En 2023, Edouard Stévin et ses proches ont planifié une opération visant à porter l'extrême droite au pouvoir en France. © GETTY IMAGES

Les connexions belges de Pierre-Edouard Stérin, le milliardaire français qui oeuvre à répandre des valeurs réactionnaires

Clément Boileau
Clément Boileau Journaliste

L’essentiel

• Le milliardaire français Pierre-Edouard Stérin, installé en Belgique, utilise sa fortune pour promouvoir ses valeurs réactionnaires et catholiques.
• Son fonds d’investissement Otium Capital alimente le Fonds du bien commun, qui soutient des projets philanthropiques en France et en Belgique, tout en revendiquant une inspiration chrétienne. • Stérin est impliqué dans le projet « Périclès », visant à porter l’extrême droite au pouvoir en France.
• L’avocat belge Aymeric de Lamotte, proche de Stérin, dirige Justitia, un réseau franco-belge qui mène des actions juridiques contre des tendances idéologiques jugées contraires aux valeurs conservatrices.

Le milliardaire catholique français, qui entend influencer la société dans le sens de ses valeurs réactionnaires, vit en Belgique. Une «base arrière» où il cultive un réseau à son image.

Un genre de «paradis». C’est ainsi qu’en 2014, auprès de nos confrères du Soir, l’alors millionnaire français Pierre-Edouard Stérin –à l’époque patron des coffrets cadeaux Smartbox– qualifiait la Belgique, lui qui s’était installé à Ohain, en Brabant wallon, en 2012. Un territoire plus amical que la France sur le plan fiscal, admettait-il, et où les affaires seraient aussi plus faciles. Joli compliment, compte tenu du fait que la plupart de ses projets entrepreneuriaux en Belgique ont fait long feu. En 2022, il n’en restait qu’un seul, de son propre aveu: une ébauche de tour multifonction empruntant la forme de la fusée de Tintin. Un monument «emblématique» plus grand que la tour Eiffel, sis à Bruxelles, cette ville qui ne compte à ses yeux rien de notable en la matière. A ce jour, la tour n’est pas construite, mais Stérin est toujours dans le coin: à Lasne, où il coule des jours heureux avec sa compagne et leurs cinq enfants.

Milliardaire, pour quoi faire?

Il faut dire que ses (relatifs) échecs en Belgique n’empêchent pas de dormir ce serial entrepreneur qui a dû insister avant de trouver le succès avec Smartbox, au cours des années 2000. Une idée au départ commercialisée en… Belgique. Et que Stérin, mis au parfum de l’affaire par une connaissance belge avisée, est parvenu à faire fructifier en France, puis à l’international. Quitte à «manager» à la dure et à affronter la législation française, à l’époque intolérante à cette sorte d’agence de voyages décentralisée. Il a fini par gagner, bâtissant au passage une fortune à neuf zéros.

«Moi, depuis tout petit, je voulais devenir milliardaire», mais «tout ça pourquoi?», déclarait-il en 2022 dans le podcast «Génération do it yourself», soulignant vouloir devenir un «saint» et ainsi «optimiser ses chances d’aller au paradis». «Mes copains belges, leur seul sujet de préoccupation, ce sont les vacances au Club Med, la voiture de sport et la prochaine maison ou je ne sais quoi. […] J’ai envie de quelque chose d’un peu plus grand, d’un peu plus beau. […] Ce driver (NDLR: motivation) de sainteté, c’est gigantesque…»

Pierre-Edouard Stérin s’est donc donné les moyens d’entrer en «sainteté», mettant sa fortune au service des causes et des valeurs qu’il défend. Au cœur de son réseau d’affaires se trouve Otium Capital, son fonds d’investissement créé en 2009, lequel alimente à hauteur de 80 millions d’euros annuels le Fonds du bien commun, une structure philanthropique lancée en 2021, qui «accompagne des projets de toutes inspirations, porteurs de valeurs positives et soucieux d’améliorer notre société». La société française, s’entend. Mais aussi, pourquoi pas, belge: fin novembre dernier s’est ainsi tenue à Flagey la seconde édition de «Bruxelles pour le bien commun» –émanation de la Nuit du bien commun, dont M. Stérin est également un des fondateurs–, une soirée conçue comme «le rendez-vous incontournable de la philanthropie», par ailleurs soutenue par la Fondation Roi Baudouin.

Officiellement «apolitique» et «areligieux», le fonds du bien commun n’en revendique pas moins son inspiration chrétienne. «Il est évident que certains sujets sur lesquels on est positionné avec le fonds du bien commun, il y [en a] qui peuvent faire polémique: la défense de la vie, de sa création à sa fin naturelle», concédait Stérin, toujours dans le podcast «Génération do it yourself», se disant «choqué» qu’on puisse «euthanasier des mineurs» comme c’est le cas en Belgique. «Qui sait jusqu’où ça ira», s’inquiétait-il, assumant personnellement une forme de «prosélytisme» —il considère que «l’évangélisation» est un «sujet important». Ce qui n’est pas pour déplaire à l’élite catholique belge. L’an passé, Pierre-Edouard Stérin était l’un des prestigieux intervenants de «Session lead», une université d’été d’une semaine proposant à de jeunes croyants de «se former grâce aux témoignages de leaders chrétiens d’aujourd’hui». Outre son intervention, les participants avaient pu profiter cette année-là de celle de l’ancienne Première ministre Sophie Wilmès, ou encore de la présence de Patrick Dupriez, ex-président d’Ecolo et du parlement de Wallonie.

Le milliardaire considère que «l’évangélisation» est un «sujet important».

Projet sulfureux

Jusqu’à récemment, pas grand monde ne s’était soucié des projets «civilisationnels» du milliardaire. Mais tout a basculé cette année, alors qu’il s’apprêtait à acquérir l’hebdomadaire français Marianne, les journalistes alertant: «Ce qui apparaissait comme un engagement idéologique individuel se révèle être une entreprise partisane.» Partisane de qui? Une série de révélations ont fini par torpiller les vues de Stérin sur le magazine, à commencer par le fait que son bras droit chez Otium, le CEO François Durvye, assure, selon L’Obs et le JDD, le rôle de conseiller économique du Rassemblement National (RN). Ou que Stérin et ses proches (dont Durvye et Alban du Rostu, à la tête du Fonds du bien commun) ont planifié, à l’automne 2023, une opération baptisée «Périclès» –pour «Patriotes, enracinés, résistants, identitaires, chrétiens, libéraux, européens, souverainistes», ainsi que l’ont révélé nos confrères de La Lettre et de l’Humanité, qui en a décrit les grandes lignes fin juillet dernier. L’opération vise clairement à porter l’extrême droite au pouvoir, du RN à Marion Maréchal en passant par certains membres des Républicains (LR).

«Notre projet découle d’un ensemble de valeurs clés (liberté, enracinement et identité, anthropologie chrétienne, etc.) luttant contre les maux principaux de notre pays (socialisme, wokisme, islamisme, immigration). Pour servir et sauver la France, nous voulons permettre la victoire idéologique, électorale et politique», proclame le document éventé par l’Humanité. Lequel cite, parmi les «projets organiques» de Périclès, le lancement de procédures juridiques contre les «maux» précités.

L’avocat belge Aymeric de Lamotte, proche du milliardaire, fait valoir un «combat culturel» notamment «contre le wokisme».

Aymeric de Lamotte, l’allié belge

Comme souvent, la Belgique n’est pas très loin dans les projets de Stérin. A la tête du collectif d’avocats chargé de lancer des procès en pagaille, la feuille de route de Périclès évoque l’avocat belge Aymeric de Lamotte, ancien élu MR un temps passé par les Listes Destexhe, et qui a fondé en 2023 Justitia, un réseau franco-belge se présentant «comme une réponse juridique aux nouvelles intolérances».

Officiellement, Justitia n’est pas lié directement à la galaxie Stérin, mais à l’Institut Thomas More, think tank franco-belge ouvertement libéral et conservateur, et dont de Lamotte est le directeur général adjoint. Sauf que la note qui décrit le projet Périclès fait bien état d’une «cocréation avec l’Institut Thomas More en mai 2023» visant à mener une «guérilla juridique» –à date, lit-on, une dizaine de procédures ont déjà été lancées. Et dans son rapport d’activité 2023, l’Institut Thomas More se félicite justement de ce que Justitia a déjà lancé des procédures de ce genre en France et en Belgique, dont un recours contre l’Evras (éducation à la vie affective, relationnelle et sexuelle), ou encore une demande de dissolution administrative de partis ou de syndicats français considérés par l’institut comme «islamogauchistes». Par ailleurs, l’un des objectifs prioritaires du projet Périclès consiste en la mise en place du «premier think tank de droite en France». Et, surprise, il y est envisagé d’acheter l’Institut Thomas More.

«Il s’agit de s’opposer démocratiquement à des tendances idéologiques qui ne sont pas les nôtres. C’est du débat politique!»

«Ne parlez pas d’extrême droite»

«Il y a une indépendance totale entre Thomas More et Pierre-Edouard Stérin et il ne compte pas racheter l’Institut, c’est clair?», se défend Aymeric de Lamotte, soucieux qu’on évite d’utiliser le terme «d’extrême droite» pour qualifier ses opinions ou celles de Stérin. Sans nier sa proximité avec le milliardaire, qui l’a déjà félicité pour son travail (ainsi de son étude controversée sur le supposé manque de pluralisme dans l’audiovisuel français, produite par l’institut en mai dernier), l’avocat fait valoir un «combat culturel» plus général, par exemple «contre le wokisme». «Il s’agit de s’opposer démocratiquement à des tendances idéologiques qui ne sont pas les nôtres. C’est du débat politique! Mais ça n’a rien à voir avec l’extrême droite! Et puis d’ailleurs, pourquoi vous n’enquêtez pas sur Soros! (NDLR: milliardaire américano-hongrois, de confession juive, finançant des actions en faveur des droits humains via sa fondation et cible de prédilection de Donald Trump)».

En attendant, racheté ou non, l’Institut Thomas More accueille volontiers les alliés de Stérin en Belgique. Tel un certain Arnaud Montebourg, venu tenir, le 16 novembre dernier, une conférence sur l’urgence à réindustrialiser l’Europe. C’est que l’ancien ministre de l’Economie sous François Hollande, «socialiste défroqué» comme il se définit lui-même, a désormais, comme le milliardaire, des intérêts en Belgique: il vient d’acquérir, via Alfeor –une entreprise codétenue par Otium Capital–, les Ateliers de la Meuse, PME liégeoise dont les nouveaux propriétaires veulent faire un champion de la filière nucléaire.

Ce jour-là, au château d’Argenteuil où avait lieu la conférence, c’est bien Pierre-Edouard Stérin que l’ancien ministre cherche du regard lorsqu’il évoque la création prochaine d’un «fonds souverain privé» en partenariat avec l’homme d’affaires. «Il aurait dû être là ce soir, il s’est excusé», finit par lâcher l’apôtre du «Made in France», allié à Stérin depuis 2022. Ce dernier avait pourtant vanté sa conférence à venir dans un post LinkedIn, recopiant mot pour mot la présentation qu’en avait fait l’Institut Thomas More. Qu’on se rassure, une autre soirée prévue dans le coin devrait l’intéresser: celle des «entrepreneurs patriotes» qui se tiendra le 11 septembre prochain au château de Rixensart. Justement là où l’Institut Thomas More a tenu son conseil d’administration en 2023. L’organisateur n’est autre que Baudouin de Troostembergh, un entrepreneur belge actif au sein du Fonds du bien commun, et accessoirement ami de longue date de Pierre-Edouard Stérin.

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