© Emanuele SCORCELLETTI

Éric Dupond-Moretti: « L’avocat est seul contre tous. Il ne peut pas être dans le consensus »

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Réputé pour sa faculté à obtenir des acquittements, l’avocat français s’inquiète du poids de la pression publique, favorisée par la surmédiatisation, sur l’exercice de la justice. Pour aider à faire comprendre le métier d’avocat, il a créé un spectacle décapant qui sera donné, en janvier prochain, en Belgique.

Dans Le dictionnaire de ma vie (Kero, 2018, 234 p.), vous écrivez qu' » hormis quelques interviews, il ne subsistera plus rien de mes plaidoiries, de mes trente-trois années de barreau « . Est-ce la raison pour laquelle vous avez monté un spectacle ?

Non. L’idée du spectacle est venue parce que pendant le procès d’Abdelkader Merah (NDLR : poursuivi pour association de malfaiteurs et complicité d’assassinat dans le cadre des tueries commises par son frère Mohammed, dans la région de Toulouse en 2012), je me suis heurté à l’incompréhension, voire à la vindicte de certains exprimée sur les réseaux sociaux. Je me suis demandé :  » Comment est-il possible que l’on connaisse si peu le travail d’un avocat ? Comment pourrait-on pallier cette situation ?  »

Avec la volonté de livrer un message ?

Avec la volonté d’expliquer le métier d’avocat, de parler de ce qu’est devenue l’institution judiciaire et de livrer une réflexion générale sur notre inquiétante époque.

Pourquoi l’avocat doit-il cultiver l’insolence et l’impertinence ?

L’avocat est seul contre tous. Il ne peut donc pas être dans le consensus. La justice pénale est d’une incroyable violence. Un moment, il faut pouvoir dire :  » Votre enquête est mal faite. Votre décision n’est pas la bonne…  » Le débat contradictoire ne peut s’exprimer qu’avec une dose d’insolence et d’impertinence. Mais ce ne sont pas des qualités propres à l’avocat. Le journaliste doit l’être aussi. Sinon, il sert la soupe.

Vous êtes pourtant très critique sur le rôle de certains journalistes et lanceurs d’alerte. Pourquoi ?

Ce qui me gêne, par exemple, est qu’Edwy Plenel (NDLR : président et fondateur du site d’information Mediapart) est devenu le gardien du temple de la morale publique et que cela lui permet de s’affranchir d’un certain nombre de règles. Quand il écrit au procureur pour demander des poursuites contre Jérôme Cahuzac (NDLR : ministre français du Budget accusé de fraude fiscale), il n’est plus journaliste, il devient flic. Un autre exemple. M. Plenel a publié des conversations enregistrées illégalement entre Alexandre Benalla (NDLR : chargé de mission à l’Elysée, accusé d’usurpation de la fonction de policier et de violences le 1er mai 2018, à Paris) et un autre homme. Le juge d’instruction, avec lequel il travaille en osmose, a saisi sa publication et a eu accès ainsi à des enregistrements dont il n’aurait pas dû disposer. En échange de quoi, Mediapart a reçu des dossiers entiers par ce juge, qui a violé le secret de l’instruction. Ainsi fonctionne Edwy Plenel…

Je ne défendrai jamais une cause. Je défends des hommes.

Avez-vous ressenti l’évolution de la pression de l’opinion publique sur un procès ? Est-il possible de s’y soustraire ?

Elle est de plus en plus grande parce qu’il y a d’abord un phénomène relativement récent qui est les chaînes d’information en continu. On n’entend plus dire une seule fois que M. Dugommier a été arrêté ; on l’entend trente-cinq fois. On y fait ensuite son procès, public, avec d’anciens magistrats, d’anciens flics, des avocats qui ne connaissent pas le dossier, et même un psychiatre. Il y a peu de place pour la présomption d’innocence. L’opinion publique est d’autant plus prégnante qu’elle est aussi servie par les réseaux sociaux, sans aucun contrôle, la plupart du temps sous couvert d’anonymat. Tout cela crée une pression qui n’existait pas auparavant.

Défendre l’indéfendable est l’essence même du métier d’avocat, écrivez-vous. Y a-t-il néanmoins des causes qui sont implaidables ?

Je n’ai jamais défendu une cause et je n’en défendrai jamais. Je défends des hommes. C’est singulièrement différent. Quand je défends Abdelkader Merah, je ne défends pas le djihadisme. Je ne peux pas être suspecté d’avoir des affinités ou de l’empathie avec le terrorisme islamique.

Votre objectif en tant qu’avocat est-il de révéler la part d’humanité d’un prévenu que lui dénie la société ?

On est tous fais d’ombre et de lumière. On est tous à la fois bons et canailles. Il faut aller chercher cette part d’humanité parfois très très loin. Encore faut-il en avoir envie, parce que l’opinion publique n’est pas forcément du même avis.

Votre parcours de vie vous aide-t-il à trouver cette part d’humanité ?

Bien sûr. On est le fruit de son histoire. On n’est pas que cela. Mais on est d’abord cela. Je suis devenu avocat en raison d’un certain nombre d’événements qui ont marqué ma vie. Notre parcours, nos difficultés, nos injustices, nos névroses nous construisent inévitablement. Pourquoi un gamin de 22 ans, de nationalité française, ayant vécu en France, s’engage-t-il dans le djihadisme international ? Plus on décortique les mécanismes qui ont conduit à cela, plus on est susceptible de les endiguer. Pas avec 100 % de réussite bien sûr. Manuel Valls (NDLR : ancien Premier ministre français) avait lâché :  » Comprendre, c’est justifier.  » Pas du tout, comprendre, c’est comprendre.

 » Le terrorisme nous fait tellement peur que l’on accepte de perdre un peu de liberté « , s’inquiète Eric Dupond-Moretti.© Patrick AVENTURIER/getty images

L’injustice a-t-elle fondé votre vocation ?

C’est la moindre des choses pour un avocat. Dans mon parcours de vie, je suis confronté à la mort de mon père : j’ai 4 ans ; c’est une injustice. Mon grand-père maternel est retrouvé assassiné le long d’une voie de chemin de fer : on n’a jamais retrouvé son meurtrier. Je vis une injustice sociale qui résulte de la situation de ma mère, une immigrée italienne… Tout cela est, bien sûr, fondateur.

Vous questionnez la préoccupation de la justice à l’égard du droit des victimes. Est-elle allée trop loin ?

Je pense que les victimes ont été négligées pendant des années. Aujourd’hui, on vit une dérive en sens contraire. Tout tourne autour des victimes. L’institution judiciaire doit permettre aux victimes d’accéder à la résilience. Quand on les maintient dans un statut victimaire, on ne leur permet pas d’échapper à leur drame.

 » On de ne défend plus la liberté parce qu’on a peur de tout « , affirme l’avocat François Sureau. Partagez-vous ce constat ?

Parmi les conséquences néfastes des  » nouvelles valeurs  » de notre époque, il y a très clairement la perte de libertés. On vit dans ce que j’ai appelé la  » bataclanisation des esprits « . Le terrorisme nous a fait tellement de mal et nous fait tellement peur que l’on accepte de perdre un peu de liberté. Selon un sondage, 80 % des Français sont prêts à être placés sous écoute téléphonique au motif qu’ils n’ont rien fait. Moi, c’est justement parce que je n’ai rien fait que je ne veux pas que l’on m’écoute. Je n’ai pas envie que l’on sache ce que j’ai mangé hier soir, qui j’ai vu avant-hier, ce que je ferai demain.

En créant ce spectacle (1), n’avez-vous pas craint de conforter ceux qui estiment que dans l’exercice de la justice, il y a une grande part de show ?

Pas du tout. J’ai toujours revendiqué la part de théâtralité de la justice. Un palais de justice ressemble à un théâtre. Il y a des colonnes, des costumes, un rituel et même une sonnerie. Les uns et les autres jouent un rôle. Cela ne veut pas dire que je suis inauthentique. Cela signifie que quand j’essaie d’exprimer une idée, je l’enserre dans la forme la plus audible possible.

La sincérité est-elle un point commun entre l’acteur et l’avocat ?

J’en suis archiconvaincu. Sans sincérité, c’est de la daube qui n’a aucun intérêt, ni au théâtre, ni au palais de justice. Les crétins disent :  » Le métier d’avocat est comme celui de comédien. Les avocats racontent donc n’importe quoi, n’importe comment, ils mentent. Et, en plus, ils sont grassement stipendiés pour cela.  » Je connais ce discours par coeur. Je l’entends depuis trente-cinq ans. Mais c’est complètement faux. L’avocat n’est pas plus comédien que le procureur ou le président de la cour.

Vous êtes sévère à l’égard de certains juges. Et vous vantez la situation qui prévaut en Belgique, où la plupart des juges sont d’anciens avocats. Est-ce une bonne piste pour améliorer cette fonction ?

C’est absolument nécessaire. Le corporatisme étouffe la magistrature. Je suis favorable à la suppression de l’Ecole nationale de la magistrature en France. J’ai le souvenir d’une affaire d’assassinat très complexe en Belgique. Je suis reçu par une juge de Bruxelles qui me dit :  » Mon cher maître, asseyez-vous.  » Déjà, c’est étonnant. Elle m’explique ce qu’elle a fait, ce qu’elle n’a pas fait, ce qu’elle compte faire. En vingt-cinq minutes, j’en sais plus qu’en trois mois de procédures en France. Il faut retrouver cet esprit-là chez nous, même si je ne mets pas tout le monde dans le même panier. J’ai rencontré de grands juges en France. Mais il y a aussi beaucoup de personnes qui sont dignes de peu d’intérêt. Ceux qui rentrent dans la magistrature pour régler leurs comptes avec eux-mêmes, il faut les fuir. Quand des personnes sont juges et n’aiment pas les gens, cela devient compliqué.

Les victimes ont été négligées pendant des années. Aujourd’hui, on vit une dérive en sens contraire.

Quels rôles jouent les mots et la maîtrise de la langue dans votre métier ?

Les mots sont les vecteurs des idées. Et donc parfois, je l’espère, de l’intelligence. Moins on a de mots, moins on a de nuances et moins on peut exprimer l’intelligence. C’est pour cela que je pense que la véritable révolution est culturelle. Un ministre de la Justice m’a un jour invité pour l’inauguration d’une prison. J’ai refusé. Et j’ai fait répondre que s’il m’invitait pour l’inauguration d’une école, j’irais. Je crois, comme Victor Hugo, que quand on ouvre une école, on ferme une prison.

(1) Les représentations du spectacle Eric Dupond-Moretti à la barre seront données le 11 janvier 2020 au Cirque royal, à Bruxelles, et le 12 janvier 2020 au Forum de Liège. www.next-step.be

Bio express

1961 : Naissance le 20 avril à Maubeuge, dans le nord de la France.

1984 : Prête le serment d’avocat à Douai.

1987 : Premier acquittement.

2004 : Procès d’Outreau (abus sexuels sur mineurs qui, pour la plupart, se révéleront inventés).

2009 :Procès de Jérôme Kerviel (trader accusé d’abus de confiance, faux et usage de faux).

2017 : Procès d’Abdelkader Merah (frère du djihadiste Mohammed Merah, auteur de sept assassinats dans la région de Toulouse en 2012).

2019 : Procès de Patrick Balkany (maire de Levallois-Perret, accusé de fraude fiscale).

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire