De l’Empire au Brexit: comment les Britanniques ont mis la main sur les mers
Sir Walter Raleigh écrit au début du XVIIe siècle sa recette pour assurer la domination des Britanniques : « Celui qui commande les mers commande le commerce ; celui qui commande le commerce commande la richesse du monde, et par conséquent le monde lui-même. »
Un démarrage tardif
Raleigh était navigateur, découvreur, corsaire, écrivain, poète et confident de la reine Elisabeth 1re. Il avait compris qu’avoir une flotte dominante, tant militaire que commerciale, constituait l’élément clé qui permettrait de se construire un immense empire outremer.
Mais quand Raleigh écrivit cette recette à l’aube du XVIIe siècle, on n’imaginait pas encore ce que serait cet empire. L’ Angleterre n’arrivait que bien tard sur la scène coloniale et ne pouvait que constater à quel point les autres pays européens remportaient de beaux succès sur les mers lointaines et les territoires nouvellement découverts. Ce n’est que dans la deuxième moitié du XVIIe siècle que le germe de la domination anglaise fut planté, que les colonies d’Amérique du Nord devinrent rentables et que, par le biais de la Compagnie britannique des Indes orientales, le commerce avec l’Orient se développa. En 1655, les Anglais ravirent aux Espagnols la Jamaïque, leur première colonie dans les Caraïbes.
Si l’Angleterre prit un départ aussi tardif, c’est essentiellement à cause de sa situation politique. Les souverains anglais devaient tenir compte d’un Parlement puissant, disposaient de moyens financiers limités et ne pouvaient équiper qu’une flotte royale réduite. Pour satisfaire leurs aspirations à des eaux lointaines, ils devaient recourir aux services des corsaires. Cette situation représentait un préjudice pour les Anglais du XVIe siècle, surtout comparé à l’Espagne, la grande puissance européenne que dirigeait un souverain absolu et auquel beaucoup des richesses du Nouveau Monde étaient dédiées.
Dans l’Angleterre du XVIIe siècle, pourtant, la position de faiblesse du souverain allait se muer en un avantage. Le Parlement y limitait l’arbitraire du souverain. De ce fait, la puissance et la richesse étaient mieux réparties. Les initiatives privées étaient dès lors plus nombreuses et on investissait davantage dans le commerce international et les projets coloniaux. Alors que les colonies espagnoles rapportaient surtout au roi, les colonies anglaises du XVIIe siècle mettaient progressivement sur pied une dynamique économique plus considérable.
Nombre de produits coloniaux firent ainsi leur entrée sur le marché anglais : canne à sucre, coton, tabac, café, épices, thé, étoffes indiennes et fourrures. Ces produits devinrent de plus en plus abordables pour les Anglais. Les accises profitaient au souverain et le commerce, aux investisseurs. Les denrées coloniales faisaient tourner le commerce bien mieux que celles du continent. Les intérêts maritimes de l’Angleterre étaient ceux de toute une nation, pas seulement ceux d’un roi.
L’acte de navigation (1651)
Les Anglais n’étaient pas les seuls à se préoccuper de progresser sur les eaux internationales. La progression navale de la République des Provinces-Unies des Pays-Bas dans la première partie du XVIIe siècle était encore plus fulgurante. Les intérêts commerciaux anglais se heurtaient de plus en plus souvent à ceux de cette République néerlandaise qui dominait les mouvements commerciaux le long des côtes européennes et progressait beaucoup mieux en Asie.
De plus, les Néerlandais faisaient du commerce avec les nouvelles colonies anglaises établies en Amérique du Nord, ce qui créait des tensions avec l’Angleterre. En Angleterre, à la moitié du XVIIe siècle, un nombre croissant de personnes souhaitaient protéger leur commerce avec les colonies, et cela par les armes si nécessaire.
Une telle évolution risquait de compromettre les bonnes relations qui existaient entre ces pays depuis que le mariage de Guillaume II et Mary Ire avait uni la Maison royale des Stuart d’Angleterre aux stadhouders néerlandais d’Orange-Nassau, que l’Espagne était leur ennemi commun sur de nombreux plans et que les deux pays étaient devenus protestants.
Des événements successifs remirent cependant en question les relations entre les deux pays. Sur le plan international, la menace d’un ennemi commun – l’Espagne – disparut après la signature du Traité de Munster en 1648. Et, en Angleterre, la tête du roi Charles Ier roula de l’échafaud en 1649, la monarchie fut liquidée et Oliver Cromwell prit le pouvoir (1649-1660).
Cromwell proposa de partager le monde entre deux zones d’influence : l’anglaise et la néerlandaise. Mais la République des Provinces-Unies des Pays-Bas refusa. Sa contreproposition fut de conclure un accord de libre-échange, ce que les Britanniques considérèrent comme un affront car cela ne ferait que renforcer la domination néerlandaise. Les esprits s’échauffèrent rapidement, jusqu’à se solder par une confrontation en mer avec les Néerlandais.
En 1651, le Parlement anglais promulgua l’Acte de navigation. Cette loi stipulait que seuls les bateaux anglais pouvaient amener d’outre-mer des marchandises en Angleterre et interdisait que les bateaux néerlandais soient déchargés dans les ports anglais. Une telle provocation devait immanquablement mener à la guerre.
Entre 1652 et 1674, l’Angleterre et les Pays-Bas furent mêlés par intermittence à une lutte maritime. De grandes batailles eurent lieu dans les eaux européennes, chacun des deux pays pirata les bateaux de l’autre et s’empara de ses colonies et comptoirs. Ces batailles avaient un objectif exclusivement commercial : dominer autant que possible le commerce international.
Un vent nouveau souffle sur la flotte anglaise
L’ Angleterre ne s’est pas engagée à la légère dans une aventure avec la puissante République des Pays-Bas. Il lui fallait une flotte puissante pour être en mesure de mener sa politique protectionniste. Sous Cromwell, le nombre de bateaux s’est singulièrement développé. Sur une période de onze ans, la flotte militaire anglaise s’est accrue de 216 bateaux alors que la commerciale doublait de volume. La flotte a aussi évolué de telle sorte que, de la flotte privée du souverain, elle est devenue une véritable institution étatique destinée à défendre un intérêt national : l’accroissement du commerce international.
Deux personnages remarquables, Robert Blake et Samuel Pepys, ont marqué à cette époque la marine anglaise de leur empreinte. Ils partageaient un antécédent hors du commun : ils avaient l’un et l’autre très peu d’expérience de la mer lorsqu’ils obtinrent des rôles clés dans la marine.
Lors de la guerre civile (1642-1651), Robert Blake choisit le camp de Cromwell et se révéla rapidement, malgré son manque d’expérience militaire, un véritable génie tactique. En 1649, il fut nommé général de marine et, en très peu de temps, réalisa de grandes nouveautés en matière de tactique et d’organisation.
Après la restauration de la monarchie en 1660, l’Angleterre poursuivit sur sa lancée. Après Blake, c’est Samuel Pepys qui marqua la Navy de son empreinte. Dès l’âge de 27 ans, il devint responsable de l’organisation de la flotte. Il fit de brillantes études et fit progresser le professionnalisme. Il institua par exemple des examens pour éviter que des fils inexpérimentés de familles riches puissent s’acheter un poste sur un navire. Il veilla aussi à ce que les Anglais rattrapent le retard qu’ils avaient en matière de cartographie.
Les guerres maritimes
Malgré tous les efforts financiers et les modernisations organisationnelles et tactiques introduites dans l’univers maritime, les Anglais ont dû constater après deux décennies de guerres maritimes qu’ils n’avaient pas éclipsé les Néerlandais. Pire : il est devenu évident qu’ils leur cédaient de nouveau du terrain.
Ce fut un choc pour l’Angleterre. Elle rêvait de grandeur mais ne pouvait pas dominer la République des Pays-Bas, bien qu’elle ait une population deux fois et demie plus nombreuse. La République des Pays-Bas avait acquis un avantage considérable grâce à son système financier qui était le plus moderne du monde. Les Anglais, en revanche, avaient un système financier extrêmement vétuste. Mais ils allaient se rattraper d’une manière inattendue.
Uu roi et un système bancaire néerlandais
En 1688, la rivalité entre l’Angleterre et les Pays-Bas prit un tournant surprenant. Le roi d’Angleterre Jacques II avait perdu tout crédit dans son propre pays. Non seulement s’était-il converti au catholicisme mais on craint alors que l’Angleterre ait un autre roi catholique après que sa deuxième femme, la catholique Marie de Modène, lui eut donné un fils. Une élite protestante conspira dès lors contre Jacques II et invita Guillaume III d’Orange à envahir l’Angleterre. Guillaume était l’époux de Marie II, la fille protestante de Jacques II issue d’un premier mariage. Pour Guillaume III, l’invitation arrivait à point nommé : il songeait depuis longtemps à une alliance entre l’Angleterre et les Pays-Bas afin de faire bloc contre la France.
Guillaume III débarqua sur le territoire anglais avec ses troupes, poussées par un vent » favorable aux protestants » qui immobilisa la flotte anglaise. Jacques II prit la fuite et Guillaume III d’Orange se vit offrir le trône. Ce fut la Glorieuse Révolution, la énième révolution faisant trembler la politique anglaise sur ses fondations.
Cette révolution est surtout considérée comme un moment charnière de l’histoire : le Parlement anglais reçut plus de pouvoirs encore et de nombreuses libertés furent garanties. Mais elle apparaîtrait aussi dans l’histoire de la navigation comme un basculement crucial au profit du développement de l’Empire britannique.
Lors des guerres antérieures, l’Angleterre avait été victime de la vétusté de son système financier. A présent qu’un Néerlandais occupait le trône d’Angleterre, toutes les techniques financières modernes des Pays-Bas y furent rapidement introduites, et appliquées à une bien plus grande échelle. En 1694, la Banque d’Angleterre vit le jour. Elle se mit à gérer les emprunts d’Etat et instaura un système monétaire national sur l’exemple de la Banque d’escompte d’Amsterdam. Londres adopta le système néerlandais de dette publique financée par une bourse d’actions. Cela permit au gouvernement d’emprunter à bon compte pour financer à plus grande échelle ses guerres et son commerce international.
Entre-temps, la République des Pays-Bas constatait que des capitaux humains et financiers considérables traversaient la Manche. Attirés par un marché intérieur nouveau et plus important, de nombreux investisseurs et maisons de commerce néerlandais s’établirent à Londres. Un accord fut conclu pour partager le gâteau que représentait le commerce avec l’Asie : les Pays-Bas se virent allouer le marché des épices tandis que l’Angleterre s’arrogeait celui des étoffes avec l’Inde. Mais comme le marché du textile offrait un potentiel bien supérieur, la Compagnie des Indes orientales allait très vite dépasser son homologue néerlandais.
La domination des mers
Guillaume III ne parvint pas à devenir en Angleterre le souverain puissant qu’il aurait aimé être – le pouvoir était aux mains du Parlement – mais son règne lui permit d’établir une alliance bienvenue contre la France. Une alliance qui se poursuivit quand Guillaume III vint à mourir en 1702 et quand la reine Anne – fille de Jacques, le roi évincé – accéda au trône.
Côte à côte, l’Angleterre et la République des Pays-Bas luttèrent contre la France et l’Espagne durant la guerre de Succession d’Espagne (1701-1713). L’alliance des flottes anglaise et néerlandaise fut un succès, mais cette guerre ne fut vraiment profitable qu’aux Anglais.
Les Pays-Bas allaient en outre devoir se mesurer sur terre avec les Français, alors que les Anglais pouvaient tout tabler sur leur flotte. Les Pays-Bas sortirent lessivés de cette guerre. C’en était fini de leur rôle majeur sur les mers. Après la guerre de Succession d’Espagne, la domination absolue du commerce maritime était aux mains des Anglais. Comme il n’avait pas à financer une armée terrestre lourde et coûteuse, le pays put développer encore sa marine de guerre. La combinaison des évolutions tactiques et organisationnelles, l’introduction du système financier néerlandais et le développement du commerce donnèrent à l’Angleterre une avance que les autres pays ne pouvaient plus égaler.
Par Jakob Ulens.
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