Élections européennes : une extrême droite plus forte et moins désunie
Les élections européennes devraient acter une progression des droites extrêmes et populistes. Mais au retrait de l’Union, celles-ci privilégient de plus en plus une réforme de l’intérieur. Et leurs fractures demeurent nombreuses. Décryptage avec Jérôme Jamin (ULiège).
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» Ily a trente ans, le monde changeait. […] Le mur de Berlin tombait et on croyait à la fin de l’histoire. […] L’Europe presque entière allait bientôt voir la vie en rose. La social-démocratie avait le vent en poupe et se propageait. […] Trente ans après, quelque chose se passe qui ressemble à une marche arrière vers la case départ. […] Les clameurs nationales recouvrent les discours d’ouverture, les pays se replient sur eux-mêmes, les grands partis politiques s’émiettent, les institutions vacillent, les vieilles démocraties sont rongées de l’intérieur. Les égoïsmes font perdre la tête, l’Europe menace de se désagréger « , se désole, amère, la journaliste Marion Van Renterghem dans Mon Europe, je t’aime moi non plus 1989-2019 (1). Qu’avons-nous fait de nos trente ans ?
Seul le rejet de l’islam fédère l’extrême droite européenne.
Quelques crises institutionnelles, économico-financières et migratoires plus tard, le Parlement européen, vitrine d’une expérience démocratique inédite au monde et forte de 751 membres, s’apprête à accueillir près d’un quart de députés eurosceptiques, nationalistes ou antisystème. Le projet européen sera-t-il menacé par cette progression sans précédent annoncée ? Oui, et non.
En tête dans sept pays ?
Le constat d’abord. La bataille des élections européennes du 26 mai ne se réduit pas à l’unique confrontation entre progressistes et nationalistes que le président français Emmanuel Macron et sa liste pompeusement dénommée Renaissance ont voulu imposer au théâtre politique. Conservateurs du Parti populaire européen et sociaux-démocrates de l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates, même affaiblis, devraient rester les deux principaux groupes politiques de l’assemblée européenne, quoiqu’un peu plus concurrencés par les libéraux de l’Alliance des démocrates et libéraux pour l’Europe, forts de l’apport de la liste issue précisément du mouvement français La République en marche.
Néanmoins, la poussée des droites populistes et extrêmes sera bel et bien ressentie à Strasbourg et à Bruxelles. Sept Etats de l’Union pourraient voir une liste de cette tendance arriver en tête au plan national le soir du 26 mai. C’est acquis en Italie (La Ligue), en Pologne (Parti Droit et Justice), en Hongrie (Fidesz) et au Royaume-Uni (le Parti du Brexit). C’est possible en France (Rassemblement national), aux Pays-Bas (Forum pour la démocratie) et en Finlande (Les Vrais Finlandais). Progression indéniable, donc, mais en ordre dispersé.
Une famille dispersée, un groupe dominant
Dans le futur Parlement, la famille politique de l’ultra-droite sera présente dans quatre » groupes » (voir l’infographie plus bas). Le poids lourd du Fidesz hongrois de Viktor Orban devrait rester au sein du Parti populaire européen conservateur malgré la mesure de suspension qui le frappe aujourd’hui pour ses incartades. Statu quo semblable pour le Parti Droit et Justice polonais de Jaroslaw Kaczynski au sein du groupe des Conservateurs et réformistes européens qui rassemble, outre les Conservateurs britanniques, quelques formations de droite populiste. » Fidesz et PiS sont les porteurs, pas les moins puissants, d’une idéologique d’extrême droite au sein du conservatisme traditionnel « , relève Jérôme Jamin, professeur de science politique à l’université de Liège et spécialiste de l’extrême droite (2).
Le Parti du Brexit, à l’avenir suspendu à la conclusion des négociations intrabritanniques sur la sortie de l’Union, le Vox espagnol et les très radicaux et marginaux Aube dorée, en Grèce, et Jobbik, en Hongrie, n’ont pas encore d’affiliation définitive. Mais le principal groupe spécifiquement d’extrême droite du Parlement européen sera sans conteste l’Alliance européenne des peuples et des nations (Europe des nations et des libertés dans l’assemblée sortante) cornaquée par le ministre de l’Intérieur italien et dirigeant de la Ligue, Matteo Salvini. Elle sera renforcée, autour du Rassemblement national de Marine Le Pen, par le ralliement de l’Alternative pour l’Allemagne, du Parti du peuple danois et de celui des Vrais Finlandais, qui siégeaient jusqu’ici au sein du groupe de l’Europe de la liberté et de la démocratie directe, voué à péricliter. L’ultradroite européenne devrait donc présenter un front un peu plus uni lors de la prochaine législature, même si elle reste dispersée.
Changement de relation à l’Union
Comment expliquer cette dispersion ? Les droites populistes et extrêmes en Europe sont traversées par des fractures qui sont autant de sources potentielles de dissensions. Première d’entre elles : la relation à l’Union européenne. » L’Union a été abusivement utilisée dans le passé comme un ennemi commun « , observe Jérôme Jamin. Une ligne de partage séparait ceux qui voulaient sortir de l’Union ou de l’euro et ceux qui entendaient y rester. » Mais les premiers ont changé d’avis parce qu’électoralement, l’objectif n’est pas aussi rentable qu’espéré. Les citoyens, par exemple, se sont habitués à l’euro. Et on s’aperçoit, avec le Brexit, qu’une sortie de l’Union n’est pas aussi simple qu’escompté « , explique le professeur de l’ULiège. Ainsi, Marine Le Pen, après son discours catastrophique de l’entre-deux tours de la présidentielle française de 2017, a renoncé à la sortie de l’euro dans son programme, provoquant la dissidence de son bras droit, Florian Philippot. Et plus récemment, le Forum pour la démocratie de Thierry Baudet a été accusé d’avoir masqué de son programme en ligne la mention d’un Nexit, retrait des Pays-Bas de l’UE, pour ne pas effrayer une partie de son électorat…
La conséquence du renoncement aux aspérités anti-européennes des programmes des formations d’extrême droite est inattendue. » Le drame de ces partis est qu’ils ont toujours eu leur ennemi commun abstrait, l’Union européenne. Mais s’ils abandonnent l’idée d’en sortir et professent la volonté de la changer de l’intérieur, cela ouvre un chantier autrement plus conflictuel, souligne Jérôme Jamin. La transformer, mais selon quels critères ? En inscrivant l’héritage chrétien dans ses textes fondateurs ? Les partis d’Europe centrale y souscrivent. Mais pas les tenants d’une ligne laïque comme le PVV de Geert Wilders ou le Rassemblement national de Marine Le Pen… »
La conversion à l’Europe…
Cette acceptation du cadre européen de négociations a même autorisé le géographe et historien Sylvain Kahn à évoquer, dans une contribution à la fondation Robert Schuman, une » conversion à l’Europe des droites extrêmes » (3). Avec cet argumentaire : » Lors des décennies précédentes, ces partis cherchaient peu à structurer leur combat à l’échelle européenne, en raison de leurs nationalismes respectifs et de leur détestation de toute vie politique transfrontalière et supranationale. C’est pourquoi les élections européennes de 2019 devraient être différentes des huit qui l’ont précédée depuis 1979. » » Maintenant qu’ils ne veulent plus démanteler l’Union européenne mais la réformer de l’intérieur, les dirigeants de l’extrême droite et de la droite populiste sont de facto internationalistes « , abonde Jérôme Jamin. Et ils en deviennent même en quelque sorte suspects. L’électorat qui assigne à l’extrême droite une mission de protection contre l’Europe risque de percevoir dans toute grande coalition européenne de cette mouvance une forme de collaboration avec l’appareil institutionnel européen ».
Pro-américains et pro-russes
Un autre débat typiquement européen divise les droites extrêmes et populistes. Le rapport aux Etats-Unis et à la Russie. « Faut-il accroître les relations économiques avec les pays de l’Est, s’imprégner davantage de la culture russe ? Pour certains, Vladimir Poutine incarne par excellence le renouveau national, l’autorité, la sécurité, pointe Jérôme Jamin. Le Rassemblement national ou le Parti de la liberté autrichien (FPÖ) regardent clairement vers la Russie alors que d’autres, comme le PiS polonais ou le Parti populaire conservateur estonien, sont tournés vers les Etats-Unis ou redoutent l’influence russe. » Un constat spectaculairement illustré par l’Ibizagate, la diffusion d’une vidéo où le chef du FPÖ se dit prêt à négocier des contrats publics en échange de financements par un oligarque russe. Le scandale a coûté son poste au dirigeant autrichien Heinz-Christian Strache et sa participation à la coalition gouvernementale au FPÖ.
Même la gestion de l’immigration peut être source de divergences entre extrémistes de droite et populistes. Les dirigeants des pays de première ligne par rapport à l’arrivée des migrants, Matteo Salvini en tête, sont favorables à une mutualisation des dépenses et des points de chute au niveau européen. Ceux qui ne les voient ou ne les verraient parvenir chez eux qu’après un périple à travers plusieurs Etats y sont opposés.
Le rejet de l’islam comme ciment
Il n’y a guère en fait que le rejet de l’islam pour fédérer les mouvements d’extrême droite. « L’islam est un ennemi abstrait. Or, par définition, un ennemi abstrait est durable », explique l’expert ès-extrême droite de l’université de Liège. Aucune formation ne veut d’une manière ou d’une autre intégrer l’islam dans son projet de vie ou de société. Dans leur entendement, au mieux, les musulmans peuvent être présents mais discrets dans l’espace public. Au pire, ils doivent quitter le territoire. »
Malgré la menace pour le respect des droits humains que l’extrême droite et la droite populiste représentent, Jérôme Jamin ne veut pas dramatiser l’augmentation annoncée de leurs élus en Europe. » On ne peut pas dire que l’extrême droite connaît une montée irrésistible, précise-t-il. Ses scores montent et régressent comme pour toute autre famille politique. Le cas de l’Autriche est intéressant à cet égard. Il y a vingt ans, l’extrême droite accédait au pouvoir. Elle est sortie affaiblie de cette expérience. Elle a survécu tout un temps à un échelon local. Ensuite, elle a à nouveau fait partie d’un gouvernement, avec l’issue que l’on connaît et le nouveau revirement que l’on peut supposer… La bonne nouvelle est que, dans un certain nombre de cas, l’échec a été au rendez-vous. On n’est pas dans le modèle d’une ascension irrésistible du type des années 1930. »
» Le populisme en tant que rhétorique anti-élites, démagogique et simplificatrice vit son âge d’or, prolonge le professeur liégeois. Je ne vois pas très bien comment le phénomène pourrait encore s’aggraver. Dans trente ans, je crois que l’on se souviendra des années qui ont suivi la crise économique de 2008 comme celles d’une décennie faste pour les démagogues autoritaires. On se souviendra que l’on est passé à autre chose si l’on a été capable d’opposer aux envolées autoritaires des discours peut-être également autoritaires mais moins démagogiques. Un des problèmes de nos démocraties est qu’elles ne parviennent pas à être autoritaires démocratiquement. Les citoyens ont besoin d’autorité au sens noble « , conclut Jérôme Jamin. Sur l’avenir de l’extrême droite, la prochaine législature du Parlement européen devrait en effet peser de manière décisive. Sur l’avenir de l’Europe aussi.
(1) Mon Europe, je t’aime moi non plus 1989-2019, Marion Van Renterghem, Stock, 256 p.
(2) Coordinateur de L’extrême droite en Europe, Bruylant, 2016, 608 p.
(3) Questions d’Europe, n°516, 20 mai 2019.
Imagine-t-on aujourd’hui que le premier gouvernement de Viktor Orban (1998-2002) était largement acquis à l’idée européenne ? Le contraste avec sa politique depuis qu’il est revenu au pouvoir en Hongrie (depuis 2010) illustre un trait de caractère d’une des figures les plus marquantes de la droite populiste européenne. » Le chef du Fidesz s’adapte à chaque circonstance pour en tirer le meilleur parti possible « , analyse Amélie Poinssot, journaliste à Mediapart et auteure de Dans la tête de Viktor Orban (Solin, Actes Sud, 190 p.). Percer le comportement du Premier ministre hongrois est impossible sans prendre en considération l’histoire du pays : le Traité de Trianon qui dépèce l’empire en 1920, la mainmise soviétique (1949-1989), la révolution de 1956… » Ce qui se trame dans la tête de Viktor Orban est emblématique d’une certaine élite politique en Europe centrale, passée ces trente dernières années de l’opposition démocratique au sein du bloc communiste à ce qu’elle dénonçait autrefois : une pratique autoritaire du pouvoir « , observe l’auteure. Le souvenir encore vif du joug de Moscou expliquerait donc la défiance actuelle à l’égard de la bureaucratie de Bruxelles. Mais ce ressort est aussi savamment exploité par un dirigeant que » ceux qui le côtoient depuis de longues années » reconnaissent être » un homme de conflit « . Dans cette optique, diaboliser le contre-modèle occidental – » éclatement du modèle traditionnel de la famille, sécularisation, immigration, mondialisation… » – est une aubaine pour un Viktor Orban qui » joue en permanence sur une zone grise entre maintien des institutions démocratiques et frein à toute alternance politique « .
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