© GETTY

Pourquoi pas un «Erasmus militaire»? «On n’a que quelques années pour répondre au défi de la sécurité de l’Europe»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Pour l’ancien officier français Guillaume Ancel, la négociation sur un cessez-le-feu est «pliée» au détriment de l’Ukraine. L’enjeu pour les Européens est l’après: comment éviter un troisième guerre russo-ukrainienne?

Pendant les négociations, les combats redoublent d’intensité. Alors qu’ils renouaient avec le «médiateur» américain après le fiasco de la réunion à la Maison-Blanche le 28 février, les dirigeants ukrainiens ont dû composer à Jeddah, en Arabie saoudite, avec un handicap et un atout supplémentaires.

D’une part, ils semblent en passe de perdre une des rares cartes dont ils disposaient pour influer sur l’issue des discussions, indirectes, avec les Russes. La zone en territoire russe que leurs soldats occupaient depuis août 2024 s’est sensiblement réduite après une offensive lancée le 8 mars par l’armée de Vladimir Poutine à l’arrière de leurs positions près de la localité de Soudja. Cette attaque a été permise par une manœuvre audacieuse, le transfert de centaines d’hommes par un gazoduc d’un mètre quarante de diamètre, préalablement nettoyé. D’une superficie de 1.200 km2 au plus fort de l’incursion, le territoire encore aux mains des Ukrainiens a été réduit à quelque 200 km2.

D’autre part, à travers une opération sans précédent dans les environs de Moscou au moyen d’environ 400 drones, les Ukrainiens ont tenté de faire comprendre à la Russie que «la guerre est aussi chez elle». Trois personnes, au moins, sont mortes dans ces attaques. Le pouvoir à Kiev espère qu’elles pousseront Moscou à accepter, au minimum, une trêve aérienne, que Volodymyr Zelensky a déclaré vouloir mettre sur la table des négociations en Arabie saoudite. Malgré le soutien réaffirmé, et dopé par des promesses d’accroissement d’aide, à son président par les Européens en réponse aux questionnements de Donald Trump, l’Ukraine n’est pas en position de force face aux Américains. Après des premières discussions «constructives» à Jeddah et un engagement à respecter un cessez-le-feu de 30 jours soumis à l’approbation de Moscou, elle a tout de même obtenu le 11 mars une reprise de l’aide et du concours du renseignement de la part de Washington. En attendant, la période de suspension de cette assistance a mis en lumière la précarité de la position de l’armée ukrainienne et sa dépendance à l’appareil militaire américain.

50.000

soldats (multiplié par deux en raison des rotations) seraient nécessaires sur le sol ukrainien pour assurer le respect d’un cessez-le-feu.

Pas d’alternative au renseignement US

La reconquête de l’oblast de Koursk par l’armée russe est-elle une conséquence de cette absence temporaire d’assistance en matière de renseignement de la part des Etats-Unis? Pour l’Institut pour l’étude de la guerre (ISW) de Washington dans son rapport en date du 9 mars, «la temporalité est remarquable», mais «le lien entre les deux n’est pas clair». L’ancien officier français et chroniqueur de guerre Guillaume Ancel, interrogé le 11 mars, estime pour sa part que le recul de l’armée ukrainienne «est lié au fait qu’elle ne voit plus la situation avec anticipation comme elle avait pu le faire auparavant grâce au renseignement américain».

Pour l’auteur du livre, récemment paru, Petites leçons sur la guerre (1), un arrêt du partage du renseignement américain arriverait en tête des dommages que l’Ukraine subirait si le désengagement de Washington redevenait d’actualité. «Le système de renseignement américain est d’une immense sophistication, argumente l’expert. Il regroupe des galaxies de satellites, avec des stations d’interception, et surtout des outils d’analyse extrêmement puissants qui permettent à ses bénéficiaires non seulement d’observer ce qui se passe mais en plus d’anticiper les intentions des uns et des autres. C’est pour cela qu’en trois années de guerre, les Ukrainiens n’ont jamais été surpris par les Russes. Là, en quelques jours, depuis que Donald Trump a pris sa décision le 5 mars, ils sont en grande difficulté.»

Si le défaut de renseignement américain est si critique pour l’Ukraine, c’est aussi parce qu’il n’a pas d’équivalent en Europe. «Tant qu’il y aura 27 systèmes différents rien que dans l’Union européenne, sans parler du Royaume-Uni, de la Suisse et de la Norvège, on ne peut même pas espérer avoir un système concurrentiel à celui des Américains», regrette Guillaume Ancel.

«L’Europe croyait qu’elle n’avait plus d’ennemis, elle découvre qu’elle n’a plus d’amis.»

Pas d’alternative aux Patriots

La deuxième perte en importance qu’endureraient les Ukrainiens en cas de désengagement américain résiderait dans le système de défense antiaérien Patriot. «Il a bénéficié d’investissements absolument considérables, chiffrés en dizaines de milliards de dollars, depuis les années 1980, souligne l’ancien officier français. C’est le système le plus performant du monde aujourd’hui. Il n’a pas d’équivalent. Le système sol-air moyenne portée terrestre (SAMP/T) Mamba franco-italien, par exemple, ne joue pas dans la même catégorie. Si la guerre continuait et que les Etats-Unis réduisaient leurs fournitures, ce serait extrêmement difficile pour les Ukrainiens.»

Guillaume Ancel oppose toutefois un bémol à cet affaiblissement. «Il faut tout de même rappeler que les Russes n’ont pas des milliers de missiles à tirer. Ils en ont des centaines. De plus, ils les dispersent sur un territoire grand comme l’Ukraine. On l’a observé pendant les trois années de la guerre: cela n’a pas mis les Ukrainiens à genoux.»

Volodymyr Zelensky à Jeddah, en Arabie saoudite, pour relancer un dialogue avec les Etats-Unis, dont il risque de sortir perdant. © GETTY

Une autre menace pèse potentiellement sur la conduite de la guerre par les Ukrainiens: l’éventuelle fermeture des réseaux de communication Starlink, propriété de l’ami de Donald Trump, Elon Musk. Celui-ci a assuré à ce stade qu’il ne le ferait pas. Mais peut-on lui faire confiance? Et au président américain, si d’aventure il voulait ajouter un moyen de pression sur Volodymyr Zelensky pour le faire plier dans une négociation? Le danger est cependant moins critique qu’en matière de renseignement et de défense antiaérienne.

La raison de ce relatif optimisme réside dans l’existence et l’efficience d’Eutelsat, opérateur français de satellites. «Eutelsat pourrait remplacer Starlink, mais pas dans un délai rapide, observe Guillaume Ancel. Il y a plus de 40.000 terminaux Starlink déployés en Ukraine. Eutelsat n’a pas les moyens d’en installer autant rapidement. De surcroît, on n’est pas sûr que la technologie soit aussi cryptée que celle de Starlink.» Néanmoins, Eutelsat offre une piste de solution, si Elon Musk venait à débrancher son réseau de satellites.

Un atout, les drones

Une réduction de l’aide américaine ne laisserait tout de même pas l’Ukraine complètement désarmée. Selon le général français Michel Yakovleff, s’exprimant sur LCI, seuls 30% des armements dont disposaient les Ukrainiens en 2024 étaient de provenance américaine. «L’Europe a tout à fait les moyens d’aider l’Ukraine, parce que contrairement à ce que l’on répète souvent, son armée ne dépend pas majoritairement des équipements américains», insiste Pierre Haroche, maître de conférences en politique européenne et internationale à l’université catholique de Lille. Beaucoup de ses moyens viennent d’Europe, en particulier dans le domaine des munitions. Certes, cette livraison s’est faite dans la douleur, et de manière peu efficace. Mais l’Europe a tout de même donné un million d’obus à Kiev.»

En onze années de guerre depuis la première agression russe de 2014, les Ukrainiens ont en outre développé une expertise et une industrie de défense solides. «Aujourd’hui, la technologie principale qui, sur le front, menace les Russes et ralentit leur avance, ce sont les drones, développe Pierre Haroche. Des drones produits à hauteur de plusieurs millions par an par les Ukrainiens eux-mêmes. Depuis le début, ils ont investi dans leurs propres capacités à avoir non seulement des millions de drones mais des drones qui, en matière d’innovation technologique, essaient de jouer le rôle d’autres équipements, par exemple dans la défense antiaérienne ou avec des « drones-missiles » qui peuvent frapper en profondeur sur le territoire russe. Ils n’ont pas attendu l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche pour investir dans leur propre autonomie stratégique

«Il est clair que les Ukrainiens sont en avance dans la technologie des drones. Le problème est qu’elle évolue très vite et qu’elle est très fragile, nuance Guillaume Ancel. Dès qu’un nouveau système de drone est mis au point, les Russes, ou les Ukrainiens en sens inverse, tentent de trouver la parade, notamment le moyen de le brouiller.»

Un revirement américain

Volodymyr Zelensky a rejoint le théâtre saoudien des négociations avec la volonté de signer l’arrangement avec les Etats-Unis sur l’exploitation des métaux rares de son pays. Coûte que coûte, et avec une prétention réévaluée à la baisse sur les garanties de sécurité qu’il espérait encore obtenir lors de sa visite aux Etats-Unis fin février. Cette bonne disposition et l’accord donné par les négociateurs urkrainiens à Jeddah sur une proposition de trêve de 30 jours ont convaincu la partie américaine de revenir sur l’arrêt de l’aide et du partage de renseignement.

Un véritable revirement? «En réalité, c’est plié. A partir du moment où Donald Trump discute tout seul avec son ami Poutine, la négociation n’a plus vraiment de sens. C’est d’autant plus dommageable que dans la situation actuelle, une négociation était inévitable puisque les Ukrainiens ne peuvent pas espérer chasser seuls les Russes et que l’armée russe dans son état actuel, c’est-à-dire essorée par trois années de guerre, n’avait aucune possibilité de soumettre l’Ukraine, analyse Guillaume Ancel. Ce qui est dramatique, c’est que Trump s’est contenté d’une trahison. Il demande tout à l’Ukraine, le protagoniste le plus fragile. Le mal est déjà fait, notamment la rupture de la confiance, en particulier, avec les Européens. L’Europe réalise qu’en plus d’être menacée par l’empire russe de Poutine, elle l’est maintenant par l’empire américain de Trump. L’Europe croyait qu’elle n’avait plus d’ennemis, elle découvre qu’elle n’a plus d’amis.»

«On n’a que quelques années pour répondre à la question de l’avenir de la sécurité de l’Europe.»

Déployer des troupes européennes

Une fois la «négociation» terminée de manière expéditive sous la houlette de Trump, il restera à l’Europe, puisque les Etats-Unis s’y refusent, à assurer un minimum de garanties de sécurité aux Ukrainiens pour prévenir une troisième guerre russo-ukrainienne et pour donner toutes ses chances au cessez-le-feu. Cette mission passera par le déploiement de troupes. Quel devra être l’engagement européen en hommes et femmes sur le terrain? «Depuis début décembre, l’Otan dispose de la copie du plan de Donald Trump. Mais l’Alliance n’imaginait pas qu’il pouvait négocier seul un accord avec Poutine. Les Européens savent donc très bien quel est le plan des Etats-Unis. Ils se sont voilé la face, ou plutôt, ils ont été dans le déni, expose Guillaume Ancel. Cela étant, cette force a été préparée par l’Otan. Elle devrait compter 50.000 soldats. C’est à la fois important et, en même temps, ce n’est pas gigantesque. Les 50.000 représentent en réalité 100.000 hommes sur l’année parce qu’en intervention, il faut une rotation tous les six mois. Cela représente l’extrême limite de ce que peuvent assurer les Européens avec leur système actuel. Il y a pratiquement un million de militaires en Europe. On est en mesure d’intervenir avec 10% de ces effectifs à l’étranger de manière durable.»

A plus long terme, l’ancien officier suggère la création d’une garde européenne. «Si on veut une armée de masse en complément d’une force d’action rapide, il faut mettre en place un système de mobilisation, mais uniquement de volontaires. On ne va pas obliger tout le monde à faire un service militaire. C’est complètement désuet. En revanche, dispenser un entraînement de base un mois par an aux jeunes gens et aux jeunes filles volontaires permettrait de se payer, avec un coût fixe, une armée dix fois plus importante. Cette garde européenne contribuerait aussi à construire une base commune, un « Erasmus militaire » avec un fonctionnement similaire partout en Europe. Une des plus grandes fragilités de nos sociétés, ce n’est pas l’absence d’outils militaires, c’est l’absence de culture militaire», complète Guillaume Ancel.

Des soldats français en opération en mer Noire au large de la Roumanie: un prélude à une mission en Ukraine? © GETTY

Un cessez-le-feu n’est pas la paix

Le déploiement d’une force majoritairement européenne pour surveiller l’application d’un cessez-le-feu ne sera en aucune manière l’aboutissement de la séquence ouverte par l’invasion russe. Ce ne sera qu’une étape d’un processus qui recèlera encore une grande part de danger. «Dans la période actuelle, il y a une confusion entre deux sujets qui ne sont pas du même registre et de la même temporalité. L’agression directe russe contre l’Ukraine, qui date de 2022, se terminera en 2025 parce que Donald Trump imposera son cessez-le-feu, détaille l’auteur de Petites leçons sur la guerre. Le deuxième sujet auquel nous sommes confrontés est beaucoup plus grave. Pendant ce cessez-le-feu, les Russes vont consacrer pratiquement le quart de leur PIB à réarmer leurs forces militaires qui ont été médiocres en Ukraine. Il y a un vrai risque que d’ici trois ou quatre ans, Vladimir Poutine relance les combats en Ukraine, voire contre certains Etats européens, convaincu qu’il sera que Donald Trump ne viendra pas les défendre. La question malheureusement pour les Européens n’est plus l’Ukraine, mais l’avenir de la sécurité de l’Europe. C’est une question à laquelle on n’a que quelques années pour apporter une réponse.» Au moins, les dirigeants européens sont-ils prévenus.

(1) Petites leçons sur la guerre. Comment défendre la paix sans avoir peur de se battre, par Guillaume Ancel, Autrement, 208 p.
© DR

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire