«La droitisation de la France par en bas est un mythe» (entretien)
Le sociologue Vincent Tiberj conteste le constat que la société française est majoritairement de droite. Les évolutions sociétales sur le temps long le démentent.
«Le gouvernement français est de droite parce qu’une majorité de la société française est de droite.» C’est notamment sur la base de ce constat qu’un certain nombre de Français s’accommodent que le Premier ministre désigné à la suite des élections législatives des 30 juin et 7 juillet, Michel Barnier, soit de droite alors que la gauche les a remportées. Professeur en sociologie politique à Sciences Po Bordeaux, Vincent Tiberj conteste cette vision de la population de l’Hexagone dans son essai La Droitisation française. Mythe et réalités. Son constat? «La droitisation est simultanément une réalité, par en haut, et un mythe, par en bas.» Explications.
Vous expliquez que si on regarde l’évolution des opinions des Français sur le temps long, ils expriment une ouverture de plus en plus grande aux minorités et aux immigrés. Est-ce la donnée principale qui vous fait dire qu’il n’y a pas de droitisation «par le bas» de la société?
Le livre parle d’une disjonction entre ce qu’on constate lorsqu’on travaille les données de l’opinion dans le temps long, et ce qui est dit dans les débats politiques et médiatiques. Avec James Stimson, nous nous sommes appuyés sur plusieurs centaines de séries de questions récoltées depuis les années 1970 dans les études d’opinion de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), de l’enquête sociale européenne, qui existe aussi pour la Belgique, des eurobaromètres… Lorsqu’on les agrège, on observe une évolution qui ne va pas dans le sens d’une France devenue plus conservatrice socioéconomiquement et en matière de mœurs. C’est même l’inverse.
«La “grande démission” des électeurs handicape d’abord le spectre gauche de l’offre politique.»
En matière culturelle, vous évoquez le renouvellement des générations et l’élévation du niveau des diplômes. Sont-ce les éléments qui expliquent l’expansion des positions progressistes?
Cette tendance n’est pas typiquement française. On la constate aussi en Belgique, au Royaume-Uni, en Allemagne, aux Etats-Unis. Plus une génération est née récemment, plus elle est ouverte à l’acceptation des LGBTQIA+, à l’égalité entre les femmes et les hommes, au refus des violences sexuelles… Cette évolution résulte du temps que l’on passe à l’école, de ce qu’on y apprend et de la manière dont on sort progressivement de ses préjugés. Un exemple éloquent: la tolérance à l’endroit des homosexuels. En à peine 40 ans, on est passé d’un monde où l’homosexualité n’était même pas admise comme sexualité à un monde où elle est parfaitement acceptée. C’est impressionnant, comme le sont les progrès enregistrés en une vingtaine d’années pour les droits des couples homosexuels. Aujourd’hui, le mariage pour tous recueille plus de 70% de soutien en France, l’homoparentalité, même chose. En réalité, ces changements majeurs ne peuvent pas être expliqués uniquement par le renouvellement générationnel. Ils se justifient aussi par l’effet de la «socialisation inversée» qui fait que dans une famille, subsistent certes des grands-parents un peu réac et un oncle raciste, mais à côté d’eux, des petits-enfants qui font bouger l’opinion des parents et des grands-parents sur les rôles des genres, l’acceptation de l’homosexualité ou l’ouverture à la diversité culturelle et migratoire.
D’où vient alors l’impression de droitisation de la France sur les questions culturelles?
On constate qu’il y a une amplification d’une parole conservatrice. Elle a toujours existé. Mais les intellectuels qui portent cette parole ont acquis des positions plus fortes dans le champ médiatique. Car une entreprise de politisation de certains médias s’est opérée qui fait que cette parole est beaucoup plus visible. Ils la relaient, la répètent, l’amplifient… C’est la raison pour laquelle je parle de bruit de fond conservateur ou de droitisation par le haut. Des médias considèrent désormais qu’ils sont en croisade pour imposer des sujets, et des manières d’en parler, ce qui n’existait pas avant. Cette tendance a un effet sur certains responsables politiques qui contribuent aussi à cette droitisation par en haut. J’en veux pour preuve la position des Républicains et de certains macronistes quand il s’agit de parler de l’immigration.
L’évolution des résultats des élections récentes ne traduit-elle pas, tout de même, une droitisation de la société française?
Une des raisons pour laquelle il y a cette «évidence» d’une droitisation française, ce serait le résultat des élections, et notamment celles de juin 2024. Le Rassemblement national a très clairement obtenu des scores historiques. Mais quand on les analyse plus avant, on constate que ceux du premier tour étaient d’abord un message envoyé au président Macron. Il a imposé une campagne courte de quatre semaines, il a saturé l’espace médiatique et il s’est quand même pris un scud, avec à peine 20% des suffrages. Le premier tour consacre donc un refus de la politique menée par Emmanuel Macron, notamment dans sa dimension socioéconomique. Le deuxième tour nous raconte une autre histoire. La question était différente. Elle était: «Etes-vous pour ou contre l’arrivée du RN au pouvoir?» La réponse négative fut assez claire: le Rassemblement national a certes engrangé onze millions de voix, mais il n’a récolté qu’un tiers des suffrages. On peut donc tirer comme enseignements de ces élections que les Français, d’une part, ne sont pas aussi favorables au libéralisme économique qu’on l’entend dire, et que, du point de vue culturel, ils ne sont pas une majorité à être en faveur des thèses du Rassemblement national. Ainsi, se trouve-t-on face à un hiatus assez grand entre les voix qui se sont exprimées et ce que cela produit comme équilibre partisan, avec un Michel Barnier Premier ministre, membre du parti qui a perdu le plus de voix depuis 2017…
«Les partis continuent à avoir des racines dans la population, mais elles sont de plus en plus atrophiées.»
Le vote n’exprime donc pas toujours une adhésion à un programme. Est-ce de plus en plus le cas?
Ce sont de moins en moins des votes d’adhésion, de plus en plus des votes par la négative. Aujourd’hui, près d’un Français sur deux n’a pas de parti préféré. C’est même pire puisque la question posée est «Y a-t-il un parti dont vous vous sentez proche ou le moins éloigné?» et que même la notion de «parti le moins éloigné» n’inspire pas de réponse. Au début de ma carrière, dans les années 1990, à peine 8% des gens avaient du mal à désigner un parti comme étant le moins éloigné de leurs idées. Aujourd’hui, ce chiffre varie entre 40% et 50%. Les partis continuent d’avoir des racines dans la population, mais elles sont de plus en plus atrophiées. C’est un problème. D’autant qu’on est, en France, face à une classe politique qui a beaucoup de mal à faire de la place au citoyen. Il n’y a plus eu de référendum depuis 2005. La culture encore dominante dans la classe politique est de dire que «les citoyens, c’est sympa, mais il faut laisser les grandes personnes décider entre elles».
A propos des abstentionnistes, vous parlez d’une «grande démission». Celle-ci toucherait-elle davantage des électeurs à la sensibilité de gauche?
On constate une disjonction de plus en plus forte en France entre les citoyens et les électeurs. Il fut un temps où l’un était le synonyme de l’autre. On était citoyen parce qu’on votait. Et l’abstentionnisme relevait d’un défaut d’intégration, de compréhension… Aujourd’hui, on s’aperçoit que l’abstentionnisme progresse très fortement dans des couches de la société qui, a priori, ne devraient pas être abstentionnistes. Ce mouvement traduit donc autre chose. C’est ce que j’appelle une «grande démission». Elle exprime à la fois une rupture avec l’offre politique, particulièrement dans le chef des catégories populaires des ouvriers et des employés, mais aussi une forme de grève des urnes de la part des diplômés du supérieur. Les ouvriers et les employés sont les groupes sociaux le plus en demande de redistribution. Et les diplômés du supérieur, en particulier ceux des générations récentes, sont typiquement les plus favorables à l’ouverture culturelle. Donc, la «grande démission», qui désormais touche surtout ces deux catégories de population, handicape d’abord le spectre gauche de l’offre politique. Typiquement, la droite traditionnelle attire les conservateurs en matière socioéconomique et les conservateurs en matière culturelle. Les électeurs de gauche sont les plus favorables à la redistribution d’un point de vue économique, et à l’ouverture culturelle. Le macronisme séduit des libéraux tant d’un point de vue économique que culturel. L’extrême droite attire les anti-immigrés, mais certains d’entre eux sont favorables à moins d’intervention de l’Etat tandis que d’autres sont favorables à plus d’Etat.
La «surévaluation» de la droitisation de la France ne s’explique-t-elle pas précisément par l’ambiguïté qui entoure la nature du vote en faveur du RN? Certains de ses électeurs ne peuvent-ils pas être considérés de gauche, d’un point de vue socioéconomique?
Imaginons qu’en France, on ait organisé un référendum sur la réforme des retraites. Il est vraisemblable qu’une bonne partie des électeurs du RN auraient voté contre. Ceux-ci ont en commun le rejet de l’immigration. Sur les questions socioéconomiques, en revanche, ils divergent. Les électeurs RN de Hénin-Beaumont, proche de la Belgique, demandent de la protection, de la redistribution et un Etat social fort pour eux. Les électeurs RN de Fréjus, dans le sud-est de la France, dont un grand nombre appartient aux classes moyennes, qu’ils soient indépendants, artisans, commerçants ou chefs d’entreprise, sont beaucoup moins en demande d’interventions de l’Etat, hormis pour ses missions régaliennes. Quelque part, la chance du RN est qu’on ne l’a jamais vraiment attaqué sur ce hiatus. Ses dirigeants ne sont pas très clairs sur les dossiers socioéconomiques. A plusieurs moments de la campagne des législatives, on a vu Jordan Bardella et d’autres commencer à expliquer que l’abrogation de la réforme des retraites ou la redistribution dépendraient de l’état des finances. Cela a quand même un petit goût de droite traditionnelle…
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