Fabrizio Rongione : Au nom des pères
Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : l’acteur, humoriste, scénariste et producteur Fabrizio Rongione.
Fabrizio Rongione, un homme dont les paupières collent entre elles et dont la joue marbrée a gardé l’empreinte de l’oreiller. Non, il n’a pas fait la fête la veille. Non, il ne revient pas de tournage, encore moins d’un aller et retour à Cannes. Non. Rongione est juste un jeune papa, étincelant de bonheur, oui, mais qui ne rechigne pas à sauter dans son lit dès que l’occasion de voler quelques heures de sommeil se présente. Il faut dire aussi que, tôt ce matin, comme tous les vendredis, il servait le Café serré sur La Première, un billet radio qu’il coécrit avec Samuel Tilman, son binôme et ami de toujours, et dont l’écriture peut se terminer tard dans la nuit, la veille. Et c’est donc entre les tétines, les biberons, le mouche-bébé et les bavoirs que le comédien sert deux vrais cafés cette fois, avant de proposer de l’eau, du chocolat et de s’installer sur la terrasse du jardin. Un jardin rempli de fleurs, comme l’appartement l’est de plantes. Une ambiance qui évoque le Congo version fifties.
Storie d’Italia
Pour ouvrir son trio d’oeuvres d’art préférées, Fabrizio Rongione a choisi Huit et demi, de Federico Fellini, qu’il recommande à tous de regarder. Lui, ce sont les vieux films qui lui ont donné envie de faire ce métier, ceux qu’il regardait sur la RAI chez ses grands-parents maternels chez qui il vivait, gamin, parce que sa maman avait à peine 17 ans à sa naissance et que son papa s’était déjà envolé vers d’autres aventures, en Afrique du Sud notamment. 100 % Belge et 100 % Italien, il précise que sa famille est originaire de Monte Cassino (centre de l’Italie). Là où eut lieu la bataille éponyme, de janvier à mai 1944. Là où passait la ligne Gustave, érigée par les Allemands. Là où il n’était plus possible de travailler après la guerre tant la région était sinistrée. L’histoire de l’immigration italienne, Rongione la raconte en disant que, comme beaucoup d’Italiens, son grand-père avait tenté sa chance à Paris avant d’atterrir à Bruxelles, dans les Marolles. Vingt ans plus tôt, la première vague d’émigration avait été un échec pour nombre d’entre eux puisque les autorités belges renvoyaient illico les cocos à Musso(lini). Et puis, Monte Cassino, souligne-t-il en reprenant un carré de chocolat, ce n’est pas que la guerre, c’est aussi l’abbaye de Mont Cassin, un lieu sacré du vie siècle où saint Benoît édictait ses fameuses règles monastiques.
Virevoltant entre les époques, le comédien confie que l’histoire est sa grande passion. D’ailleurs, avant de faire rire ou pleurer sur les planches, les plateaux et depuis les studios, il avait entamé des études d’histoire à l’ULB. Qu’il a abandonnées en seconde année, juste après son premier spectacle, juste avant d’intégrer le conservatoire de Bruxelles. Mais l’histoire, malgré tout, ça lui reste et ça le scotche toujours depuis qu’il est tout gosse. Sans doute parce qu’il a grandi au milieu de personnes âgées, sans doute parce qu’en Italie on vit volontiers dans le passé, sans doute aussi parce que, chez lui, on avait sauté une génération, celle de ses parents. C’est donc son grand-père qui faisait office de père et sa grand-mère qui, à travers la nourriture, le gavait d’amour. Des rapports personnels » à l’ancienne » que l’on qualifierait aujourd’hui » de basiques « . Ayant des difficultés à nouer contact avec les autres, le jeune Fabrizio occupe son temps devant la télévision, à regarder ces fameux films italiens. » Les meilleurs au monde « , s’enthousiasme-t-il. Ajoutant que ce n’est pas lui qui l’affirme mais Gilles Jacob, l’homme de cinéma et ancien président du festival de Cannes. » Jacob disait que c’est le seul cinéma au monde où travaillaient douze génies en même temps. Ce n’est pas un hasard. Historiquement, ça s’explique « , lâche-t-il, lunettes de soleil sur le nez.
Rongione n’est pourtant pas un homme à étaler sa culture comme de la confiture et c’est bien parce que nous le lui demandons qu’il déballe, avec bonheur, la saga de ces grandes années. L’occasion d’apprendre que c’est grâce à Mussolini – qui avait compris avant tout le monde le rôle important que serait appelé à jouer le cinéma – que les célèbres studios de Cinecittà sont nés, à Rome, en 1937. » L’histoire est remplie de paradoxes… » Par conséquent, expose-t-il, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, alors que la France ne comptait qu’un réalisateur de génie, Renoir, les Italiens avaient déjà produit deux styles très aboutis de cinéma. Celui des génies, comme Fellini, Antonioni ou Rossellini, et celui de la comédie, avec Risi, De Sica et Scola, sans qu’aucun ne puisse être considéré comme plus important que l’autre. » La force du cinéma italien, c’est aussi cette envie qu’ils ont toujours eu de raconter des histoires simples, celles des vrais gens ou les misères du voisin « , termine-t-il, sourire aux lèvres et l’air perdu dans ses pensées.
La grâce des frères
Des histoires un peu comme celles des Dardenne finalement, les monuments du cinéma belge avec lesquels Fabrizio Rongione a tourné six films dont Rosetta, Palme d’or à Cannes, et Deux jours, une nuit, pour lequel il a remporté le Magritte du meilleur acteur. » Les frères « , comme il les appelle, mais surtout » les pères « , ceux qu’il a eus après son grand-père et qui, comme lui, l’ont fait grandir, entouré d’une bienveillante protection.
Le cinéma, le rêve d’un gosse ? Même pas. Rongione révèle qu’enfant, il n’a jamais eu de rêves. » Mon côté autiste, sans doute. Je ne voyais pas de futur, la parole m’était difficile et comme je n’arrivais pas à verbaliser mes envies, je n’en avais pas vraiment. » Un sentiment qui, malgré toutes les réussites et les succès remportés en France, en Belgique ou en Italie, ne l’a pas quitté. D’ailleurs, à l’évocation du mot » succès ou réussite « , l’acteur recule d’un mètre, comme un chat qui se prend un seau d’eau sur la tête. » Le succès me fait peur car je n’ai pas les armes pour vivre ça. » Le syndrome de l’imposteur et une notoriété qui lui est tombée dessus dès son premier film, Rosetta, en 1999, alors qu’il n’avait pas encore » métabolisé son envie d’être acteur « . Dès la Palme, une grosse dépression s’abat sur lui, qui lui fait entreprendre une psychanalyse qui durera treize ans. » Vous avez beau avoir du « succès » et bien vous habiller pour faire la promo d’un film, vous savez très bien que dans le fond, vous restez un fils de prolos qui avait des problèmes quand il était enfant. Vous n’avez pas l’aisance sociale pour assumer tout ce qui brille. »
Interrompu par son épouse, qui se demande à quelle heure rentre la petite, gardée cet après-midi par belle-maman, Rongione signale que sa fille est chez sa maman à lui. Une maman chez qui il est parti vivre à 12 ans, et dont il est très proche aujourd’hui. » Une maman parfaite » tant elle s’est démenée pour rattraper les premières années manquées. Sur » les frères « , Fabrizio conclut : » J’ai eu énormément de chance avec eux. Je n’étais pas prêt pour le cinéma mais, grâce à leur talent, j’ai réussi à me fondre dans leur oeuvre. Avec un autre réalisateur, j’aurais été une catastrophe. Grâce à eux, je suis devenu comme un petit mot dans une chanson de Brassens. J’ai pu apporter ma petite pierre à l’édifice du cinéma. »
Les salauds, la lutte et la vérité
Fabrizio Rongione file ensuite à la recherche d’un livre dans sa bibliothèque et sans hésitation tend La Mort de Marat, de David. C’est en fac d’histoire qu’il a découvert le tableau. D’ailleurs, il n’avait jamais vraiment mis les pieds dans un musée avant ses 20 ans. En fait, c’est plus par les pièces de théâtre où l’emmenaient ses profs, à l’école, qu’il a apprécié l’art en vrai. La Mort de Marat donc, c’est arrivé tard. Mais c’est là pour toujours. » La révolution, c’est comme toutes les périodes de luttes sociales, ça me fascine. Et ce tableau en particulier me bouleverse. Il m’évoque que, de tous temps, ce sont souvent les hommes de lutte qui se font assassiner les premiers tandis que les salauds meurent les derniers. »
Rongione enchaîne sur ce certain » retour en arrière » qui semble s’installer dans la société et sur le fait que les hommes nuancés et cultivés se font très rares, déplore-t-il. » Les hommes politiques n’ont que des certitudes. Or, à mes yeux, la vérité n’est bonne que dans la fiction. Dans la réalité, c’est le compromis qui fait sens. La vérité, elle n’est d’ailleurs ni d’un côté, ni de l’autre, la plupart du temps, elle est au milieu. »
Reprenant sur son tableau, le comédien déclare que la main disproportionnée du révolutionnaire représente, pour lui, la quintessence du geste artistique ; en quelque sorte, elle célèbre ce qu’on pourrait appeler la beauté de l’audace ! La beauté, le corps et le physique, sujets complexes mais présents pour un acteur. Non ? Fabrizio confesse avoir été complexé très longtemps par son physique. Aujourd’hui, en revanche, le jeune père assure s’en ficher complètement. » Pour moi, le travail d’un homme, comme celui d’un acteur d’ailleurs, consiste à se libérer de toutes les images qu’il a pu emmagasiner depuis sa naissance. Ce qui est difficile, c’est que plus elles sont anciennes, moins vous les identifiez, elles ont été métabolisées par votre corps. » Parmi celles qu’il a le plus métabolisées, celle sans doute de son grand-père, un vieil homme hypocondriaque terrifié par l’idée de la maladie. » J’avais tellement absorbé ce qu’il était que finalement tout me faisait peur. Des choses graves ou même des bêtises, comme ne pas oser courir plus d’une demi-heure de peur de faire un infarctus à 30 ans. » D’où ce Marat au corps souffrant. Mais Rongione glisse qu’il aurait pu tout autant choisir la Pièta de Michel-Ange.
Le beau et le tragique
Pour clore sa sélection, le héros d’Une part d’ombre, le premier film du Belge Samuel Tilman, sorti dans nos salles en mars dernier, a choisi un poème des Fleurs du malde Baudelaire : Réversibilité, son préféré. Un poème qui, pour lui, » résume aussi bien la condition de l’homme que celle de l’artiste et qui, plus qu’aucun autre, exprime ce doux mélange de beauté et de tragédie, de bien et de mal que, malgré tout, nous portons tous en nous « .
Une question de proportion sans doute. » Mais n’est-ce pas justement la fonction de l’art que de donner un sens en questionnant nos existences ? « , conclut-il. En regardant son parterre de jolies fleurs.
» Les Fleurs du mal » (1857)
Ce recueil aurait pu s’appeler Les Lesbiennes ou Les Limbes. A l’époque, Baudelaire est surtout connu comme critique d’art ou traducteur d’Edgar Allan Poe, tant ses oeuvres poétiques n’ont été que rarement publiées. C’est donc un grand pavé dans la mare qui est lancé lors de sa publication en 1857 : loin de la poésie qui encense les fleurs, la nature et le romantisme, Baudelaire s’attaque à la vie moderne, aux femmes et à la vie dans sa cruelle tragédie. Une oeuvre de rupture, ici encore, qui fera dire aux critiques que le poète est sans doute le dernier des classiques et le premier des modernes.
Sur le marché de l’art. En 2009, chez Drouot, une édition originale a atteint le record de 775 000 euros.
» Huit et demi » (1963)
Considéré comme l’un des meilleurs films de tous les temps, Huit et demi ( Otto e mezzo) est avant tout une oeuvre de rupture dans le cinéma de Federico Fellini. Néoréaliste dans ses sept premiers films, le réalisateur cesse de dépeindre la société pour s’orienter vers un cinéma nettement plus introspectif. Un » asséchement » esthétique pour les uns, mais une profondeur métaphysique pour les autres. Avec ce film, Fellini s’impose définitivement dans le cinéma d’auteur italien. Le pitch ? Un cinéaste en pleine crise de création (interprété par Marcello Mastroianni) se réfugie dans ses rêves, ses souvenirs et ses fantasmes alors que tous le pressent d’enfin réaliser le film qu’il s’apprêtait à commencer. Huit et demi a remporté l’Oscar du meilleur film étranger en 1964.
Jacques-Louis David (1748 – 1825)
Déjà » star » sous l’Ancien Régime, le père du néoclassicisme à la française est dans les premiers à soutenir la Révolution et à voter pour la mort de Louis XVI. De la peinture d’histoire, son » grand genre « , à la propagande, il n’y a qu’un pas. Mais c’est avec Napoléon que David trouve sa muse, son grand homme à lui. A la chute de ce dernier, victime de ses affections et de son admiration pour l’empereur, il doit quitter la France et trouve refuge à Bruxelles. Il y termine sa vie, juste derrière le théâtre de La Monnaie.
Sur le marché de l’art. Parmi les peintres néoclassiques, David est assurément le plus apprécié. Un exemple ? Son portrait de Suzanne Le Peletier de Saint-Fargeau (ancêtre de Jean d’Ormesson) a trouvé acquéreur à presque cinq millions d’euros. Mais ne vous y fiez pas : depuis 2008, ses oeuvres en millions peinent à partir. Pas encore de quoi retirer un zéro, mais peut-être de belles affaires à faire.
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