Corruption au Parlement européen: pourquoi l’affaire est mystérieuse et élargit le champ des suspicions
Les suspicions de corruption au sein de Parlement européen choquent autant qu’elles interrogent. Avec des procédés qui ont tout d’une mafia mais dont les objectifs et le réseautage restent encore flous. Pourquoi viser le Parlement, et pourquoi ces élus ? Eclairage en sept questions-réponses avec Sandrine Roginsky, professeure à l’UCLouvain et spécialiste de la politique européenne.
1. Est-ce que l’ampleur de cette affaire est inédite dans le milieu européen ?
L’ampleur est inédite, oui. Dans le passé, le Parlement européen avait déjà été pointé du doigt. Notamment suite à des révélations de journalistes britanniques qui avaient prouvé que des députés acceptaient des amendements, contre des sommes d’argent. Mais ces sommes étaient moindres, il n’y avait pas d’Etats impliqués, ni de personnes aussi haut placées que la vice-présidente du parlement. Le réseau n’était donc pas aussi développé que ce qu’il semble l’être dans l’affaire actuelle.
Ce qui étonnant, c’est qu’on ne trouve pas vraiment de liens forts avec le type d’activité du Parlement européen. Ici, la présumée corruption semble donner énormément d’importance au Parlement par rapport aux problématiques de relations internationales. Or, ce n’est pas spécialement l’institution phare pour ces compétences.
Avec le traité de Lisbonne, le Parlement a acquis beaucoup de pouvoir, mais plutôt sur des sujets comme la législation de l’environnement, le marché intérieur, la protection des consommateurs, etc. Soit toute une série de législations intra-Europe. Qui plus est, dans le processus de décision, le Parlement donne son avis et le Conseil en fait ce qu’il veut. Ou il donne son avis avec le Conseil. Donc, dans tous les cas, concernant les relations internationales, les Etats restent des acteurs clés. On pourrait dès lors s’interroger sur ce que fait le Qatar vis-à-vis des Etats pour augmenter leur allégeance. Ça élargit le champ des suspicions.
2. Historiquement, les eurodéputés seraient mieux payés dans le but, justement, d’éviter les conflits d’intérêt. Visiblement, cela n’éloigne pas la corruption des hémicycles…
L’histoire de la construction des mandats politiques nous rappelle la professionnalisation qui a eu lieu au cours des années. Dans l’évolution de la démocratie, et afin que les places politiques ne soient plus réservées aux notables et aux grands bourgeois, avoir un salaire suffisamment élevé est devenu une norme pour ne pas être susceptible d’accepter de l’argent d’autrui et de rentrer dans des conflits d’intérêt. C’est vrai pour le Parlement européen comme ça l’est pour tous les autres parlements. Cela permet à des gens qui ne sont ni bourgeois ni rentiers de pouvoir être parlementaire, mais également de se protéger contre la corruption.
3. A combien estime-t-on le salaire d’un eurodéputé ?
La rémunération mensuelle des députés s’élève à 9.386 euros avant impôt, depuis le 1er janvier 2022. Ce qui représente à 7.316 euros après déduction de l’impôt. Le salaire est aussi conditionné à leur présence. On peut également y ajouter le budget qui leur est alloué pour leur logement, leurs déplacements, etc. On est donc sur un salaire relativement élevé, c’est clair, mais il reste moindre que celui de certains fonctionnaires du Parlement européen.
4. Peut-on considérer les eurodéputés comme des « privilégiés » ?
Les salaires ont été augmentés au moment de la construction de l’UE. Dans le milieu européen, on est dans un mix entre parlementaires et diplomates. Les diplomates sont bien payés car ils vivent loin de chez eux. On retrouve cette idée-là dans les institutions européennes. A la base, les salaires étaient élevés pour tenter d’attirer beaucoup de diplomates dans les premières années. Les salaires sont donc élevés pour des raisons historiques, pour limiter la corruption et les conflits d’intérêt, et pour prendre en compte la pénibilité du travail (en déplacement, etc).
5. Compte-tenu de ce contexte, ces suspicions de corruption sont d’autant plus étonnantes…
Dans cette affaire, tout est dingue. Cette histoire ressemble plus à une série télé qu’à la réalité du parlement européen. Mais même si les salaires étaient moins élevés, aucun élément ne peut justifier de tels actes. Tout est ‘gros’ dans cette histoire. Ça ne remet pas en cause la véracité des choses. Mais on a l’impression qu’il n’y a aucune discrétion. Puis on assiste également à des prises de position publique en plénière. Avec le recul, tout cela paraît surréaliste. Il y a un côté série télé. Mais pour des corrompus, ce n’est pas très pro.
6. Quels seraient les objectifs possibles de ces tentatives de corruption ?
Voir ces paquets d’argent paraît incroyable. Une députée se défend en disant qu’elle ne savait pas que l’argent était chez elle. Tout cela est très rocambolesque. L’affaire a également un côté mystérieux, car cela voudrait dire que le Qatar estime que le Parlement européen a du pouvoir sur la dimension des relations internationales.
Or, ce n’est pas du tout là-dessus que se situe la place du Parlement européen. Le côté rocambolesque, c’est donc de voir que les personnes qui ont donné de l’argent ont ciblé une institution qui n’est pas celle à laquelle on penserait pour leurs objectifs. Et viser des élus qu’on n’envisage pas comme ayant énormément de pouvoir, en réalité. Il y a un côté inexplicable. Evidemment, il y a également question de la transparence et du risque de corruption sur laquelle des députés alertaient déjà, en demandant des règles plus strictes. Mais quand on compare, il y a des règles au Parlement européen qui n’existe même pas dans d’autres parlements. C’est donc une institution qui a avancé sur des dossiers en tant que pionnière.
La question de savoir comment le Qatar est parvenu à identifier des politiques qui seraient corruptibles et à les approcher avec un but précis. Cela demeure inexplicable à l’heure actuelle. Ce que ça montre en premier lieu, c’est aussi l’importance d’avoir une presse libre et une justice libre. Le fait que le Parlement ait vite réagi et qu’il n’y a eu aucun corporatisme –la vice-présidente a été déchue de ses fonctions sans l’ombre d’un doute-, sont des éléments qui peuvent nous rassurer sur le maintien du fonctionnement démocratique.
7. L’affaire va-t-elle élargir les suspicions ?
Elle va rester dans les esprits. En Belgique, avec les histoires actuelles au parlement wallon, on a d’autant plus cette image détériorée de la politique et de ceux qui en vivent. Je ne pense pas que cela fera du bien au Parlement européen d’autant plus que cela reste l’institution qui est la plus démocratique car directement élue par les citoyens. Dans tous les cas, cette affaire atteint l’image, la réputation, la crédibilité, la légitimité, de l’instance parlementaire européenne, et par extension de toutes les instances parlementaires.
On donne également beaucoup de grain à moudre aux complotistes. Car on pourrait se dire que tous les discours passés en faveur du Qatar, émanent possiblement de gens qui ont reçu de l’argent. Ça ouvre des doutes sur la véracité de certains discours. Je pense que le scepticisme va grandir et qu’il ne sera pas facile de reconstruire une légitimité entamée.
Le timing avec la Coupe du monde est aussi curieux. Ce n’est pas juste une coïncidence. Suite à la perquisition chez Marc Tarabella, on a directement en tête toutes les sorties qu’il a faites dans la presse en faveur du Qatar lors de ces dernières semaines.
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