Dissolution, déconnexion, désolation: retour en 3 temps sur l’annus horribilis d’Emmanuel Macron
«S’ils avaient distribué des tracts cinq minutes dans leur vie, ils n’auraient jamais fait cela.» Histoire d’une décision toujours incomprise d’Emmanuel Macron. Trop exalté par le pouvoir?
Que diront de 2024 les mémoires de Gabriel Attal, entre zénith de la nomination comme plus jeune Premier ministre de France et gouffre de la démission après une dissolution non désirée? Surtout, que diront-ils de ses relations avec Emmanuel Macron? Regardez le premier évoluer au fil de ces mois, et vous découvrirez qui est, au moins en partie, le second… Regardez-le au soir des élections européennes au moment de l’annonce de la décision fatidique par le président à ceux qui sont censés être ses plus fidèles compagnons…
L’ancien ministre français de l’Education apparaît en acteur majeur à trois étapes de cette annus horribilis de la macronie. Le 9 janvier, il représente encore le nouvel élan que le président espère donner à son deuxième mandat après l’adoption houleuse de la réforme des retraites. «Plus jeune Premier ministre désigné par le plus jeune président de la Ve République», le constat strictement factuel impressionne encore –un peu– dans un mandat miné par l’absence de majorité parlementaire lorsqu’il le prononce dans la cour de Matignon face à sa prédécesseure, Elisabeth Borne. Au cœur de l’été, après la défaite aux législatives imposées par Emmanuel Macron, ce sera perçu comme un des éléments précurseurs de la débâcle. En rejetant la Première ministre qui n’a pourtant pas démérité vu les circonstances, il s’est privé d’une possibilité d’action –le remaniement– si le scrutin européen du 9 juin tourne au camouflet. Mais ce n’est qu’un des éléments précurseurs parce que le «mal» est plus ancien et plus profond. Les plus critiques, les plus lucides, situent ses racines dans la non-campagne d’Emmanuel Macron lors de la présidentielle de 2022 et dans la perte de la majorité absolue de sa formation Ensemble lors des législatives qui suivent. L’utilisation de la «cartouche Attal» dès ce mois de janvier 2024 ajoute à l’affaiblissement de l’ex-majorité.
Rien n’est préparé
Le jeune Premier ministre se révèle acteur impuissant puis rebondissant lors de deux étapes de la séquence de la dissolution de 2024. Elles sont révélées par la cheffe du service politique de Politico, Pauline de Saint Remy, et quatre de ses collègues de la rédaction, dans La Surprise du chef (1), le récit de la folle décision d’Emmanuel Macron. Avant son annonce, Gabriel Attal dit au président sa conviction qu’une entente est possible avec la droite des Républicains pour faire adopter le budget 2025 dont l’examen est prévu à l’automne. Il ne parvient pas à l’en persuader. C’est notamment pour prévenir ce rejet, qu’il croit inéluctable, du texte budgétaire qu’Emmanuel Macron dissoudra et provoquera les élections anticipées. Après l’annonce de la dissolution, à peine remis du coup de massue qu’informé tardivement du choix présidentiel il a reçu, Gabriel Attal se rend compte que pour l’après-séisme, rien n’a été préparé… Aucune ligne directrice programmatique n’a été mise en œuvre pour le combat, pourtant imminent, qui s’annonce. Est-ce ce constat et l’instinct de survie qu’il réveille qui boosteront le Premier ministre, un temps groggy, pour prendre en main la campagne et sauver ce qui peut l’être? Sans doute en partie.
Le camouflet a été rude, il est vrai, pour celui qui fut spectaculairement promu six mois auparavant par son mentor en politique. Non seulement Gabriel Attal est opposé à la dissolution mais, en plus, il n’a pas fait partie du cercle de ceux qui ont eu l’oreille du président pour la décider. Aujourd’hui encore, reconnaît Pauline de Saint Remy, le doute persiste sur les ministres (celui de l’Intérieur, Gérald Darmanin, l’a sans doute été) et conseillers qui ont été consultés par Emmanuel Macron et qui l’ont poussé à «renverser la table» ou l’ont laissé faire. «La plupart de ses alliés politiques soit n’étaient pas au courant, soit y étaient opposés. Ceux que l’on a appelé les « apprentis sorciers » de la dissolution, l’ancien sénateur Les Républicains Pierre Charon, Bruno Roger-Petit (NDLR: conseiller mémoire de l’Elysée), Jonathan Guémas (NDLR: directeur de la communication) et son prédécesseur Clément Léonarduzzi, ont joué un rôle. Les deux derniers ont sans doute contribué à nourrir inconsciemment un phénomène de cour autour d’Emmanuel Macron. Dans les semaines et les jours qui précèdent l’annonce de la dissolution, ils entretiennent une « ambiance » qui a favorisé la prise de décision du président.» Cela n’empêche pas que celui-ci puisse, in fine, l’avoir prise strictement seul.
Les mousquetaires loyaux trahis
La cheffe du service politique de Politico pointe une attitude, rapportée, du président français qui suscite le questionnement. «Dans les jours qui précèdent l’annonce de la dissolution, se déroulent les commémorations très fastueuses des 80 ans du débarquement de Normandie pendant la Seconde Guerre mondiale. Les cérémonies sont émouvantes. Il fait un temps magnifique. Tout est assez spectaculaire. Le soir, a lieu un dîner d’Etat à l’Elysée en présence de Joe Biden et de beaucoup de grands de ce monde. Certains de ceux qui connaissent bien Emmanuel Macron et qui l’observent à ce moment-là, Nicolas Sarkozy en fait partie, ont eu le sentiment que ces fastes lui étaient un peu montés à la tête, et pouvaient expliquer cette espèce de jubilation qu’il semblait avoir à l’idée de créer la surprise, prendre tout le monde de court, et renverser la table. Il est manifeste qu’il n’a jamais été autant dans une bulle. Il y a une part de psychologie dans toute décision politique», analyse Pauline de Saint Remy.
«Il est manifeste qu’Emmanuel Macron n’a jamais été autant dans une bulle.»
Le fondateur du macronisme est-il gagné par une forme d’hubris? La rupture soudaine et brutale avec ses plus fidèles serviteurs en est-elle un autre signe? Difficile de comprendre le traitement réservé à Gabriel Attal, le ministre tant choyé, le Premier ministre tant cité en exemple, dans cette séquence de la dissolution. Pourtant, il n’est pas le premier à avoir subi le «désamour» du président. Dans La Citadelle (Albin Michel, 2024), Jean-Michel Blanquer, un autre ancien responsable du département de l’Education porté au pinacle par le locataire de l’Elysée, décrit sa dernière conversation en tant que ministre avec celui-ci, avant sa non-reconduction au sein du gouvernement d’Elisabeth Borne mis en place en mai 2022. Des dissensions sont apparues entre les deux hommes. «Je rappelai tout ce qu’il y avait eu à traverser, écrit Jean-Michel Blanquer, les crises résolues, les combats menés, les avancées réalisées, l’impression d’être un gladiateur qui a abattu tous ses adversaires, au nom de l’empereur, et qui, perclus de coups et de blessures, se retourne vers celui-ci et le voit le pouce baissé. Il (NDLR: Emmanuel Macron) faisait mine de découvrir les choses. « Si vous réussissez à ce que l’un de vos mousquetaires les plus loyaux qui n’avait en tête que de vous servir en ne visant que l’intérêt de la France finisse par être écarté par vous-même et par des procédés révoltants, cela ne peut rien augurer de bon. » Au-delà de mon cas, poursuit Blanquer, je lui indiquai tout ce qui n’allait pas, selon moi, dans sa pratique du « en même temps » qui, au lieu de créer un dépassement des clivages, opérait une confusion. La godille et le zigzag au lieu de la hauteur de vue ne pouvaient mener que dans un mur. Les Français avaient besoin de clarté.»
«Il est fou»
De la clarté. C’est au nom d’un souhait de clarification qu’Emmanuel Macron annonce le 9 juin au soir la dissolution de l’Assemblée nationale. «Il est fou», aurait lâché Nicolas Sarkozy, avec lequel il échange pourtant régulièrement, hormis cette fois-ci. Alors que les extrêmes (le Rassemblement national, Reconquête! d’Eric Zemmour et La France insoumise) viennent d’engranger plus de 46% des voix aux européennes, la décision est incompréhensible. Elle reste encore incomprise aujourd’hui. A tel point qu’a été émise l’hypothèse que le président aurait imaginé l’arrivée du président du parti d’extrême droite, Jordan Bardella, à Matignon pour mieux savonner la planche à Marine Le Pen lors de la campagne présidentielle de 2027…
Pauline de Saint Remy n’y croit pas. «Je suis convaincue qu’Emmanuel Macron pense qu’il va prendre tout le monde de court et qu’il peut gagner. Il croit sincèrement que les Français vont revenir à la raison et revoter majoritairement pour les partis de l’alliance macroniste. Surtout, il voit la gauche tellement divisée au sortir de la campagne des européennes qu’il est persuadé qu’elle ne réussira pas à s’unir.» L’erreur de jugement est complète. C’est l’inverse qui, par la force de la dissolution, se passera. La situation est résumée par Boris Vallaud, le président du groupe socialiste à l’Assemblée nationale, dans un échange, cité dans La Surprise du chef, avec l’ancien ministre Clément Beaune: «Vous nous obligez à refaire la Nupes», lui glisse-t-il en référence à la Nouvelle union populaire écologique et sociale, le rassemblement de toutes les gauches créé à l’occasion des élections législatives de 2022. Alors que le PS travaillait à une prise de distance avec La France insoumise prévue à l’automne, ce sera le Nouveau Front populaire, une alliance électorale réussie couronnée par la victoire législative le 7 juillet, une coalition gouvernementale qui le sera nettement moins, et en tout cas, une union de la gauche qui symbolisera l’échec de la vision d’Emmanuel Macron…
«Les Français commencent à exprimer pire que de la détestation, de l’indifférence envers Emmanuel Macron et la politique.»
Post-rationnaliser
Le fiasco électoral de la dissolution pour le camp présidentiel (une centaine de députés perdus), certains l’avaient clairement vu venir. «S’ils avaient distribué des tracts cinq minutes dans leur vie, ils n’auraient jamais fait ça», lâche à Pauline de Saint Remy une militante macroniste. «Tous ces gens-là sortaient d’une campagne électorale européenne extrêmement dure, contextualise la journaliste. Ils avaient tracté sur des marchés pendant des semaines malgré le fait qu’ils y croyaient peu. Ils ont bien senti que le lien entre Emmanuel Macron et les Français n’était plus ce qu’il avait été. Ils estiment avoir une compréhension beaucoup plus fine du ressenti de leurs concitoyens que le président et les quelques-uns qui l’entourent.» A la déconnexion d’Emmanuel Macron avec les Français s’ajoute donc celle avec ses militants et une partie de ses propres électeurs, qui ne comprennent pas pourquoi il a joué ainsi avec le feu, et avec leur vie.
Aujourd’hui, après l’échec du Premier ministre Les Républicains Michel Barnier, lancé dans l’arène dans l’espoir d’éviter, en vain, une motion de censure à l’Assemblée nationale, l’attitude du président peut se résumer à deux mots. Dénier: même lors de son allocution du 5 décembre postérieure à la démission du chef de gouvernement le plus éphémère de la Ve République, il n’a fait aucun mea culpa. Ce sont les Français qui ne l’ont pas compris quand il a dissous. Et «post-rationaliser», à savoir si l’on s’en tient au langage marketing, considérer a posteriori qu’une décision a été prise ou qu’un achat a été effectué de manière rationnelle alors qu’ils l’ont été sous le coup d’une émotion ou d’une impulsion, et, si on l’applique à la dissolution en France, lui trouver aussi après coup des justifications qu’on n’avait pas envisagées à l’origine, comme le constat qu’elle aurait montré que le Rassemblement national n’était pas encore prêt pour le pouvoir.
Les deux attitudes ont de quoi inquiéter pour l’avenir de la France. «Emmanuel Macron sous-estime le ressenti des Français qui commencent à exprimer pire que de la détestation, de l’indifférence envers lui et la politique, juge Pauline de Saint Remy. Retisser ce lien-là sera très compliqué pour lui, surtout si l’on songe qu’il sera peut-être obligé de rappeler les Français aux urnes. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que cette impression générale de désordre a toutes les chances de nourrir un vote contestataire.» Si cette prédiction se vérifiait, Emmanuel Macron n’aurait empêché ni la censure du gouvernement et l’instabilité politique ni l’élection d’une personnalité d’extrême droite à la présidence en 2027. Un fiasco total.
(1) La Surprise du chef. De la dissolution aux élections, 28 jours qui ont stupéfié la France, sous la direction de Pauline de Saint Remy, Denoël, 264 p.Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici