Dès le 28 octobre, et à la suite d’accusations de fraude, l’appel à manifester était lancé. © GETTY IMAGES

Elections en Géorgie: l’engagement citoyen n’aura pas suffi

Delphine Kindermans Secrétaire de rédaction au Vif

L’intense mobilisation de la société civile lors des élections législatives n’a pu empêché la victoire du parti prorusse Rêve Géorgien, que l’opposition accuse de fraude.

Pour ses toutes premières élections, Mariam (1), 19 ans, ne s’est pas contentée de remplir un bulletin de vote. Elle s’est aussi portée volontaire pour faire partie des centaines d’observateurs dépêchés aux quatre coins du pays pour assurer au mieux le caractère libre et régulier des premières élections entièrement proportionnelles –et à 90% électroniques– de l’histoire de la Géorgie. «Je ne faisais pas confiance au parti au pouvoir, lance la jeune femme, étudiante en économie. Je savais Rêve Géorgien capable de détourner le scrutin. En assistant à tout le processus, des votes au décompte, je voulais protéger ma voix et celle des autres.» Mariam a donc passé sa journée du 26 octobre dans un bureau installé au sein d’un école maternelle de Tbilissi. Assez stressée, mais heureusement rassurée par la présence d’autres observateurs liés, contrairement à elle, aux partis politiques en lice. «Cette diversité a permis que tout se passe bien, reprend-elle. Contrairement à d’autres régions du pays, il n’y a apparemment pas eu de fraude à Tbilissi de manière générale, parce qu’il y avait suffisamment d’examinateurs.»

«Je ne faisais pas confiance au parti au pouvoir. Je savais Rêve Géorgien capable de détourner le scrutin.»

Ce succès d’engagement populaire résulte d’une mobilisation intense de la société civile depuis de nombreuses semaines. «Il s’agissait de très loin des plus importantes élections depuis l’indépendance du pays, justifie Revaz Topuria, politologue à l’Université de Géorgie. Il fallait faire comprendre aux citoyens qu’il n’était pas seulement question de choisir entre le parti prorusse Rêve Géorgien et l’opposition pro-Europe, mais entre le développement et l’isolement, la pauvreté.» Pour rappel, plusieurs milliers de Géorgiens sont régulièrement descendus en rue ces derniers mois pour manifester contre ce qu’ils estiment être une dérive totalitaire du gouvernement.

La «loi russe»

L’été dernier, Rêve Géorgien a ainsi adopté la «loi russe», qui permet désormais de qualifier d’«agent de l’étranger» toute organisation non gouvernementale recevant au moins 20% de financements étrangers, l’obligeant par ailleurs à publier un rapport financier annuel sous peine de lourdes amendes. Directement inspiré d’un texte russe voté en 2012 pour faire taire les opposants de Vladimir Poutine, ce projet, jugé infamant et asservissant pour la société civile et les médias indépendants, risque d’attirer le pays dans l’orbite de Moscou. Plus récemment, le Parlement a adopté une nouvelle loi controversée qui restreint les droits des personnes LGBTQIA+. Des faits d’armes parmi d’autres qui ont forcé l’Union Européenne à mettre le processus d’adhésion de la Géorgie en stand-by. «Ces derniers temps, j’ai senti que la population géorgienne, souvent considérée comme apolitique, avait vraiment la volonté de prendre son avenir en mains, souligne Revaz Topuria. Mon barbier s’est levé à l’aube pour se rendre aux urnes alors qu’il ne le faisait plus depuis 20 ans.»

La semaine qui a précédé le scrutin, la page Facebook «La Géorgie gagne» a diffusé de nombreuses vidéos faisant apparaître des célébrités incitant les Géorgiens à aller voter «pour l’Europe», tandis que des influenceurs et des bloggeurs faisaient de même sur TikTok, en évoquant les risques de bâillonnement d’une partie de la société en cas de victoire de Rêve Géorgien. «Un groupe Facebook créé pendant les manifestations du printemps dernier pour favoriser l’hébergement des participants s’est même réinventé en forum de rassemblement, ajoute Revaz Topuria. Les membres communiquaient pour aller voter ensemble, certains mettaient leur voiture à disposition de ceux qui n’avaient pas d’argent ou de moyen de locomotion pour aller au bureau de vote, d’autres lançaient des campagnes de financement participatif pour assurer le transport et donc le concours d’un maximum de monde au scrutin. C’est une preuve selon moi de la force de la société civile géorgienne

Accusations de fraude

A elle seule, l’International Society for Fair Elections and Democracy (ISFED) a quant à elle déployé quelque 1.500 bénévoles pour mener des missions d’observation à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Parce que cette année, d’importants efforts ont été réalisés pour accroître la participation des près de 100.000 électeurs Géorgiens expatriés, finalement 45% plus importante que lors des élections parlementaires de 2020.

Malgré l’engagement des citoyens et de la société civile, Rêve Géorgien a donc finalement remporté le scrutin avec 54,08% des voix, contre 37,58% pour la coalition pro-européenne. Cependant, comme le suffrage est entaché de soupçons de fraude, l’action des observateurs ne restera peut-être pas sans conséquence. Iulian Bulai, le chef de la délégation envoyée par l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE), dit ainsi avoir constaté «des cas d’achat de voix et de double vote avant et pendant les élections, en particulier dans les zones rurales». De son côté, ISFED a soulevé un certain nombre d’incidents et de violations, évoquant des problèmes liés à la procédure d’encodage du vote dans 9% des bureaux, des faits de bourrage massif de bulletins, mais aussi de corruption d’électeurs. «Des amis observateurs m’ont dit que certains isoloirs étaient si peu sécurisés qu’en restant proche, n’importe qui pouvait voir le choix du votant et donc lui mettre la pression», s’émeut Mariam.

Dès le 28 octobre, 19h, la jeune femme manifestait de nouveau en rue contre le résultat du scrutin, à l’invitation de la présidente, Salomé Zourabichvili, en rupture avec le parti au pouvoir. «Je ne sais pas si les rassemblement auront la même envergure que ces derniers mois, confie-t-elle, un peu pessimiste. On montre certes au monde entier que l’on protège notre voix et notre envie de rejoindre l’Europe, mais au final rien ne change concrètement dans le pays.»

(1) Prénom d’emprunt

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