«Les Français préfèrent le bien-être à la démocratie»: une chance pour Michel Barnier?
Une étude montre qu’à côté des Italiens et des Allemands, les Français sont ceux qui privilégient le moins la démocratie. Le Premier ministre de la stabilité peut-il en tirer profit?
Nommé Premier ministre le 5 septembre, Michel Barnier a enchaîné, depuis, les consultations pour trouver des candidats susceptibles d’entrer dans son gouvernement et pour s’assurer le soutien ou la bienveillance passive de groupes politiques à l’Assemblée nationale. En bon négociateur, l’ancien commissaire européen s’est dit ouvert au dialogue avec toutes les formations de l’échiquier constitué après les élections législatives des 30 juin et 7 juillet derniers que sa famille, la Droite républicaine, n’a soldées qu’en quatrième position. Rompus progressivement aux affres de la formation des coalitions, les Français comprennent que la mission du chef du gouvernement, même expérimenté du haut de ses 73 ans, n’est pas et ne sera pas une expérience sans grandes entraves comme le fut le mandat d’un Jean Castex.
La quadrature du cercle
C’est même la quadrature du cercle que devrait résoudre Michel Barnier s’il veut passer l’hiver. A savoir consacrer l’envie de changement, formulée dans les urnes, face à la majorité relative sortante macroniste tout en travaillant avec des ministres et des députés macronistes, et tout en évitant de réduire en charpie le bilan d’Emmanuel Macron (en ce sens, indiquer que des aménagements des modalités de la réforme des retraites pourraient être envisagées est l’ouverture maximale que pouvait avancer Michel Barnier). A savoir, aussi, répondre aux attentes du Rassemblement national propulsé, par la décision du président français de choisir un Premier ministre de droite, en arbitre de sa survie. Si le chef du gouvernement mène une politique prenant suffisamment en compte les revendications de l’extrême droite, les amis de Marine Le Pen approuveront ou s’abstiendront. Si ce n’est pas le cas, ils siffleront la fin de l’aventure. Et l’aventure se terminera sauf si, par extraordinaire, le projet du gouvernement emporte l’assentiment de la partie opposée du spectre politique, le Nouveau Front populaire.
«Moins d’un sondé sur deux affirme préférer avant tout un régime démocratique.»
La quadrature du cercle de Michel Barnier, c’est, enfin, donner aux composantes de sa coalition, les partis centristes et la Droite républicaine, les assurances qu’elles trouvent un intérêt à le soutenir alors que lui-même est contraint à une sorte de grand écart entre les électeurs de centre-gauche et les dirigeants d’extrême droite. L’argument de la participation à un «exécutif d’urgence» au nom de la sauvegarde des intérêts de la France est un message qui peut être un temps médiatiquement porteur, encore faut-il qu’il s’accompagne de dividendes qu’un Edouard Philippe, un Gabriel Attal ou un Laurent Wauquiez pourront faire valoir à l’approche d’un scrutin législatif anticipé ou de l’élection présidentielle de 2027. Contenter les présidents des groupes La Droite républicaine et Ensemble pour la République à l’Assemblée nationale tout en ménageant la présidente de celui du Rassemblement national: la tâche de Michel Barnier relève du parcours du combattant.
Son horizon n’est cependant pas uniquement obscurci par des nuages menaçants. Quasi l’ensemble de la classe politique reconnaît en lui un homme de dialogue. Certes, entre 110.000 et 300.000 personnes ont manifesté, à l’appel des partis de gauche hormis le Parti socialiste, le 7 septembre pour dénoncer le «coup de force» d’Emmanuel Macron. Mais la rancœur qu’a provoqué le rejet de la candidature au poste de Premier ministre de Lucie Castets au nom du Nouveau Front populaire, ne paraît pas à ce stade suffisamment profonde pour se transformer en une colère autre que contenue.
Mon bien-être d’abord
Le «déni de démocratrie» brandi par les dirigeants et les militants de gauche n’aurait-il pas un fondement suffisamment avéré? Ou, somme toute, une majorité de Français s’en accommoderaient-ils?
Une enquête accrédite la deuxième hypothèse. Cofinancée par Sciences Po Paris et l’université Bocconi de Milan et menée avant et après les élections européennes du 9 juin, elle a testé des panels représentatifs de Français, d’Allemands et d’Italiens sur l’arbitrage qu’ils établissent entre la démocratie et le bien-être économique. «L’analyse montre que c’est en France que le choix prioritaire donné à la démocratie sur le bien-être est le plus rare (NDLR: 37% des sondés alors que 39% privilégient le bien-être, 18% optent pour un équilibre et 6% ne répondent pas). Moins d’un enquêté sur deux affirme préférer avant tout un régime démocratique à un régime moins ou peu démocratique qui augmente ses possibilités d’enrichissement ou de bien-être», détaille le politiste Luc Rouban dans une note publiée en août (1). Etonnamment, quoique… – serait-ce parce qu’elle est menacée par le gouvernement d’extrême droite de Giorgia Meloni?–, c’est en Italie que l’attachement à la démocratie est le plus grand, plébiscité par 62% des personnes interrogées (tandis que 45% des Allemands le mettent en avant).
Cette appétence toute relative pour le régime démocratique des citoyens du pays des droits de l’homme pourrait-elle s’expliquer par le fait que plus de Français que d’Italiens ou d’Allemands s’estiment en situation de déclin socioéconomique? Oui, si on prend en compte que le sentiment de déclassement n’est pas corrélé avec un état de pauvreté. L’étude montre en effet que «plus les enquêtés vivent dans une famille aisée et plus ils préfèrent le bien-être à la démocratie. Alors que les enquêtés français vivant dans une famille modeste préfèrent la démocratie avant tout à 41% et le bien-être à 33%, ceux vivant dans une famille aisée préfèrent la démocratie à 33% et le bien-être à 48%.»
En vertu de ces constats, Michel Barnier pourrait jouer la carte de la défense du bien-être économique des Français et faire ainsi oublier l’entorse à la bonne pratique démocratique qu’il personnifie presque malgré lui. La contestation par les sympathisants de gauche de sa légitimité sur cette dimension continuera mais elle restera contenue en raison d’un «égoïsme du bien-être».
(1) «Les Français préfèrent le bien-être à la démocratie», par Luc Rouban, Sciences Po Cevipof, août 2024.Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici