l’amorce d’une politique?
Cela tombe sous le coup du bon sens. Qui pourrait s’opposer à cela? Mais cela reste quand même de la communication politique. Parce que dans la réalité des faits, la police a tout de même du mal à entrer dans de nombreux QPV. Il faut que les policiers soient en nombre conséquent, qu’ils aient une mission bien identifiée, menée assez rapidement, parce que très vite, ils peuvent être encerclés et leur intervention peut susciter beaucoup d’agitation. Cela peut entraîner de la violence d’un côté ou de l’autre, et un blessé grave, ce qui peut provoquer, comme on l’a observé avec Nahel M. à l’été 2023, des émeutes catastrophiques pour le pays. Elles ont touché des centaines de villes et coûté plus d’un milliard d’euros de dégâts. «Tu salis, tu nettoies», c’est bien gentil, mais il faut prendre conscience qu’il n’est pas si facile que cela d’entrer dans ces quartiers pour obliger des adolescents ou des jeunes hommes à nettoyer ce qu’ils ont sali. Ces opérations de police sont de plus en plus compliquées. C’est d’ailleurs le reproche qu’on peut faire aux interventions «place nette XXL» qui ont lieu actuellement, où un maximum de policiers sont déployés 24 heures ou 48 heures dans un quartier, fouillent toutes les caves et procèdent à quelques arrestations. C’est spectaculaire, mais ensuite, les policiers repartent et les jeunes reprennent leurs activités. Ceux-là représentent quelque 10% des jeunes de sexe masculin de moins de 30 ans, ce qui équivaut à peu près à une centaine d’individus dans chaque quartier de la politique de la ville. Il n’est pas si facile que cela d’aller à leur contact.
Une partie de la solution est-elle de remettre du service public et des travailleurs sociaux dans ces quartiers?
Les quartiers de la politique de la ville connaissent des situations hétérogènes. Certains ont très peu de services publiques ou d’associations, parfois parce qu’ils mettent la clé sous la porte à cause de l’insécurité, des squats… D’autres en ont beaucoup, et pourtant, les gens continuent à dire qu’il n’y en a pas assez. J’ai été assez étonné, lors de mes enquêtes, d’entendre que même dans des quartiers saturés en associations subventionnées, en équipements culturels et sportifs, avec médiathèque, ludothèque, terrains de sport, salle de concert, les habitants se plaignent d’être abandonnés par les pouvoirs publics. Il faut être prudent sur la question de la corrélation entre la violence et l’insuffisance des services publics. Pour moi, ce n’est pas forcément cela la solution. Ce qui me paraît plus important, c’est de consacrer des moyens aux enquêtes de police pour stopper cette montée en puissance d’organisations criminelles liées au trafic de stupéfiants qui ronge ces quartiers, ce qui a des conséquences dans le développement de la psychologie de beaucoup d’adolescents qui grandissent dans des environnements toxiques. Sans forcément être dans ces réseaux criminels, ils développent une agressivité qu’ils peuvent tourner contre eux-mêmes ou contre autrui. Une fois qu’on aura résolu le problème des organisations criminelles, il sera plus facile de faire de l’éducation, de la prévention et de la répression.
«Les violences sont le fait de quelque 10% des jeunes de sexe masculin de moins de 30 ans d’un quartier.»
Le niveau de violence est-il plus élevé qu’il y a dix ou 20 ans? Si oui, pourquoi?
Oui, parce que la situation sociale dégradée est présente depuis trop longtemps. Il y a des couches et des couches de précarité, de chômage, d’immigrés très pauvres qui se retrouvent dans des situations très difficiles. Cela date des années 1980. Comme le contexte s’est dégradé, les jeunes sont plus radicaux qu’auparavant. Les illustrations ne manquent pas. Les émeutes de l’été 2023 ont été beaucoup plus violentes que celles de 2005. Le trafic de stupéfiants a étendu son emprise à travers son pouvoir de coercition, ses capacités de financement, son armement, sa façon de contrôler l’espace. Dans certains quartiers, les trafiquants n’hésitent plus à utiliser des drones ou des caméras pour filmer l’espace public. Les pratiques artistiques et culturelles évoluent aussi. Des jeunes écoutent en boucle une sorte d’apologie du banditisme, du gangstérisme, qui n’a rien à voir avec le rap d’il y a 30 ans. On observe aussi des passages au terrorisme djihadiste de la part des jeunes qui font partie de ces 10%, à l’instar de Mohammed Merah ou d’Amedy Coulibaly. Tout cela n’existait pas il y a 30 ou 40 ans. Donc, il paraît compliqué de dire que cela ne se dégrade pas.
«Dans la réalité, la police a du mal à entrer dans de nombreux quartiers de la politique de la ville.»
Dans l’affaire de Grande-Synthe, la rencontre entre le jeune homme tué et ses agresseurs a eu lieu par l’entremise d’un réseau social gratuit. Les réseaux sociaux peuvent-ils faciliter le passage à la violence?
Pour les jeunes qui font déjà usage de la violence et qui forment le noyau dur de la criminalité juvénile, les réseaux sociaux ne sont qu’un outil qui prolonge ces pratiques. Ils permettent plus rapidement de se donner rendez-vous, de transmettre des consignes, d’organiser des guet-apens, de lancer des émeutes, bref d’accélérer le passage à l’acte. Cette rapidité d’action pose problème aux éducateurs et aux parents qui n’ont pas forcément le temps de comprendre et d’anticiper les événements. Il est beaucoup plus difficile dans ces conditions pour les autorités d’espionner et de contrôler ces jeunes.
Des jeunes attaquent des jeunes
Montpellier, le 2 avril. Samara, 14 ans, est frappée en plein après-midi à la sortie du collège Arthur Rimbaud, dans le quartier de La Mosson. Les suspects sont trois mineurs de 14 et 15 ans, dont une camarade de classe qui aurait porté les coups. Samara est blessée, mais ses jours ne sont pas en danger. Sa mère invoque un phénomène de harcèlement lié à la pratique de la religion, les agresseurs reprochant à la jeune fille son comportement. Les suspects sont poursuivis pour «tentative de meurtre sur mineur de moins de 15 ans».
Viry-Châtillon, le 4 avril. Quittant vers 16h30 le collège Les Sablons situé dans une quartier populaire, Shemseddine, 15 ans, est agressé par quatre mineurs de 15 et 17 ans, et par un majeur de 20 ans. Roué de coups, il succombe à ses blessures le lendemain. Les suspects sont poursuivis pour «assassinat» et pour «violences en réunion aux abords d’un établissement scolaire». La motivation des auteurs n’était toujours pas connue en milieu de semaine.
Grande-Synthe, nuit du 15 au 16 avril. Philippe est agressé mortellement sur un parking de supermarché après avoir été attiré dans ce qui ressemble à un guet-apens via le site de rencontre coco.gg, un «chat sans inscription» controversé. Les suspects, âgés de 14 et 15 ans, sont poursuivis pour «meurtre aggravé par la circonstance de guet-apens». Dans des représailles présumées, un cousin des auteurs, âgé de 15 ans, a été tabassé, le 20 avril. Il est suspecté d’avoir participé lui aussi à l’agression de Philippe.
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