Comment Spotify veut booster les carrières des artistes émergents
Spotify, leader du marché du streaming musical, veut booster les carrières des artistes émergents. Pour cela, la société suédoise mise sur ses playlists qui diffusent leurs musiques à des milliers de fans potentiels. Un coup de projecteur qui peut propulser les artistes sur scène.
Les listes de lectures, plus connues sous le nom de playlists, sont les armes de diffusion massive de Spotify. L’objectif ? Faire éclore de nouveaux talents. Il existe trois types de playlists. Celles créées par les utilisateurs. Celles aux mains des algorithmes, appelées playlists algorithmiques, personnalisées pour chaque utilisateur avec, notamment, les » Découvertes de la semaine » et le » Radar des sorties « . Elles scrutent les goûts des utilisateurs pour prédire ce qu’ils écouteront en boucle demain. Et, enfin, les mastodontes de la plateforme : les playlists éditoriales. Alimentées par des éditeurs de Spotify, ce sont les plus populaires avec des millions d’abonnés. Elles sont catégorisées selon les genres, les ambiances et les classements par pays. Le Graal pour une visibilité maximale, c’est d’atterrir dans ces playlists. Et pour maximiser les chances de s’y retrouver, Spotify donne deux conseils. Premièrement, livrer sa musique au plus tard une semaine avant sa sortie pour tenter de s’extirper des quelques 20 000 nouveaux morceaux que la plateforme réceptionne quotidiennement. Deuxièmement, remplir un formulaire très détaillé sur son titre pour le diriger le plus efficacement possible. Cependant, dans les faits, avoir des contacts au sein de Spotify s’avère plus efficace pour s’assurer une place dans une playlist éditoriale.
Ne négligeons toutefois pas les algorithmes qui restent une porte d’entrée privilégiée. Løyd, artiste électro émergent, explique comment, sans le savoir, il est parvenu à titiller la curiosité des algorithmes sur son morceau Lifetime. Sorti le 7 septembre 2018, le titre recueillit timidement 70 lectures par jour. Vers la fin du mois, le Bruxellois a décidé d’enrichir son profil des dates des concerts de Mustii pour lesquelles il assurait la première partie. L’effet fut immédiat. Le 28 septembre, les algorithmes ont choisi de mettre le single dans la playlist » Radar des sorties « . 1 500 écoutes en une journée. Et la machine fut relancée lorsqu’il ajouta une photo de couverture après sa prestation du 19 octobre à l’Ancienne Belgique. Trop gros pour être des coïncidences. » Les playlists algorithmiques ont été un tournant pour moi « , assure-t-il. Entre le 7 octobre et le 3 novembre, les algorithmes ont fait leur boulot : 74 % des lectures de Lifetime provenaient des playlists Spotify.
Du streaming à la scène, les frontières disparaissent
» On a enregistré un son et on l’a mis sur Spotify « , résume le rappeur belge Bryan Mg. Tout part d’un geste simple, presque anodin. Après quelques morceaux déposés sur la plateforme, l’artiste est courtisé par un label néerlandais. Trois mois plus tard, ils collaborent. Et c’est grâce au label et ses contacts au sein de Spotify que les morceaux de Bryan Mg se hissent dans des playlists éditoriales, dont » La Vida Loca « , qui lui permettent de passer de 4 600 auditeurs par mois à 33 000. Ajoutez à cette visibilité des centaines de mails envoyés aux boîtes de nuit et vous obtenez vos premiers shows en club. Bryan en est convaincu, ses 240 000 auditeurs par mois peuvent jouer en sa faveur. » Si les organisateurs de festivals voient ça, ils vont se dire que je fais de la bonne musique « , affirme-t-il.
Løyd n’a pas encore pu profiter des très convoitées playlists éditoriales. Cependant, la plateforme de streaming reste incontournable. » Spotify ajoute du poids au projet et un peu de crédibilité quand les chiffres gonflent. » Autre point redoutable : la certitude de franchir la frontière belge. » Les dates de concert et la radio, ça reste très local. La radio principale qui me diffuse est Pure FM et la tournée se déroule à Bruxelles et en Wallonie. Spotify, via ses playlists, rend les choses plus internationales. » Et voilà que, fin 2018, les algorithmes ont prononcé leur sentence : Løyd est quatre fois plus écouté à Paris qu’à Bruxelles. » On verra comment ça évoluera mais ce n’est pas exclu d’y faire des concerts si Spotify me démontre que c’est là que j’ai le plus de succès. S’il se passe quelque chose à Paris, ce sera uniquement dû à des machines et à des suites de 0 et de 1, c’est dingue. »
La chanteuse Tanaë est, elle aussi, davantage suivie à l’étranger. Le pays qui l’écoute le plus est… la Turquie. La Belgique n’arrive qu’en dixième position. » Suite aux bons chiffres en Turquie, j’ai trouvé un agent qui est en train de démarcher pour nous. On est en bonne voie de signer un contrat avec des collaborateurs turcs qui vont pouvoir pousser Tanaë « , explique Manu Freson, manager de la chanteuse et fondateur du label G-Major Records. Pour lui, cette situation permet d’exploiter le streaming en envisageant, pourquoi pas, des concerts.
Du système binaire aux fans faits de chair et d’os, il n’y a qu’un pas. Derrière les écoutes en streaming se cachent des auditeurs qui deviendront éventuellement des fans lorsqu’ils s’abonnent au compte de l’artiste ou sauvegardent ses morceaux dans leur bibliothèque personnelle. Le succès de l’entêtant Sunset Lover, composé par Petit Biscuit, est un cas d’école. » Spotify a créé Petit Biscuit « , affirme Manu Freson. D’abord repéré sur Youtube, le morceau est ensuite publié sur la plateforme de streaming en 2015 et suscite un grand engouement. Il est alors repéré par l’équipe éditoriale de Spotify France qui le place dans plusieurs playlists aux centaines de milliers d’abonnés. Rapidement, Sunset Lover conquiert le monde et se retrouve sur la plus grosse playlist, » Today’s top hits « , avec près de 23 millions d’abonnés. Conscient du potentiel de son poulain, Spotify sort le grand jeu pour la sortie de son album, en novembre 2017, et placarde son visage en grand à Paris, New York et Toronto. Désormais, l’artiste est sur toutes les radios et se produit dans le monde entier avec des fans qui prolongent l’expérience, troquant Spotify contre des places de concert pour l’applaudir en vrai.
Licence digitale : s’adapter au marché
Le potentiel colossal de Spotify a donné une idée à Manu Freson : proposer une licence digitale aux artistes. » Je m’intéresse au streaming depuis 2011. L’idée de licence digitale n’est arrivée que très récemment. Je me suis rendu compte que les artistes indépendants n’exploitaient absolument pas leur répertoire au niveau digital « , explique le manager. Penser qu’il suffit de mettre sa musique en ligne pour que les gens tombent dessus est une erreur. » Je passe mon temps à identifier les playlists, les curateurs de playlists, à les contacter et, quand j’ai une réponse, voir s’ils peuvent diffuser la musique. »
A travers sa licence digitale, Manu Freson promet aux artistes d’augmenter leur volume d’écoutes en streaming mais il ne peut pas le quantifier. Cela dépend de nombreux paramètres qui seront très différents d’un artiste à l’autre. Mais les résultats semblent porter leurs fruits. Au début, jusqu’à 90 % des écoutes des morceaux de Tanaë provenaient des playlists. » Avec le temps, les écoutes viennent de plus en plus des utilisateurs. C’est une énorme richesse. Tu commences dans une playlist et, après, les auditeurs s’approprient la musique. Je parviens à créer des interactions entre des auditeurs et l’artiste. » Cependant, il reste difficile d’estimer les résultats concrets qui découlent de cette visibilité. Sauvegarder des morceaux et s’abonner à un artiste sont une chose. Aller à ses concerts en est une autre.
Les artistes pourront-ils un jour payer pour apparaître dans des playlists éditoriales ? Cela semble impossible car contraire à la philosophie de Spotify. Par contre, c’est le cas pour certaines playlists d’utilisateurs qui profitent de leurs milliers d’abonnés pour monétiser la visibilité qu’ils peuvent offrir aux artistes. » Sur Spotify, la payola est monnaie courante. Une fois sur trois, je dois payer pour être placé en playlist « , explique Manu Freson. La payola est une pratique apparue dans les années 1950 aux Etats-Unis et rapidement devenue illégale. Les maisons de disque versaient des pots-de-vin aux radios pour qu’elles diffusent en priorité les morceaux de leurs artistes. Pour prévenir cette dérive, Spotify a modifié ses conditions générales d’utilisation, stipulant qu’il n’est pas autorisé à » vendre un compte utilisateur ou une playlist, ou autrement accepter toute indemnisation, financière ou autre, afin d’influencer le nom d’un compte ou d’une playlist ou le contenu d’un compte ou d’une playlist « .
Un outil magique qui ne détrône pas (encore) la radio
La mise en garde ne semble faire trembler personne. Le business va même plus loin et touche la sphère des artistes et des labels. » Il y a des gens qui parviennent à vivre de Spotify. Ils font un million de streams par mois, ce qui rapporte environ 3 500 dollars (3 000 euros) « , confie Manu Freson. Ces personnes ont repéré le potentiel financier des playlists et peuvent agir de deux manières. La douce consiste à placer sa musique dans un maximum de playlists. La forte est sans détour : et pourquoi pas racheter des playlists ? Des utilisateurs lambda mais aussi beaucoup de professionnels de l’industrie musicale s’offrent ainsi des playlists créées par des curateurs indépendants. » Pour racheter une playlist, c’est environ 100 euros pour 1 000 abonnés. J’ai eu le cas. Une fille a placé Tanaë sur sa playlist et, après, j’ai vu la chanson disparaître. J’ai contacté la curatrice et elle m’a expliqué qu’elle avait vendu la playlist à l’artiste Lucas Estrada. » Le nouveau propriétaire a acquis plusieurs playlists importantes, chacune composée de 10 000 à 50 000 auditeurs, afin d’y diffuser sa musique et celle des artistes présents dans son label. Un moyen efficace pour promouvoir ses protégés et générer massivement des écoutes.
» Il faut vraiment considérer chaque playlist comme une petite radio. Il y a des auditeurs et un responsable de la programmation, analyse Manu Freson. Le streaming est superimportant mais ce n’est pas encore le premier pourvoyeur d’un beau destin musical. La radio reste le prescripteur numéro un en termes de tendances musicales. » Selon lui, l’attachement à un artiste est plus grand lorsqu’il est diffusé en radio. De plus, cette diffusion est un argument plus riche que le nombre de streamings auprès des programmateurs de festival. Une vision qui semble devenir archaïque au regard des nouvelles habitudes de consommation musicale. Mais pour le fondateur de G-Major Records, dans dix ans, la tendance va s’inverser et la question des programmateurs sera : combien d’écoutes cet artiste fait-il sur Spotify ? C’est déjà le cas pour les rappeurs. Ils ne bénéficient d’aucune exposition en radio et se produisent pourtant dans les plus grands festivals. Souvent, ils se sont faits connaître sur Youtube et la viralité de leur musique a fait exploser le compteur de leurs streamings. La radio fait encore de l’ombre à la plateforme, mais pour combien de temps ?
Par Loïs Denis.
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