«La provincialisation de l’Europe l’oblige à être plus autonome» (entretien)
Elle a cessé de «faire le monde». C’est désormais le monde qui la façonne. Mais ce parcours d’humilité peut être une opportunité, estime le spécialiste des questions de défense Pierre Haroche.
Maître de conférences en politique européenne et internationale à l’université catholique de Lille, Pierre Haroche a publié Dans la forge du monde, où il analyse l’évolution de la place de l’Europe sur l’échiquier mondial, y compris depuis la guerre en Ukraine. Une contribution utile qui vient à point nommé au moment où la diplomatie et la politique de sécurité de l’Union européenne sont en passe de se donner un nouveau visage, celui de l’ancienne Première ministre estonienne Kaja Kallas. Décryptage.
«L’Europe a unifié le monde pendant 400 ans», écrivez-vous. Comment s’est opéré ce processus?
Pour comprendre la façon dont le monde pèse aujourd’hui sur l’Europe, il était utile de revenir à la manière dont celle-ci avait elle-même façonné le monde. Je suis attaché à cette idée que l’Europe a «fait le monde» au sens fort, c’est-à-dire au sens d’une unité interconnectée. Différents processus y ont contribué: le voyage, le commerce interocéanique, les conquêtes, la colonisation… Une question a très longtemps occupé des spécialistes de plusieurs sciences sociales: «Pourquoi cette région qui, a priori, n’avait rien d’extraordinaire a-t-elle eu ce destin unique de mettre en connexion les différentes parties du monde?» Les Européens n’étaient ni les plus riches ni les plus puissants. Ils avaient de petits Etats assez faibles par rapport aux grands empires asiatiques. L’idée que je développe, à l’instar d’historiens et d’économistes, pour expliquer ce destin est que le caractère très, très compétitif du système européen les a poussés à avoir l’ambition de conquérir le monde et à acquérir les technologies pour y parvenir. Un sentiment qui n’était pas forcément présent dans d’autres grandes régions de la planète. Paradoxalement, c’est donc la division, la très grande rivalité, et l’intensité de la compétition entre eux qui ont permis aux Européens de forger ce destin.
Comment passe-t-on d’une situation où l’Europe façonne le monde à une autre où le monde façonne l’Europe?
Il est intéressant d’observer qu’il existe une continuité entre les deux phénomènes. En poussant au bout de sa logique le modèle impérial, dans lequel les puissances européennes se font la guerre et utilisent le reste du monde et leurs colonies comme ressources dans le conflit, l’Europe provoque son déclassement, par rapport aux nouvelles grandes puissances de l’après-Seconde Guerre mondiale que sont les Etats-Unis et l’Union soviétique, et la décolonisation. J’analyse d’ailleurs la décolonisation comme une sorte de «révolution mondiale contre l’empire européen» parce que celui-ci était dans tous les esprits, même là où il n’était pas présent complètement. Quand je dis que l’Europe a «fait le monde» y compris contre elle, c’est aussi dans la mentalité, par la conscience partagée des peuples sous domination européenne. Je raconte notamment l’épisode de la guerre russo-japonaise, en 1904 et 1905, où des intellectuels d’Inde, de Chine, d’Egypte, de Turquie… se sentent dans le même camp des puissances dominées par l’Europe et appréhendent les événements sous cet angle.
Vous pointez deux décentrements de l’ordre du monde, l’un après la Seconde Guerre mondiale, l’autre plus récent. Comment les expliquer?
Le premier décentrement s’opère quand, après la Seconde Guerre mondiale, les Européens ne constituent plus les puissances dominantes et qu’en plus, ils perdent leurs empires coloniaux. Cependant, l’Europe reste le centre du monde sous un autre point de vue, à savoir qu’elle demeure l’arène centrale de la compétition mondiale, en particulier pendant la guerre froide. Pour lutter contre le camp adverse, il faut protéger en priorité les Européens, du moins ceux alliés aux Américains. L’Europe garde une sorte de privilège par rapport aux autres régions, ce qui explique qu’un grand pays comme les Etats-Unis a pu faire de la sécurité européenne un enjeu prioritaire de sa politique de puissance dans le monde. Aujourd’hui, l’Europe n’est plus l’arène prioritaire. C’est le deuxième décentrement. J’aime dresser le parallélisme entre le contexte de la guerre de Corée en 1950 et celui de la guerre d’Ukraine aujourd’hui. La première se passe en Asie mais, dans le calcul des Américains, intervenir en Corée ne doit pas faire oublier que le théâtre d’opération crucial et prioritaire est l’Europe. Aujourd’hui, la guerre est en Europe. Mais beaucoup aux Etats-Unis, dans le camp républicain mais pas uniquement, pensent qu’il ne faudrait pas être trop pris par «la diversion européenne» parce que l’enjeu prioritaire pour l’avenir de la puissance américaine est bien l’Asie. Il y a vraiment un renversement, qui fait que l’Europe est face à un défi différent. Il y a cependant une constante. A chaque fois que l’Europe est décentrée, elle s’unifie un peu plus. L’Europe centre du monde de l’époque impériale est déchirée entre puissances qui se font la guerre et sont en rivalité. L’Europe de l’époque de la guerre froide, qui n’est plus l’acteur majeur mais reste l’arène centrale, commence à s’intégrer, hormis dans le domaine militaire parce qu’il est grosso modo délégué aux Etats-Unis. Et l’Europe d’aujourd’hui, y compris sur les questions militaires et de sécurité internationale, est obligée de se poser de plus en plus la question de son autonomie. Le monde fait désormais l’Europe. En la décentrant, il la soude, l’autonomise et dessine les défis qui font évoluer le système européen.
L’agression de l’Ukraine par la Russie retarde-t-elle ou accélère-t-elle le moment où l’Europe deviendra capable d’agir quand les Etats-Unis ne seront plus disposés à la protéger?
Il y a les deux mouvements. Dans les premiers mois de la guerre, certains, y compris au sein des institutions européennes, ont pensé que c’était peut-être le retour à un alignement stratégique entre les Etats-Unis et l’Europe et donc, que la question de l’autonomie stratégique n’était plus d’actualité. Mais on a bien vu, en particulier au moment où le Congrès américain a rechigné à accorder l’aide à l’Ukraine, que, à moyen terme, les Etats-Unis considèrent toujours que l’Asie est la priorité. Et leurs dirigeants jugent que ce n’est pas à eux de faire jusqu’au bout l’effort principal sur le conflit en Ukraine. C’est là où se pose la question de la provincialisation de l’Europe. Elle n’est plus la région la plus importante du monde. Elle ne peut donc pas attendre que le reste du monde fasse de l’Ukraine sa priorité. Ce fut un choc pour elle de se rendre compte que pour beaucoup d’Etats dans le monde, en Amérique latine, en Afrique, en Asie, cette guerre n’était pas l’événement le plus important, et que d’autres enjeux leur semblaient davantage prioritaires. Mais cette provincialisation de l’Europe pousse à l’autonomisation. Si le monde ne vient pas à son chevet, c’est donc bien aux Européens de se prendre en main.
«C’est l’intensité de la compétition entre eux qui a permis aux Européens de façonner le monde.»
L’effet combiné de l’inéluctable désengagement militaire américain et de la pression de la mondialisation chinoise est-il de nature à doper l’autonomie européenne?
En tout cas, ces deux évolutions posent la question de façon directe. La question de la Chine est intéressante. Le tournant géoéconomique des relations internationales fait qu’il est de plus en plus difficile de distinguer ce qui est de l’ordre de l’économie et de la géopolitique, et de la compétition de puissances. La rivalité entre la Chine et les Etats-Unis illustre tout à fait cette évolution. Dès lors, avec ses compétences économiques, l’Union européenne s’est transformée de facto en acteur géopolitique. Les investissements et les technologies de la Chine, a fortiori les sanctions contre la Russie, sont devenus des questions de sécurité. C’est un autre biais par lequel la géopolitique a rattrapé le projet européen.
Est-ce pour cela que vous dites que l’on passe d’un ordre néolibéral à un ordre géoéconomique?
La séparation, qui avait cours pendant la guerre froide, entre l’économique et le militaire est remise en question. Il n’y a plus aujourd’hui d’autonomie du militaire et d’autonomie de l’économique. On le constate par le fait que le domaine militaire devient de plus en plus une question d’industries de défense, c’est-à-dire de capacité à produire beaucoup et rapidement. C’est la raison pour laquelle on a vu ces dernières années le commissaire européen en charge du Marché intérieur, Thierry Breton (NDLR: démissionnaire depuis le 16 septembre), se présenter aussi en chef de guerre, c’est-à-dire en chef d’orchestre de l’industrie de défense. C’est pour cela aussi que la nouvelle Commission européenne comprend désormais un membre en charge de la Défense, sur la base d’instruments et de pouvoirs qui sont simplement économiques. Les instruments économiques se militarisent.
«Les investissements et les technologies de la Chine sont devenus des questions de sécurité.»
Vous évoquez l’Europe comme une «faiseuse de rois». Peut-elle encore revendiquer ce rôle?
L’Europe faiseuse de rois, c’était celle de la guerre froide. Elle était la région qu’il fallait tenir pour être le maître du monde. Aujourd’hui, comme elle n’est plus l’arène centrale du monde stratégique, elle n’est plus une faiseuse de rois. C’est la raison pour laquelle c’est plus le paradigme de l’Europe provinciale qu’il faut désormais essayer de comprendre. J’essaie de le penser dans les deux sens. On parle beaucoup de l’autonomie stratégique, ce qui veut dire qu’on ne doit pas trop compter sur le reste du monde pour régler nos problèmes. Mais le corollaire à cette autonomie stratégique, c’est la modestie stratégique. On ne peut pas non plus prétendre avoir une politique mondiale hors de portée de notre puissance. Un exemple, l’effondrement de l’Europe en Afrique est le complément logique de ce recentrage de l’Europe sur elle-même. Elle ne peut plus ambitionner comme auparavant d’être la puissance indispensable pour régler les défis des Africains. Pour eux, elle est d’ailleurs de plus en plus un acteur parmi d’autres. Cela pousse l’Europe à se penser à la fois moins ambitieuse dans le monde mais en même temps plus ambitieuse chez elle. C’est une forme de normalisation de l’Europe, qui serait une civilisation parmi d’autres.
L’Europe pourra-t-elle éviter de devenir «un petit cap du continent asiatique», comme se le demandait le poète Paul Valéry, que vous citez dans l’introduction de votre ouvrage, en mai 1919?
Ma réponse à ce texte de Paul Valéry est que son angoisse, à la période charnière de 1919, n’est peut-être pas exprimée au bon endroit. Il continue à penser, en Européen de l’époque impériale, que la position idéale de l’Europe est d’être au sommet de la hiérarchie et de dominer le monde. Or, quand c’était le cas, elle était déchirée, se faisait la guerre à elle-même et pratiquait la colonisation, le racisme, l’esclavage, etc. Inversement, l’expérience du XXe siècle, qui arrive après Valéry, montre que, décentrée, l’Europe se redécouvre et s’unifie. Il ne faut donc pas forcément se lamenter du décentrement de l’Europe. Il peut aussi être une chance. L’objectif n’est pas forcément de rester «la perle de la sphère», comme le dit Valéry, mais peut-être d’être une civilisation qui a un rapport apaisé et normalisé avec les autres, et ne se pense pas forcément en surplomb. La normalisation de l’Europe signifie à la fois faire preuve d’humilité envers le reste du monde, et prendre ses responsabilités face à elle-même.
Trois idées fortes
• «A chaque fois que l’Europe est décentrée, elle s’unifie un peu plus.»
• «L’Europe ne peut plus prétendre avoir une politique mondiale hors de portée de sa puissance.»
• «La normalisation de l’Europe implique de prendre ses responsabilités face à elle-même.»
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