Législatives françaises: «La nouvelle génération du RN est aussi radicale que la précédente» (entretien)
La vitrine est plus présentable mais le fond n’a pas changé. Le courant identitaire domine aujourd’hui le parti de Marine Le Pen, analyse la spécialiste de l’extrême droite Marylou Magal.
La vitrine est plus «attrayante». Jordan Bardella n’est pas Marine Le Pen. Celle-ci tranchait avec l’image de son père. Pour autant, le fond idéologique du Rassemblement national a-t-il évolué au gré de l’action de ses différents dirigeants au point, par exemple, de l’extraire de la catégorie de l’extrême droite politique? Marylou Magal, journaliste à l’hebdomadaire L’Express, et Nicolas Massol, du quotidien Libération, couvrent l’actualité de l’extrême droite française depuis plusieurs années. Ils ont fait œuvre commune, dans L’Extrême Droite, nouvelle génération, pour montrer ce qu’est, derrière la vitrine, ce Rassemblement national, cette extrême droite «new look» dont le succès, amplifié encore lors du premier tour des élections législatives le 30 juin, doit beaucoup à l’image de Jordan Bardella, «gendre idéal» propulsé aux avant-postes du parti par Marine Le Pen.
Pour Marylou Magal, l’avènement de cette nouvelle génération trouve ses prémices en 2012 et 2013 dans la Manif pour tous, ce mouvement d’opposition à la loi sur le mariage pour tous, entre personnes du même sexe, portée par la ministre de la Justice Christiane Taubira, sous la présidence de François Hollande. En dix ans, la génération de dirigeants d’extrême droite nés de cette action a largement pris sa place sur l’échiquier politique de l’Hexagone. Marylou Magal détaille comment elle y est parvenue.
A l’époque de la Manif pour tous, les parois sont encore étanches entre la droite et l’extrême droite, expliquez-vous. Qu’est-ce qui a changé par la suite?
Ce mouvement marque le début d’un long travail de décloisonnement mené par les jeunes générations de droite et d’extrême droite qui se rendent compte que ce qui les rassemble est plus fort que ce qui les différencie. A l’époque de la Manif pour tous, des cadres de la droite républicaine discutent avec des représentants du Front national. Mais s’afficher avec eux est encore très mal vu. A partir delà, vont naître des initiatives destinées à abattre le mur qui sépare ces différentes formations. Elles sont le fait des jeunes de ces formations politiques. Des soirées sont organisées. Des lieux de sociabilisation se créent à Paris. Des espaces de formation s’ouvrent. Un écosystème médiatique voit le jour. Sans que personne ne le réalise vraiment, en une dizaine d’années, les digues tombent peu à peu entre la droite et l’extrême droite, grâce à la jeune génération.
Jordan Bardella est-il l’enfant de ces échanges et de ce rapprochement?
Absolument. Il est un pur produit du Front national. Il prend sa carte au parti lorsqu’il a 16 ans. Il est formé par le parti; il en gravi tous les échelons. Mais il évolue aussi dans un écosystème de jeunes d’extrême droite, y compris issus de groupuscules, qui ont son âge ou presque. Je pense à des personnalités qui l’entourent aujourd’hui: Alexandre Loubet, député RN de Moselle, ancien proche de Nicolas Dupont-Aignan (NDLR: le président de Debout la France), ou Pierre Gentillet, candidat du RN aux législatives dans le Cher… Différentes personnalités qui gravitaient autour de Jordan Bardella ont fini par se fondre dans le Rassemblement national.
«Jordan Bardella est un pur produit du Front national.»
Cette proximité peut-elle justifier les rapprochements d’aujourd’hui?
Oui. Nicolas Dupont-Aignan soutient la coalition emmenée par le RN. Beaucoup de cadres de son mouvement ont rejoint le parti de Marine Le Pen entre 2017 et 2022. Pour Reconquête d’Eric Zemmour, le processus est en cours. Trois de ses vice-présidents, Marion Maréchal, Nicolas Bay et Guillaume Peltier, ont quitté le parti pour le Rassemblement national. Une rupture de l’étanchéité des frontières s’est opérée également avec le parti Les Républicains…
L’Institut de formation politique (IFP), à Paris, est-il devenu un incubateur de dirigeants d’extrême droite?
C’est non seulement un incubateur de dirigeants d’extrême droite mais c’est aussi un laboratoire à dissoudre le cordon sanitaire. Dans ces lieux de formation, se croisent depuis des années les cadres de la droite, de l’extrême droite, de groupuscules. Ils apprennent à se connaître et à mettre à bas la frontière étanche qui existait entre leurs partis.
La période 2015-2017 marque la fin de l’épisode souverainiste du Front national. Le rejet des musulmans va supplanter la haine de l’Europe, indiquez-vous. Est-ce un tournant qui permet le succès actuel du RN?
Il y a eu trois courants chez les jeunes d’extrême droite depuis la Manif pour tous. Le courant conservateur, le souverainiste puis l’identitaire. Ce dernier est aujourd’hui le courant dominant. Le RN a suivi cette évolution. Le souverainisme, qui était le mantra des années 2010 avec un côté très eurosceptique, a été supplanté par le courant identitaire. Les attaques du Rassemblement national se concentrent sur les musulmans. A l’échelle de l’histoire du parti, la haine du musulman a remplacé la haine du Juif.
Malgré la volonté affichée de rompre avec l’antisémitisme historique du Front national, subsiste-t-il des liens entre des membres du RN et des activistes antisémites, comme ceux du syndicat étudiant Groupe union défense (Gud)?
Aujourd’hui, la matrice du Rassemblement national est plus islamophobe qu’antisémite. Mais le Gud fait toujours partie des éléments qui gravitent autour du parti. Plusieurs jeunes conservent des liens avec des représentants du Gud, notamment à Paris. La société e-Politic, dont Frédéric Chatillon, l’ancien président du Gud et ami de Marine Le Pen, était actionnaire, continue de travailler avec le RN (lire l’encadré). Les liens n’ont jamais été coupés, même si le RN essaie de les dissimuler.
«Il reste au RN un fond de boutique antisémite, même si le discours officiel a évolué.»
Est-ce pour cela que Jordan Bardella a souscrit à l’idée, formulée récemment par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, de dissoudre le Gud?
On en revient toujours à la volonté de dédiabolisation. Le Rassemblement national a théorisé le fait que la dernière barrière à la dédiabolisation était l’antisémitisme et qu’il fallait donc purger le parti de tout soupçon. Ces derniers mois ont été l’occasion d’un accélérateur absolu dans cette quête avec la participation du Rassemblement national à la Marche contre l’antisémitisme le 13 novembre après le massacre du 7-Octobre par le Hamas en Israël. Mais il y a toujours le discours officiel et l’arrière-vitrine. Quand on la regarde de plus près, on constate que des proches de Jordan Bardella et de Marine Le Pen ont toujours des liens avec des membres du Gud, une association violente et antisémite. Récemment,la quotidien Libération a encore mis au jour des déclarations antisémites de candidats investis par le RN pour les législatives. Il reste donc au Rassemblement national ce fond de boutique antisémite, même si le discours officiel du parti a évolué.
La volonté de la direction du RN de rompre avec l’antisémitisme vous paraît-elle sincère?
Je pense que Jordan Bardella a été obligé de composer avec certaines personnalités de sa génération parce qu’elles appartenaient à son écosystème, et parce que le RN ne peut pas vraiment se passer de ses «radicaux». L’actuelle génération d’extrême droite est tout aussi radicale que la précédente.
L’irrésistible ascension de Jordan Bardella suscite-t-elle des jalousies? Vous évoquez dans votre livre des tensions entre lui et le duo Steeve Briois, le maire de Hénin-Beaumont, et le député Bruno Bilde…
Il y a eu des jalousies. Elles sont dues notamment à de légères différences de lignes politiques. Jordan Bardella est plus libéral et plus tenant d’une ligne identitaire que Marine Le Pen. Aujourd’hui, ces conflits sont camouflés parce que l’idée est de conquérir le pouvoir. Tout le monde fait bloc pour l’instant derrière Jordan Bardella. Mais il ne fait pas l’unanimité au sein du parti.
Quelle est la différence entre cette nouvelle génération et l’ancienne?
L’ancienne génération d’extrême droite était très marginale. Elle était composée de personnes liées à l’extrême droite historique, nourries à la pensée radicale, notamment des auteurs antisémites, et cantonnées aux marges de la politique, entre autres parce qu’ils ne disposaient pas de relais médiatiques. Aujourd’hui, le contexte est tout à fait différent. La jeune génération n’est plus marginale. Elle a, avec les médias de Vincent Bolloré, un écosystème médiatique à sa disposition. CNews lui donne la parole à longueur de journée, ce qui lui permet de diffuser ses idées à des heures de grande écoute. Elle est plus présentable, mais elle n’en est pas moins radicale.
(1) L’Extrême Droite, nouvelle génération. Enquête au cœur de la jeunesse identitaire, par Marylou Magal et Nicolas Massol, Denoël, 268 p.Bardella et l’ultradoite violente
Pour mener ses campagnes électorales ou assurer la communication de sa délégation au Parlement européen, le Rassemblement national recourt depuis plusieurs années à un partenaire privilégié, la société de communication Web et marketing digital e-Politic. Jusqu’il y a quelques mois, en étaient propriétaires Frédéric Chatillon et Axel Loustau. Le premier est connu pour avoir présidé le Groupe union défense (Gud), le second pour en avoir été un membre actif.
Le Gud est un syndicat étudiant d’extrême droite adepte d’actions racistes et violentes. On voit certains de ses membres défiler en mai de chaque année à Paris au sein de cortèges à l’initiative d’un comité créé à la mémoire d’un militant d’ultradroite décédé accidentellement en 1994 dans une course-poursuite avec la police. «Europe, jeunesse, révolution» est leur slogan favori. Ils arborent aussi des tee-shirts avec l’inscription «Au fusil, au couteau, nous rétablirons l’ordre nouveau».
Quand a été révélé au grand jour que les dirigeants d’e-Politic étaient ces anciens du Gud, le Rassemblement national a rapidement communiqué que les deux hommes avaient revendu leurs parts dans la société. Ce «blanchiment de respectabilité» est mis en doute par le journaliste Pierre-Stéphane Fort dans son livre-enquête très documenté sur le parcours de Jordan Bardella, Le Grand Remplaçant. Vérification faite, les parts ont bien été cédées, mais à Paul-Alexandre Martin, associé et compagnon de route de longue date d’Axel Loustau et de Frédéric Chatillon. Donc, de rupture avec la mouvance de l’ultradroite, il n’est pas vraiment question au RN.
En 2017, un ancien eurodéputé du Rassemblement national, Aymeric Chauprade, il est vrai peut-être amer, déclarait à l’émission Envoyé spécial, parlant de la «Gud Connection»: «Marine Le Pen n’est pas libre, elle est tenue par ces gens. Si elle arrive au pouvoir, ces gens seront au pouvoir.» Qu’en sera-t-il pour Jordan Bardella qui, un temps, fut le petit ami d’une des filles de Frédéric Chatillon?
Le Grand Remplaçant. La face cachée de Jordan Bardella, par Pierre-Stéphane Fort, StudioFact éditions, 236 p.
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