Législatives en France: comment les influenceurs d’extrême droite favorisent le Rassemblement national
La fachosphère s’irrite de la dédiabolisation du parti de Marine Le Pen mais n’en sert pas moins in fine ses intérêts, en réveillant les abstentionnistes.
Le succès du Rassemblement national aux élections européennes du 9 juin s’explique notamment par sa progression parmi les jeunes. La liste de Jordan Bardella est arrivée en tête dans la tranche des 18-35 ans. Vingt-huit pour cent d’entre eux se sont retrouvés dans le discours du dirigeant politique de 28 ans.
Il est difficile de ne pas voir une corrélation entre ce succès et la forte présence du président de la formation d’extrême droite sur les réseaux sociaux, en particulier sur TikTok où il peut se targuer d’avoir 1,6 million d’abonnés. Jordan Bardella est la seule personnalité politique à pouvoir revendiquer le statut d’influenceur, selon Marie Guyomarc’h, responsable contenu auprès de la plateforme Visibrain, interrogée par l’hebdomadaire Le Point. «Lors des élections européennes, il a réussi à capter plus de voix de jeunes que Manon Aubry, la tête de liste de La France insoumise, un parti qui prédominait dans le vote des jeunes aux récents scrutins présidentiels. On peut mettre cette évolution en parallèle avec la présence considérable de Jordan Bardella sur les réseaux, en particulier TikTok, mais ce n’est pas le seul facteur d’explication», complète Tristan Boursier, chercheur au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). Celui-ci livre une autre piste possible d’explication de la progression du vote en faveur de Jordan Bardella dans le titre d’une étude qu’il a réalisée: «Influenceurs d’extrême droite: le moteur caché du RN?» (1).
Nationalisme, autoritarisme, virilisme
Cette galaxie comprend une quarantaine d’hommes, et quelques femmes. Les plus suivis sont Papacito, Valek, Baptiste Marchais, Julien Rochedy, Le Raptor –même s’il s’est concentré ces derniers mois sur ses activités de coaching en musculation–, Le lapin du futur… Leur audience oscille entre 100.000 et 300.000 vues par vidéo. Mais les plus populaires peuvent atteindre le million, un chiffre important en regard, par exemple, des audiences moyennes des contenus de médias traditionnels comme TF1 et France Télévisions, détaille en substance Tristan Boursier. «La sphère d’influence d’extrême droite a une grande diversité idéologique, détaille le chercheur. Certains ont des accointances avec le catholicisme. D’autres, en revanche, sont des paganistes, opposés à la religion chrétienne. Leur liberté leur permet d’aller capter, chacun de leur côté, des franges différentes de la droite extrême.»
Des caractéristiques communes permettent toutefois de les ranger clairement dans la sphère de l’extrême droite. Première constante: ils défendent «une vision nationaliste et nativiste de la société». «Ils mettent en avant l’idée que fait avant tout société un lien issu du sang. Ils n’emploient pas directement le mot « race ». Mais on perçoit qu’ils sont très proches de cette idée-là. Ils disqualifieront, par exemple, certains Français, naturalisés, en parlant de « Français de papier » pour souligner qu’au fond, eux ne sont pas légitimes à être français», avance Tristan Boursier. Deuxième idée directrice partagée par les influenceurs d’extrême droite: «Une valorisation de l’autoritarisme dans la forme de gouvernance et un antidémocratisme fort.» «La démocratie est à leurs yeux trop lente, inefficace, et ne permet pas de défendre leur vision traditionnaliste du monde.» Enfin, les réunit aussi «l’antiféminisme». «Ils considèrent que l’égalité homme-femme a été atteinte et que ce n’est plus la peine d’en parler, que les féministes actuelles vont trop loin.»
«Au deuxième tour de la présidentielle de 2022, ils ont tout de même appelé à voter pour Marine Le Pen.»
Avancer masqué
Aucun élément dans les recherches de Tristan Boursier n’établit un lien structurel entre ces influenceurs d’extrême droite et le Rassemblement national. Ils s’affichent souvent plus à droite que Marine Le Pen, caricaturée en «communiste» et en «immigrationniste», même dans le chef de Julien Rochedy, qui fut le directeur du Front national de la jeunesse de 2012 à 2014. «A l’élection présidentielle de 2022, tous ces influenceurs ont soutenu Eric Zemmour au premier tour et, au deuxième, malgré leur « immense déception » et avec un peu d’amertume, ils ont tout de même appelé à voter pour Marine Le Pen. Ils savent reconnaître où se situent leurs intérêts, malgré les divergences idéologiques», pointe le chercheur du Cevipof.
Il distingue aussi une dichotomie entre l’attitude de ces influenceurs à l’approche d’élections, où ils se décident à prendre position politiquement, et celle qu’ils adoptent en période normale. «Pour une grande partie de ces influenceurs, la stratégie consiste à ne pas laisser apparaître très clairement leur positionnement idéologique, au même titre que Jordan Bardella sur TikTok. Beaucoup de leurs contenus ne parlent pas ouvertement de politique. Ils ne se positionnent d’ailleurs pas à l’extrême droite. Les peu de fois où ils le font, ils disent appartenir à la « vraie droite » pour souligner qu’ils se distinguent des Républicains, la droite traditionnelle. Ils créent du contenu dont la vocation principale est d’être divertissant. C’est cela qui fonctionne, notamment chez les plus jeunes ou chez les personnes les moins politisées.» Tristan Boursier en donne pour preuve une interview de Papacito dans laquelle il affirmait que pour séduire, l’humour était son levier principal, prenant même pour modèle «l’esprit Canal +» d’il y a quelques années, pas vraiment à l’extrême droite…
Alors, les influenceurs d’extrême droite sont-ils «le moteur caché du succès du Rassemblement national» de Jordan Bardella? Difficile de l’affirmer avec certitude. Mais en considérant avec Tristan Boursier, que «cette sphère d’influence permet de comprendre des dynamiques de politisation d’un électorat plutôt abstentionniste qui commence à se politiser et à prendre conscience qu’il a un intérêt politique à voter pour tel ou tel parti», on peut affirmer qu’ils exercent une… «influence d’atmosphère» qui n’est sans doute pas sans effet sur la banalisation du vote RN.
(1) «Influenceurs d’extrême droite: le moteur caché du RN?», par Tristan Boursier, 21 juin 2024, Cevipof.Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici