Après le premier tour de la présidentielle en 2022, Emmanuel Macron tendait la main aux électeurs de gauche, avant de les oublier une fois réélu. © Getty Images

Législatives en France: «Macron est le premier responsable de la montée de l’extrême droite» (entretien)

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Le «et de droite et de gauche» du président, devenu un «et de droite et de droite», a dopé le confusionnisme, entretenu aussi par la gauche, analyse le politologue Philippe Marlière.

La perspective de l’accession à Matignon de l’extrême droite à l’issue des élections législatives françaises inspire de nombreuses analyses pour disséquer cette ascension potentiellement irrésistible. Bien avant la dissolution de l’Assemblée nationale, Philippe Corcuff, professeur de science politique à l’Institut d’études politiques de Lyon, et Philippe Marlière, professeur de science politique à l’University College de Londres, publiaient un livre «cri d’alarme» sur la cécité de la gauche face à la progression de l’extrême droite. Les Tontons flingueurs de la gauche (1) adresse des lettres ouvertes à six personnalités qui, peu ou prou, ont contribué à l’émergence de la situation chaotique que connaît la France aujourd’hui. Philippe Marlière approfondit cette thèse à la lumière des bouleversements politiques récents.

Qu’est-ce que le confusionnisme dont s’est rendue coupable la gauche, favorisant ainsi la montée de l’extrême droite?

Le confusionnisme apparaît dans le débat politique lorsque des acteurs empruntent des récits idéologiques de différentes traditions qui peuvent être opposées, voire hostiles. Ainsi, un locuteur de gauche utilisera-t-il des représentations et des références de droite voire d’extrême droite. On observe alors une perte de repères idéologiques qui permet aux opposants de la gauche de faire des avancées importantes dans le débat. Le confusionnisme a notamment pour conséquence d’affadir un signe de distinction des camps politiques, à savoir les notions de gauche et de droite. Un exemple: à partir de la fin des années 1990, s’est exprimée à gauche, de manière tout à fait justifiée, une critique très vive de la mondialisation dite «néolibérale». Dans certains cas cependant, elle a mené à des dérives confusionnistes, notamment à propos de la critique de l’intégration européenne. Des responsables de gauche se sont retrouvés à tenir peu ou prou le même discours anti-Europe que des souverainistes de droite ou d’extrême droite. Ils n’émettaient plus simplement une critique des politiques particulières de l’Union européenne qui posaient problème mais une critique systémique. De la sorte, ils devenaient des eurosceptiques durs. Autre exemple pendant la pandémie de Covid, on a vu à gauche l’émergence d’un discours antivaccin conspirationniste avec des relents antisémites.

Philippe Marlière, professeur de science politique à l’University College de Londres.
«En cas de confusionnisme entre la gauche et l’extrême droite, la seconde remporte toujours la mise.»

En quoi ce confusionnisme a-t-il banalisé les idées d’extrême droite?

En cas de confusionnisme sur des sujets précis entre la gauche et l’extrême droite, nous constatons que la seconde remporte toujours la mise. Le confusionnisme bénéficie à l’extrême droite aux plans politique, culturel… Pour preuve, on observe une hégémonie culturelle de droite dans les débats politiques, et dans les élections. Mais pourquoi défavorise-t-il la gauche? La gauche marxiste avait la tradition d’opérer une analyse critique des structures. Pour Karl Marx, le capitalisme était le mal, pas les personnes à son service. Le discours confusionniste de gauche a tendance à s’en prendre avant tout aux personnes. Ces derniers temps, le président Emmanuel Macron fait l’objet de dérives confusionnistes: sa personne est diabolisée; il est «le mal absolu»; sa présidence est comparée à la gestion du Premier ministre Viktor Orbán en Hongrie. Ces outrances verbales n’aident pas à construire un discours d’opposition structuré autour de propositions concrètes. Mais à l’ère des réseaux sociaux, s’en prendre aux personnes, c’est plus «drôle», et cela «défoule». Cela conduit aussi aux théories du complot. Traditionnellement, c’est l’extrême droite qui avait tendance à s’en prendre aux personnes.

Quel exemple de cette tendance à critiquer les personnes pourriez-vous épingler à gauche?

La voie populiste exploitée par La France insoumise et par Jean-Luc Mélenchon. Ce populisme s’attache à désigner les coupables des exploitations, en l’occurrence les élites. Mais elles ne sont jamais clairement définies parce qu’il est très compliqué de le faire. On est là face à un antagonisme extrêmement simpliste qui n’explique rien mais qui nourrit le ressentiment de ceux qui sont dominés, à la peine socialement et économiquement. Diaboliser ces personnes ne règle rien. Au contraire, cela empêche d’avoir les idées claires. Le ressentiment nourrit l’extrême droite. Regardez le vote en faveur de Donald Trump aux Etats-Unis, ou celui en faveur des formations de droite radicale dans un certain nombre de pays en Europe. J’ai l’impression que la gauche, ces dernières années, s’est surtout préoccupée à s’en prendre à des personnes et à des groupes de personnes davantage qu’à réfléchir à des formules d’émancipation reposant sur un discours positif. Le confusionnisme n’explique certainement pas entièrement la montée irrésistible de l’extrême droite en France, qui est aux portes du pouvoir. Mais il aide à comprendre pourquoi la gauche française patine énormément depuis quelques années. Il met les électeurs de gauche en situation de tendre l’oreille aux formules démagogiques de l’extrême droite puisque le terrain a été préparé pour cela.

Tous les partis de gauche s’accordent sur l’abrogation de la réforme des retraites. D’autres dossiers les divisent. © Getty Images

Le projet du Nouveau Front populaire rompt-il avec ce confusionnisme?

Je suis agréablement surpris par le programme du Nouveau Front populaire. On retrouve un discours davantage positif, concret, avec des propositions qui ne sont pas nombreuses mais qui sont très claires, très fortes sur les services publics, l’éducation, l’abrogation de trois réformes injustes (celles des retraites, de l’assurance-chômage et de l’immigration), la question du pouvoir d’achat, les mesures écologistes et, sur le plan international, un soutien inconditionnel à l’Ukraine, le retour aux frontières d’avant l’agression russe, un cessez-le-feu à Gaza, la libération des otages détenus par le Hamas, un Etat palestinien… Il me semble que la balance penche plutôt du côté de Raphaël Glucksmann (NDLR: tête de liste Parti socialiste–Place publique aux élections européennes) que de celui de Jean-Luc Mélenchon. Cette clarté a manqué à la gauche. Le Nouveau Front populaire durera-t-il? Cela dépendra de la conjoncture politique et du résultat des élections législatives. S’il y a une mobilisation générale contre l’extrême droite et si la dynamique du Nouveau Front populaire prend, la gauche pourrait peut-être être proche du Rassemblement national et, en tout cas, l’empêcher d’avoir une majorité absolue. Dans ce cas-là, le climat politique serait entièrement changé. Un paradoxe énorme parce que le total des voix de gauche actuellement est à peu près de 30%, un niveau historiquement faible par rapport à ce qu’elle a connu il y a 20, 30, 40, ou 50 ans. Et elle était jusqu’au dimanche 9 juin, très divisée. La prise de responsabilité historique est très forte au sein de la gauche.

Vous écrivez dans votre livre que «la mauvaise image personnelle de Mélenchon en général semble condamner la gauche à de nouvelles défaites». Pour l’intérêt du Nouveau Front populaire, doit-il être discret lors de cette campagne législative?

A partir de deux très bons scores aux présidentielles de 2017 et de 2022, Jean-Luc Mélenchon a incarné la figure du leader de la gauche. Mais son image s’est extrêmement dégradée depuis cinq ans pour des raisons dont il est absolument responsable, ses méthodes, le contenu scandaleux de certaines de ses prises de position, notamment en politique internationale… Cela rejaillit sur l’ensemble de la gauche et constitue un terrible handicap pour elle. Quand l’un des vôtres prête le flanc aux critiques, même venant d’opposants qui n’ont pas de leçon à donner dans les domaines du racisme ou de l’antisémitisme, il y a un problème. Voici cinq ans, le nom de Jean-Luc Mélenchon aurait été avancé tout de suite pour désigner un candidat Premier ministre. Il n’y aurait pas eu de débat. Le 12 juin, s’exprimant au 20 Heures de France2, il a bien compris que la roue avait tourné. Il a dit se sentir capable de gouverner, mais il a précisé que rien ne serait imposé. Il a en quelque sorte reconnu que la personne qui serait Premier ministre devait être acceptée par tous les partenaires de gauche. Et au PS, c’est non à Mélenchon. Pour la présidentielle de 2027, ce sera pareil. Jean-Luc Mélenchon a déjà fait trois tentatives infructueuses. En 2022, il n’a pas passé le cap du premier tour alors qu’il a bénéficié dans la dernière ligne droite d’un vote utile, ce qui a expliqué ses 22%. Mais il n’y a pas 22% d’admirateurs de Jean-Luc Mélenchon en France. L’idée d’une hégémonie de La France insoumise et de Jean-Luc Mélenchon sur la gauche s’est forgée sur ce malentendu. En réalité, il ne rassemble pas, il divise. Il ne peut pas amener la gauche à la victoire.

Le vote de la loi immigration, un des exemples de politique de droite développée par le président censé être «ni de gauche ni de droite». © Getty Images
«Jean-Luc Mélenchon a bien compris que la roue avait tourné pour lui.»

En quoi le «ni droite ni gauche» développé par Emmanuel Macron a-t-il servi le Rassemblement national?

Il n’y a pas que la gauche qui est confusionniste. Le «en même temps» d’Emmanuel Macron est aussi un procédé confusionniste. Il a tenté plus que tout autre de brouiller la frontière gauche-droite. Il y a réussi d’une certaine manière en déstabilisant terriblement le Parti socialiste en 2017. Il a emmené avec lui nombre d’élus, de militants et d’électeurs socialistes, dont certains sont d’ailleurs en train de revenir au PS. Il a fait la même chose à droite. Regardez l’état des Républicains. Et il a aussi fait montre de confusionnisme dans l’action et le discours. Comment a-t-il gouverné? Il prétendait être un centriste pur, et de droite et de gauche. Très vite, il a été et de droite et de droite. De personnalités de gauche, il n’y en avait quasiment pas dans son gouvernement et dans son entourage. Aujourd’hui, selon moi, il n’y en a plus. Il a fait passer les lois sur le séparatisme et sur l’immigration; il a géré les mouvements sociaux contre des réformes jugées injustes d’une façon extrêmement dure. Le mouvement des gilets jaunes, lui-même confusionniste, a été sévèrement réprimé aussi. Le délabrement du débat politique en France est en grande partie dû à sa politique.

Lors de son élection en 2017, Emmanuel Macron expliquait qu’il ferait tout pour que les électeurs de Marine Le Pen n’aient plus aucune raison de voter pour elle au terme de son mandat. Est-ce son plus grand échec?

C’est un échec absolument cuisant. Emmanuel Macron a été élu deux fois, entre autres choses, avec les voix de gauche. En 2022, il s’est expressément tourné vers les sympathisants de gauche en leur demandant des voix. Il a été humble le temps d’un discours d’entre-deux tours et puis, il a oublié. Il n’est plus jamais revenu sur cela. On voit où on en est maintenant. Les lois sur le séparatisme, sur l’immigration sont vraiment du répertoire de l’extrême droite. Depuis 2017, beaucoup ont été responsables de la montée de l’extrême droite, y compris à gauche. On peut même dire que Jean-Luc Mélenchon, avec ses méthodes à la hussarde, a contribué à nourrir dans un électorat populaire un sentiment de «tous pourris» qui les a finalement confortés dans un vote pour le Rassemblement national. Mais Emmanuel Macron est le responsable numéro un. Pour parachever le tout, il propose une dissolution au pire moment. Il va perdre cette élection. Des voix dans son camp affirment que c’est volontaire, afin que l’extrême droite gouverne pendant trois ans et montre son incompétence… C’est de la foutaise. Non, il a très mal calculé. Il a montré une immaturité politique incroyable pour penser qu’un parti qui venait de remporter largement une élection puisse être battu trois semaines plus tard. Il y a un «momentum» pour le Rassemblement national. Il est le grand favori de cette élection. Mais la gauche peut créer une surprise.

(1) Les Tontons flingueurs de la gauche: lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfray, par Philippe Corcuff et Philippe Marlière, Textuel, 96 p.
© DR

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