Législatives françaises: «On cherche à faire barrage au lieu de construire»
Le philosophe Roger-Pol Droit redoute une impasse politique dont les conséquences risquent de durer. Il faut «reconstruire de l’écoute des autres et un partage d’horizons communs».
Philosophe et écrivain (1), Roger-Pol Droit scrute la société française. Les développements des élections législatives ne pouvaient pas le laisser indifférent. Son regard donne de la hauteur et de la profondeur à cette séquence politique.
Quel regard portez-vous sur les résultats des élections législatives françaises?
Je ne suis pas politologue, mais philosophe. Si j’ai quelque chose à dire de la situation actuelle, c’est parce qu’elle interroge, à sa manière, quantité de notions fondamentales de la philosophie politique. C’est en effet un moment paradoxal, apparemment imprévisible mais se préparant de longue date, marqué par une apparente irrationalité autant que par une logique interne implacable. On y retrouve finalement tous les paradoxes de la France actuelle, prospère mais surendettée, surexcitée mais aspirant au calme, sans oublier les paradoxes des démocraties modernes, travaillées à la fois par le populisme, les tentations illibérales, la tension entretenue par les réseaux sociaux, sans compter ceux de l’Europe, cherchant à se construire pour faire face à la nouvelle donne mondiale et aux clivages géopolitiques. Le défi pour la pensée est de comprendre ce qui se joue d’essentiel dans ces soubresauts. Derrière le chaos, les impasses, quelles forces cheminent? Quels horizons pour les idées de peuple, de démocratie, de souveraineté? Même si nous n’avons pas la réponse, c’est à ces questions que nous sommes désormais confrontés.
La France est-elle durablement fracturée en deux, entre une France rurale et des petites villes votant Rassemblement national, et une France des métropoles et des banlieues, privilégiant la macronie ou le Nouveau Front populaire?
Il faudrait plutôt parler aujourd’hui d’une fracture en trois: deux blocs radicaux, un bloc centriste, qui refuse le choix des extrêmes. Cette fracture ne résulte pas du vote, mais de scissions antérieures, géographiques, sociales, culturelles. Un ressentiment croissant oppose une France périphérique, qui se voit marginalisée, oubliée, incomprise, éventuellement méprisée à une France mondialisée, connectée, urbaine. Cette coupure n’a fait que s’accentuer, pour engendrer finalement ce que le philosophe Jean-Claude Milner nomme «la rancune de tous contre tous», un ressentiment général qui se transforme peu à peu en une haine réciproque des uns pour les autres.
Législatives françaises, une question de légitimité
Faut-il vraiment aller jusqu’à parler de haine?
On a vu dominer, ces dernières années, et plus encore ces derniers mois, les sentiments négatifs, les détestations, les rejets. C’est véritablement ce que Spinoza appelait «les passions tristes», c’est-à-dire le refus plutôt que l’adhésion, l’aversion plutôt que le désir. On vote contre, et non pas pour. On cherche à «faire barrage» au lieu de construire. La peur l’emporte sur l’envie. Il s’agit avant tout d’écarter une menace, plutôt que de bâtir un avenir. C’est l’inverse de ce que doit être la politique, avec ce qu’elle peut avoir de pénible mais aussi d’indispensable et d’utile. Son rôle majeur est de construire des compromis, et non de rejeter les autres. Un effet majeur de cette politique inversée est ce qu’on pourrait appeler «la capture de légitimité». Des votes se portent en nombre sur un candidat ou un parti non pas pour leur programme mais par rejet de leurs adversaires, et les nouveaux élus se félicitent de la victoire de leur programme en exigeant de l’appliquer. C’est là une perversion de la démocratie.
Les politologues indiquent que le vote pour le Rassemblement national est de plus en plus d’adhésion, avec notamment l’argument de vouloir «essayer ce qui n’a pas encore été tenté», ce qui renvoie à l’inefficacité des précédents gouvernements…
S’agit-il véritablement de l’inefficacité des gouvernements ou de celle des administrations? La série de réformes promulguées au fil des ans voulaient répondre aux besoins des Français. L’insuffisance des relais institutionnels, préfectoraux, des corps intermédiaires, contribue à ce que dans les faits, pour les Français, rien ne change. Cette situation engendre la lassitude, voire le désespoir, et la conviction qu’il faut «essayer autre chose». En outre, il ne faut pas oublier que le relatif déclin économique de la France –relatif parce que, globalement, le pays est prospère, même s’il s’est déclassé dans l’échelle mondiale de façon lente et régulière– a conduit à vivre à crédit. Ce gouffre financier risque fort, quelles que soient les suites données à ce scrutin, d’aboutir à une prise en main par le FMI dans un temps probablement plus rapproché que ce qu’on ne le pense. Ce n’est pas une perspective réjouissante.
La crainte de violences
Avec le «ni de gauche ni de droite» d’En Marche, avec cette dissolution surprise de l’Assemblée nationale, Emmanuel Macron a-t-il installé de l’irrationnalité, du confusionnisme dans un monde politique censé faire montre de rationalité?
Initialement, Emmanuel Macron a réalisé sa percée politique et fondé son pouvoir sur l’usure des blocs anciens, les partis de gouvernement de gauche et de droite, les renvoyant dos à dos et contribuant à leur explosion. Quelques années plus tard, ils se reconstituent, de manière radicalisée, des deux côtés. Avec la montée d’une droite et d’une gauche radicales, le piège se referme sur la démarche même du président, dont l’arc centriste se réduit, au détriment des valeurs de la démocratie et de la république. A quoi s’ajoute le caractère brutal et irrationnel de cette dissolution. Elle a eu des effets destructeurs sur le leadership qu’Emmanuel Macron était en train de construire en Europe, sur le soutien à l’Ukraine dont il devenait un acteur majeur, sur la cohésion de son propre camp politique. Le résultat est aujourd’hui une chambre ingouvernable et une impasse politique dont les conséquences sociales, économiques, internationales risquent de durer très longtemps.
«Avec la montée d’une droite et d’une gauche radicales, le piège se referme sur la démarche même d’Emmanuel Macron.»
L’audience accrue des partis politiques extrêmes est-elle de nature à libérer une parole violente de la part du citoyen?
Cette violence verbale est déjà là et ne fait que s’exacerber. Les violences physiques qui la prolongent ont commencé. Car la parole engendre forcément des actes, d’ailleurs elle constitue en elle-même un acte. Monique Atlan et moi avons écrit Quand la parole détruit (1) pour analyser l’intensification, à l’heure des réseaux sociaux et de la connexion numérique planétaire, de la vieille «mauvaise langue» –calomnies, mensonges, injures– que dénoncent toutes les traditions anciennes. On n’écoute plus ce que les autres disent pour échanger avec eux, que l’on soit d’accord ou non. On dit seul ce qu’on ressent, on agrège autour de soi ceux qui pensent la même chose, et on exclut, on invective, on assassine, au moins en paroles, celles et ceux qui sont d’un autre avis. C’est une guerre symbolique. Mais dans cette violence des mots peut tout à fait se profiler, se libérer, une violence envers les personnes. On peut le constater avec l’explosion d’agressions antisémites et d’actes racistes. De ce point de vue, le paradoxe central de la situation actuelle est le soutien militant affiché par des membres de La France insoumise envers le Hamas, dont l’idéologie islamiste fanatique et les actes de barbarie sont comparables à ceux de Daech. Défendre ouvertement cette organisation terroriste, dont le seul but est explicitement d’effacer Israël de la carte du monde, attise la haine et encourage de multiples agressions antisémites. On peut donc craindre de voir les violences se multiplier. Je ne crois pas à une guerre civile, armes à la main, massive. Mais une multiplication des violences individuelles ou des actes délictueux est probable. Il faut se demander comment reconstruire de l’écoute des autres, un partage d’horizons communs, et une raison politique qui ne serait pas de l’exclusion mais plutôt de la construction. C’est un long travail.
La nuance et la mesure peuvent-elles constituer des arguments, y compris sur un plan électoral?
Une large partie des citoyens est lasse des invectives, et aspire au calme. Mais une autre partie, à l’extrême gauche comme à l’extrême droite, assume cette tension croissante. C’est encore une autre fracture au sein de la société. Elle risque à son tour de corroder la démocratie. Songeons à ce que disait Polybe, historien grec de l’époque romaine: «La démocratie périt par la violence.» Il donne à cette dégénérescence un autre nom que démocratie. Il parle d’ochlocratie, «ochlos» signifiant la foule, par opposition à «demos», le peuple. Cette démocratie dégradée s’installe quand on commence à mépriser les lois, à multiplier les altercations, les sautes d’humeur, les émotions, les vociférations. Cette fièvre remplace les débats, les votes, le respect des institutions. Je ne sais pas où nous en sommes au juste dans le basculement vers ce désordre. Mais nous avançons sur ce chemin inquiétant.
Un temps d’incertitudes
Au terme de ce scrutin, la France est-elle au pire ingouvernable, au mieux difficilement gouvernable?
Divisée en trois blocs, dépourvue de majorité absolue, la nouvelle assemblée est effectivement incapable de former un gouvernement sans la construction d’une coalition qui n’est pas dans les mœurs politiques de la Ve République. Fréquente dans toute l’Europe, cette pratique n’est pas seulement désertée en France depuis la IVe République, elle est rendue particulièrement difficile par les clivages idéologiques profonds opposant les blocs en présence. C’est donc probablement un long processus chaotique qui s’annonce, qui ne résoudra pas les conflits de fond et les maux dont souffrent actuellement la démocratie en France. La situation est noire, et grave. Cependant, elle n’est sans doute pas désespérée. Il y a dans l’histoire de ce pays, dans son peuple, comme dans l’humanité en général, bien plus de ressources, d’invention et d’imprévus qu’on ne peut le croire généralement. On n’est jamais à l’abri d’une bonne surprise.
Le front républicain contre l’extrême droite connaît-il une revitalisation inattendue à la faveur des ces législatives françaises?
Indéniablement. On le disait moribond, il s’est révélé redoutablement efficace, en raison des désistements systématiques et des singularités du scrutin législatif. Mais cette efficience laisse quantité de problèmes irrésolus et surtout des séquelles porteuses d’orages. J’ai déjà signalé l’usurpation de légitimité, il faut y ajouter le décalage notable entre la répartition des voix dans l’ensemble de l’électorat et des sièges à l’Assemblée. Bien qu’il résulte d’un processus parfaitement légal, il risque de nourrir encore une défiance envers les institutions qui est manifeste depuis de nombreuses années.
«La peur l’emporte sur l’envie. Il s’agit avant tout d’écarter une menace plutôt que de bâtir un avenir.»
Le ressentiment ne risque-t-il pas d’encore augmenter, notamment dans le chef des électeurs du Rassemblement national qui, si près de décrocher le pouvoir, ne verront pas leurs candidats gouverner?
«Nous sommes de plus en plus nombreux, et nous ne sommes toujours pas au pouvoir.» Cette frustration va évidemment nourrir les partisans du Rassemblement national et alimenter leur détermination pour l’élection présidentielle. Ces législatives ne sont en aucun cas un point final, une page qui se tourne. Au contraire, nous sommes au début d’un temps d’incertitudes, de paradoxes et de chaos dont les points d’aboutissement sont pour l’instant imprévisibles.
(1) Dernier ouvrage paru: Quand la parole détruit, avec Monique Atlan, L’Observatoire, 2023, 320 p.
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