Des réseaux sociaux aux cortèges de manif’ : comment les influenceurs s’immiscent dans le débat politique
En France, des dizaines d’influenceurs ont exprimé publiquement leur opposition à la réforme des retraites. Une prise de position inédite, signe que le débat gagne des pans de la société jusqu’alors peu politisés.
Ils cumulent des dizaines de millions d’abonnés sur les réseaux sociaux. Ils conseillent des produits de beauté, invitent à tester le nouveau resto à la mode ou se filment en pleine partie de jeux vidéo. D’ordinaire plus loquaces sur leurs états d’âme que sur les débats brûlants d’actualité, ils sont pourtant nombreux à s’être récemment aventurés sur le terrain glissant de la politique.
En France, des dizaines d’influenceurs, dont des figures emblématiques comme Léna Situations ou Seb La Frite, se sont publiquement exprimés contre la réforme des retraites portée par le gouvernement Borne. Certains sont même descendus dans les rues, pancartes à la main, pour crier leur opposition au recours au 49.3. Une mobilisation « inédite », selon Philippe Moreau-Chevrolet, consultant en communication et professeur à Sciences Po Paris. « Jamais des influenceurs n’avaient pris position sur un sujet si politique, a priori très technique et économique. On voit des personnes totalement extérieures au champ politique, pour qui on avait l’impression que ce territoire était non seulement étranger mais également nocif, s’emparer d’une telle question.»
Mimétisme, suivisme ou opportunisme ?
« La politique, ce n’est généralement pas là où on les retrouve, abonde Nicolas Vanderbiest, fondateur de Saper Vedere, cabinet d’études et de conseil en communication. Même les influenceurs politiques restent extrêmement neutres en général : ils traitent de ces questions comme les journalistes. » Car prendre position, pour les influenceurs, c’est risquer gros. S’exprimer sur des sujets clivants, c’est risquer de s’aliéner une partie de son audience. Donc faire une croix sur une partie de sa renommée et, surtout, de sa rémunération. «Les influenceurs sont perçus avant tout comme des gens proches de la population, qui s’expriment sur des enjeux liés à la distraction, au divertissement, au bonheur, rappelle Philippe Moreau-Chevrolet. Donc ils s’exposent à l’éloignement d’une partie de leur public, qui les aimaient pour leurs anecdotes quotidiennes et pour qui la politique reste quelque chose d’extrêmement négatif. »
« Certains influenceurs sont là aussi pour se faire un peu de notoriété sur le dos de la réforme et sur le dos d’Emmanuel Macron, soyons clairs ».
Si les influenceurs ont sauté le pas, c’est parce que beaucoup ont estimé qu’ils avaient « plus à gagner qu’à y perdre », estime le professeur. Par mimétisme avec leur communauté – composée pour la plupart de jeunes largement opposés à la réforme – les influenceurs ont été implicitement poussés à devenir leur porte-voix. Par suivisme aussi, avec leurs collègues de plus en plus nombreux à prendre position. Et par opportunisme, parfois. « Certains influenceurs sont là aussi pour se faire un peu de notoriété sur le dos de la réforme et sur le dos d’Emmanuel Macron, soyons clairs ».
Des influenceurs peu influents ?
Si elle ne révolutionnera pas fondamentalement le débat sur la réforme des retraites, l’irruption des influenceurs dans la sphère politique est un véritable « signal d’alerte » pour le gouvernement Borne, estime Philippe Moreau-Chevrolet. « Cela veut dire que l’opposition à la réforme a atteint une popularité telle que même des figures consensuelles, qui ne sont pas du tout dans le combat politique comme Léna Situations, prennent parti de manière assez radicale, estime l’expert. Depuis le début de la crise en France, on assiste à une radicalisation des modérés sur cette réforme, et le positionnement des influenceurs, c’est l’indice de cela. Des pans entiers de la société deviennent politisés alors qu’ils ne l’étaient pas auparavant. C’est un signe qu’il est en train de se passer quelque chose de profond dans le pays. Cela laissera des traces durables. Même si les manifestations décroissent, et que finalement, de guerre lasse, le gouvernement finit par imposer sa réforme, il va rester dans le pays une contestation extrêmement violente sur la surface, c’est ça qui est le plus effrayant. »
« Des pans entiers de la société deviennent politisés alors qu’ils ne l’étaient pas auparavant. C’est un signe qu’il est en train de se passer quelque chose de profond dans le pays. »
Car si l’impact des influenceurs risque de rester assez limité, leur positionnement aura permis de cibler d’autres publics, difficilement atteignables par les politiques, les syndicats et les médias traditionnels, estime Nicolas Vanderbiest. « Par rapport à une prise de position de Jean-Luc Mélenchon, celle d’un influenceur va couvrir des zones différentes, notamment car de plus en plus de jeunes ne regardent plus la télé et ont des pratiques de consommation d’information très différentes de leurs aïeux. »
Et en Belgique ?
Si les people français sont sortis de leur zone de confort, les influenceurs belges semblent plus frileux à l’idée de se positionner politiquement. D’une part, parce que les audiences sont bien plus faibles en Belgique, ce qui relativise les notions d’influence. D’autre part, parce que l’appréhension politique est totalement différente. « En France, on assiste à une polarisation complète, dans laquelle le gouvernement peut avancer comme il l’entend à coups de 49.3 potentiels, donc l’enjeu est de faire pression sur le gouvernement d’un point de vue populaire pour que le gouvernement recule d’un point de vue politique, estime Nicolas Vanderbiest. En Belgique, la particratie permet à tout le monde d’être plus ou moins représenté à travers un vote, donc cela peut sembler moins important que la société civile se mobilise pour faire pression. » Ce système politique, combiné au fait que politique et influenceurs ne font traditionnellement pas bon ménage, explique la faible mobilisation des influenceurs belges.
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