Etienne Klein: « Plus on cherche la véracité, plus on met en doute la vérité » (entretien)
Dans Le goût du vrai, le philosophe des sciences décrypte la crise du coronavirus. Il pensait qu’il en découlerait une meilleure appréhension de la recherche scientifique. Il a dû déchanter : les discours des coronavirologues improvisés et les querelles d’ego entre scientifiques ont dominé le débat.
« La tendance à avoir un avis non éclairé sur tout, et à le répandre largement, me semble gagner en puissance », écrivez-vous dans Le goût du vrai (1). A quoi l’attribuez-vous ?
Cette tendance à l’ultracrépidarianisme s’est vue peut-être plus que d’habitude pendant la crise sanitaire. Beaucoup de gens ont pris la parole sur les réseaux sociaux ou les chaînes d’information continue. Et l’exemple est venu d’en haut. Des personnalités politiques se sont autoproclamées coronavirologues alors que le virus était nouveau et donc très mal connu.
Une réflexion m’est venue pendant cet épisode : je ne suis pas sûr que notre cerveau soit créé par l’évolution pour avoir une passion invétérée pour la vérité. On se contente d’informations assez générales ou approximatives. Et dans cette grande confusion, on essaie de cheminer pour donner à notre pensée une forme de cohérence. Et celle-ci ne rend pas toujours justice à l’idée de vérité.
En cas d’épidémie, c’est aux politiques de prendre les décisions en méconnaissance de cause.
Vous constatez que la recherche de la véracité n’a jamais été aussi grande et que pourtant la vérité n’a jamais été aussi contestée… Comment expliquez-vous cet apparent paradoxe ?
C’est assez fascinant. Chacun se réclame du désir de ne pas être dupe. Nous ne voulons pas être trompés parce que nous sommes éduqués et informés et que nous ne voulons pas être pris pour des andouilles par ceux qui ont la possibilité d’avoir une parole publique, notamment institutionnelle ou scientifique. Mais lorsqu’une chose vraie est dite, elle est soupçonnée de l’être pour des raisons qui n’ont rien à voir avec la vérité et tout à voir avec les intérêts de la personne qui l’a émise. Du coup, la vérité devient suspecte alors même que le désir de véracité aurait normalement pour but de l’authentifier.
Il est étonnant que cette quête de véracité contribue finalement à fabriquer un relativisme collectif qui induit qu’il n’y a plus de vérités et qu’il n’y a que des points de vue avec, pour chacun, sa légitimité. Ce phénomène est assez stupéfiant pour des gens de ma génération. Quand j’étais étudiant – je suis né en 1958 et j’ai terminé mes études d’ingénieur au début des années 1980 -, tous mes camarades de promotion et moi étions convaincus que la religion allait progressivement entrer dans la sphère privée, d’autant que l’essor de l’oecuménisme entre les trois monothéismes donnait le sentiment d’une forme de relativisation du discours religieux. La science, au contraire, parce qu’elle démontrait son efficacité, était considérée comme la meilleure voie pour accéder à certaines vérités.
Or, aujourd’hui, on constate que c’est le contraire qui s’est passé. Les religions ont tendance à se radicaliser. On ne parle quasiment plus d’oecuménisme. Et la science, elle, se relativise alors même que son efficacité est de plus en plus manifeste. Autre constat surprenant, dans les années 1970, la grande critique faite à la science, notamment à la physique, de la part d’une certaine gauche, était sa complicité avec l’armée. Elle dénonçait les armes de toutes sortes que la science permettait d’envisager pour perfectionner l’art de tuer. Aujourd’hui, cette critique a complètement disparu. En France, aucun parti politique, de quelque bord qu’il soit, ne propose l’abandon de la dissuasion nucléaire à l’occasion des élections présidentielles. Cette critique a été annulée en une génération et remplacée par une mise en cause qui ne porte plus sur l’efficacité de la science mais sur les discours des scientifiques.
Ceux qui minimisent le danger du coronavirus utilisent-ils les mêmes ressorts que ceux qui nient le dérèglement climatique ?
Je n’ai pas fait d’enquête là-dessus ; je serai donc prudent. Je ne reproche pas aux climatosceptiques leur scepticisme. Après tout, d’un point de vue philosophique, le scepticisme se défend. On a le droit de douter de tout, y compris de son propre doute. Non, ce que je reproche à certains climatosceptiques, en l’occurrence les scientifiques, c’est leur incohérence. Ils croient à la science sauf quand elle parle de climat. Cela me fait penser au phénomène observé pendant la crise du Covid-19 lorsque des personnalités ont contesté des analyses et des résultats discutés au sein d’une communauté. Je ne connais pas d’exemple en science où un point de vue individuel ait eu la même valeur qu’une délibération collective.
Ce qui fait que la science est la science n’est pas du tout que les scientifiques sont géniaux et objectifs, c’est qu’elle a organisé collectivement des controverses à l’issue desquelles on parvient à faire parler un bout du réel. Prenons l’exemple d’un médicament dont on a trop parlé (NDLR : l’hydroxychloroquine), clamer dès les premiers jours de l’épidémie que l’on a trouvé un traitement, c’est une aberration. Etant donné que beaucoup de gens guérissent du Covid-19 sans médication, si vous voulez démontrer qu’un traitement permet d’en guérir, il vous faudra des cohortes de malades dont vous ne pourrez pas disposer au commencement d’une épidémie.
Ne pensez-vous quand même pas que la crise sanitaire aura eu pour vertu de mieux faire comprendre au grand public comment fonctionne la recherche scientifique ?
Au début de la crise, la multiplication des échanges de données entre scientifiques de nombreux pays m’a en effet fait penser qu’on allait pouvoir faire de la pédagogie scientifique, montrer comment on travaille en épidémiologie, pourquoi on réalise des tests randomisés, quelle est la différence entre une causalité et une corrélation, etc. Je pensais qu’on allait faire de la pédagogie en temps réel. Mais j’ai vite déchanté parce que, en France en tout cas, on a propulsé sur les plateaux de télévision des experts qui ne savaient pas mais qui faisaient semblant de savoir, d’autres qui ne savaient pas grand-chose mais qui mettaient tout le poids de leurs arguments pour le dire, sachant qu’en télévision ce sont ceux qui sont les plus arrogants qui remportent toujours la mise. Cela m’a désolé parce qu’une partie du public a dû en retenir que la recherche scientifique se résumait plus à des engueulades et à des querelles d’ego qu’à des procédures mises en place dans le temps long pour aboutir à fabriquer du consensus.
Dans Le goût du vrai, je fais référence à l’effet Dunning-Kruger, du nom de ces deux psychologues américains. Ils ont identifié le fait que quand on est incompétent, on a une assurance que n’ont pas les gens compétents. On a vu ce constat se déployer en temps réel lors de la crise sanitaire. En France, au début de l’épidémie, des personnalités politiques de très haut rang, notamment des anciens ministres, ont versé dans l’effet Dunning-Kruger de façon massive en disant » Je ne suis pas médecin, mais… » et en assénant dans la foulée des certitudes de manière péremptoire. Le phénomène a duré à peu près trois semaines et puis il s’est arrêté parce que les uns et les autres ont compris que l’épidémiologie était drôlement compliquée.
Quand on est incompétent, on a une assurance que n’ont pas les gens compétents.
Comment devrait fonctionner idéalement le couple politiques – scientifiques dans ce genre de crise ?
Cela dépend beaucoup de la culture de chaque pays. Il y a l’exemple des Etats-Unis : quand le politique met la science de côté et donne l’impression qu’il en sait plus par instinct que le scientifique, c’est une catastrophe. Il y a celui de l’Allemagne. Angela Merkel donnait des cours à ses concitoyens à la télévision. Elle expliquait ce qu’est le facteur R0, pourquoi lorsqu’il est supérieur à 1, l’épidémie s’emballe, pourquoi le confinement permet de l’adapter… Elle a un doctorat en chimie quantique. Elle argumentait donc scientifiquement ses décisions…
Dans ce genre d’épidémie, c’est-à-dire quand les scientifiques n’ont pas toutes les réponses aux questions que le virus pose, leur rôle est d’assurer auprès des politiques un service de phares et de balises. Phares parce qu’ils doivent éclairer la route : il se passe ceci et cela, voilà les connaissances, les questions ouvertes, etc. Et balises, parce qu’ils doivent aussi indiquer les écueils, les dangers.
C’est aux politiques ensuite de prendre les décisions en méconnaissance de cause. Ils doivent assumer les risques liés à leurs décisions puisque eux ont d’autres critères à prendre en compte que le seul paramètre sanitaire. Leur tâche m’a paru particulièrement difficile. Les politiques doivent avoir soit une forme d’indifférence, soit du courage pour assumer des décisions qui pourront leur être reprochées lorsque les recherches auront répondu aux questions qu’ils se posaient.
Le petit coronavirus est venu cruellement nous rappeler notre « socle biologique », écrivez-vous. Ce rappel aura-t-il des conséquences sur nos comportements futurs ?
Avant la crise, on évoquait beaucoup la collapsologie, cette idée d’un effondrement imminent du monde à cause de la dégradation de l’environnement. On ne parlait que du présent et le futur n’était pas configuré. Pendant le confinement, on a cessé d’imaginer la fin du monde, alors même que l’on était en plein dans la catastrophe. On a pensé au monde d’après. Comme si le Covid-19 avait fait en sorte que l’idée du monde d’après détrône l’idée de la fin du monde, même si aujourd’hui la première est déjà un peu moins discutée.
Bio express
- 1958 Naissance le 1er avril à Paris.
- 1983 Entre en tant que physicien au Commissariat à l’énergie atomique français.
- 1999 Doctorat en philosophie des sciences de l’université Paris-Diderot.
- 2003 Publie Les Tactiques de Chronos (Flammarion).
- 2006 Fonde et dirige le Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière.
- 2007Le facteur temps ne sonne jamais deux fois (Flammarion).
- 2019Ce qui est sans être tout à fait, essai sur le vide (Actes Sud).
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