Comment les Ukrainiens ont conquis les coeurs (et risquent de les perdre)
Aux côtés de ses soldats sur le front extrêmement chaud du Donbass, défiant la menace russe près de Severodonetsk et à Kiev au début du conflit, exhortant les alliés à accroître leur aide à son armée, le président ukrainien Volodymyr Zelensky poursuit une stratégie de communication payante. Résistera-t-elle à l’usure du temps ?
La visite en dit long sur l’état d’esprit et la stratégie de communication du président ukrainien. Le 5 juin, Volodymyr Zelensky s’est rendu dans les postes de commandement de l’armée ukrainienne à Lyssytchansk et Soledar. Les deux localités ne sont pas des lieux anodins. Elles sont situées à quelques kilomètres seulement du théâtre de combats cruciaux pour le sort de la province de Louhansk, dont le dernier bout de territoire est convoité par l’armée russe et les forces prorusses. Celles-ci en contrôlaient environ un tiers depuis la première opération russe dans le Donbass, en 2014. Les images, dévoilées dans la soirée, de cette visite tenue secrète, montrent le président ukrainien, dépourvu de gilet pare-balles, analyser les cartes du front et remettre des médailles à des soldats. Au même moment, les autorités militaires ukrainiennes annonçaient la reprise de la moitié de la ville de Severodonetsk, voisine de celle de Lyssytchansk, assiégée par les Russes. Bref, rien n’indiquait une accalmie des combats qui mobilisent les belligérants depuis plusieurs semaines. Volodymyr Zelensky se trouvait donc à portée des frappes russes.
En multipliant les déplacements sur le terrain, Volodymyr Zelensky semble avoir intensifié une autre phase de sa stratégie de communication.
Lors de son déplacement de quelque sept cents kilomètres depuis Kiev et de son séjour dans le Donbass et, plus à l’ouest, à Zaporijia, où il a rencontré des déplacés de la ville martyre de Marioupol, le président ukrainien a pris des risques «calculés» pour sa vie. Il semble avoir intensifié ainsi une autre phase de sa stratégie de communication. Il s’était déjà rendu à Boutcha, le 4 avril, pour constater les crimes de guerre perpétrés par des soldats russes contre des civils dans cette municipalité au nord de Kiev. Le 29 mai, il avait fait le voyage de Kharkiv, deuxième ville du pays dans l’est de l’Ukraine, pour apporter son soutien à la troupe. Mais dans les deux cas, la menace de l’armée russe, en raison de changements de stratégie opérationnelle, s’était éloignée du champ de bataille.
Doper la confiance
En se déplaçant à Lyssytchansk et à Soledar, Volodymyr Zelensky indique clairement sa volonté de communier avec les soldats ukrainiens sur le terrain alors qu’ils sont engagés dans une bataille, à Severodonesk, où, quelque jours plus tôt, on ne donnait pas beaucoup de crédit à leur capacité de résistance face à la concentration des moyens déployés par la Russie. Il tente ainsi de doper le moral de son armée, en affichant une sérénité, feinte ou pas, autorisée par la confiance qu’il manifeste envers des services de renseignement qui ont permis son déplacement.
Ce même dimanche 5 juin, l’armée ukrainienne annonçait avoir tué le major-général Roman Kutuzov, un commandant de la force séparatiste de Donestk, dans des affrontements à Popasna, non loin de Soledar où se trouvait Zelensky. Il a été «officiellement dénazifié et démilitarisé», indiquait le communiqué… Les services de renseignement américains sont soupçonnés d’aider les Ukrainiens à localiser les hauts gradés russes sur le terrain. Cinq généraux auraient été tués depuis l’entame du conflit.
La continuité de l’Etat
Avant ces incursions sur le champ de bataille, c’est surtout par le verbe que le président ukrainien en guerre s’est illustré (1). Dans les premiers jours après le déclenchement de l’ «opération militaire spéciale» russe le 24 février, l’important était d’afficher sa présence et la continuité de l’exercice du pouvoir à la tête de l’Etat. Alors que Kiev était la cible d’une opération éclair des parachutistes russes imaginée à Moscou, il se filmait dans les rues de la capitale en des lieux reconnaissables, en treillis militaire et entouré d’autres dignitaires du pays. Ensuite, est venu le temps des allocutions devant les parlements étrangers pour à la fois remercier les pays occidentaux d’avoir apporté une aide à l’Ukraine et les exhorter à poursuivre leurs efforts militaires et à accroître les sanctions prises contre la Russie.
Zelensky a réussi à forger la conviction d’une partie de l’opinion que l’Ukraine est effectivement proche de l’Europe.
En prenant à témoin les assemblées parlementaires, Volodymyr Zelensky semblait vouloir mettre en exergue le lieu par excellence de l’exercice de la démocratie occidentale, comme pour signifier que l’Ukraine partageait les mêmes valeurs, et toucher les citoyens européens à travers leurs élus. «Il a développé une stratégie de communication spécifique, souligne Barbara De Cock, professeur à l’UCLouvain et spécialiste de l’analyse du discours politique. Il s’est adressé aux parlementaires de chaque Etat avec le souci de relever chaque fois un événement de l’histoire de ce pays qu’il compare avec la situation en Ukraine. Ce biais permet à ses auditeurs de se sentir plus impliqués et plus concernés par l’actualité. Cela a fonctionné. On avait rarement vu une présence aussi massive des élus au Parlement belge qu’à l’occasion de ce discours.»
La proximité avec l’UE
«Par là, il a réussi à forger la conviction d’une partie de l’opinion publique que l’Ukraine est effectivement proche de l’Europe. En 2014, je ne sais pas si la plupart des Belges auraient considéré que l’Ukraine ressemblait aux pays de l’Union européenne. Ils l’auraient sans doute davantage décrite comme liée, y compris au plan symbolique, à la Russie. Le contexte est différent en Pologne et dans d’autres pays d’Europe centrale, qui entretenaient des contacts plus étroits et depuis plus longtemps avec l’Ukraine. Par ses discours concrets, Volodymyr Zelensky a conforté l’idée d’une ressemblance, d’un lien avec l’Ukraine», ajoute Barbara De Cock.
Cette proximité culturelle est d’autant plus marquée que les interventions de Vladimir Poutine, elles, apparaissent d’un classicisme désuet. A côté de ses allocutions mises en scène dans le plus pur style soviétique et des images des consultations avec ses ministres dont il était séparé, du moins au début de la guerre, par la dimension d’une très longue table, Vladimir Poutine n’est apparu devant un large public qu’à deux reprises: le 9 mai sur la place Rouge, à Moscou, à l’occasion des commémorations de la victoire de l’armée soviétique sur le nazisme lors de la Seconde Guerre mondiale, et le 18 mars, devant 95 000 fidèles au stade Loujniki pour «célébrer» le huitième anniversaire de l’annexion de la Crimée ukrainienne lors d’un show avec des stars de la chanson russe, seule concession à une certaine forme de modernité.
Barbara De Cock n’attribue pas automatiquement ces modes opposés de communication entre les présidents russe et ukrainien à un fossé des générations. «La différence de style me semble plutôt liée à des structures d’Etat différentes et à des objectifs différents. Volodymyr Zelensky veut renforcer la proximité de l’Ukraine avec l’Europe et le monde occidental. La façon de communiquer du président ukrainien et d’autres responsables du pays, députés, maires… leur permet de se présenter comme des personnalités politiques qui se mettent au diapason de ce que vivent leurs concitoyens du fait de la guerre. La tenue vestimentaire de Zelensky, de type militaire souvent kaki, en témoigne. Le deuxième objectif est de montrer qu’ils ne bénéficient pas de privilèges.»
La différence de style entre Zelensky et Poutine me semble plus liée à des structures d’Etat différentes et à des objectifs différents qu’à une question de générations.
Entretenir l’attention
L’ application de la stratégie du verbe par Volodymyr Zelensky a pour le moins été facilitée par le développement du concept de vidéoconférence. «Il y a dix ans, un dirigeant cloisonné dans son pays en raison d’une guerre n’aurait pas pu agir de la sorte, ne fût-ce que techniquement parlant», insiste la professeure de l’UCLouvain.
Pour autant, on ne peut écarter l’idée que Volodymyr Zelensky en abuse lorsqu’il s’adresse aux spectateurs de la cérémonie d’ouverture du festival de Cannes ou à des étudiants de Sciences Po Paris. «C’est une façon d’atteindre des publics différents. Tout le monde n’a pas nécessairement un engouement pour le débat parlementaire, nuance Barbara De Cock. Il s’agit aussi pour lui d’entretenir l’intérêt pour ce conflit. J’ai le sentiment qu’un peu de lassitude commence à se faire jour. La première urgence est passée. Par ses discours, il réactualise l’attention sur une guerre partie pour durer. En outre, il faut se rendre compte que l’opinion publique ne voit pas tous ses discours. Le citoyen belge moyen n’aura entendu parler que de celui au Parlement belge, éventuellement celui en France ou aux Pays-Bas, et peut-être celui à Cannes.»
Une résistance remarquable
La résistance des militaires ukrainiens face à une armée russe plus puissante à laquelle on pensait généralement qu’une victoire implacable était acquise et la solidarité des civils ukrainiens – qui survivent unis sous les bombardements à Marioupol, s’organisent pour venir en aide aux déplacés à Lviv et sont reconnaissants de l’accueil qu’ils reçoivent en tant que réfugiés à Varsovie – créent un contexte qui inspire l’admiration. Surtout quand le cadre géopolitique installe l’idée qu’en défendant leur patrie, c’est l’avenir de la démocratie occidentale que les Ukrainiens confortent face aux visées expansionnistes et dictatoriales d’un Vladimir Poutine animé par la haine de l’Occident.
Les discours de Volodymyr Zelensky s’écartent des échanges diplomatiques normaux.
Aussi, quand le président français Emmanuel Macron en appelle à ne pas humilier le président russe ou quand les Européens hésitent à interdire les importations de pétrole ou de gaz russe, Volodymyr Zelensky exprime sa déception, exhorte à un sursaut, distingue les «bons» et les «moins bons» alliés. En situation de demandeur, il n’est pourtant pas prêt à se laisser guider sa conduite. Même s’il n’ignore pas que l’armement américain est la clé si pas de la victoire de l’Ukraine, en tout cas de sa non-défaite.
En fait-il trop?
Le président ukrainien n’est donc pas un allié servile. On l’a observé à la faveur de certains de ses discours où il n’hésitait pas à mettre les dirigeants devant leurs responsabilités. «C’est le président d’un pays en guerre, contextualise Barbara De Cock. Ces discours s’écartent des échanges diplomatiques normaux. Il ne le ferait probablement pas de la même manière en temps normal. Mais c’est aussi une façon de secouer ses interlocuteurs, de leur rappeler qu’ils pourraient en faire davantage pour soutenir l’Ukraine, et d’attirer l’attention. Il est vrai que cette stratégie peut s’avérer risquée. Dans une de ses premières interventions après le déclenchement de la guerre, le 20 mars devant le Parlement israélien, il avait établi un parallèle entre la guerre en Ukraine et l’Holocauste ; et cela n’avait pas été apprécié par une partie des parlementaires qui estimaient que la comparaison n’était pas justifiable.»
Volodymyr Zelensky en ferait-il trop? Difficile de porter un jugement sur un homme d’Etat qui a démontré une envergure certaine, qui continue de faire preuve d’un courage exemplaire et dont le pays est menacé dans son existence même. Car, comme le rappelle Barbara De Cock, les critiques qu’il formule sont toujours précédées de remerciements pour les efforts déjà fournis.
(1) Pour l’Ukraine, par Volodymyr Zelensky, Grasset, 220 p., est un recueil de ses principaux discours dans l’immédiat avant et après-guerre.
Respect malgré la défaite Même quand ils perdent, les Ukrainiens inspirent le respect. Le résultat n’était pas écrit comme l’avait été celui de l’Eurovision qui avait vu le public plébisciter le groupe Kalush. Les joueurs de l’équipe nationale ukrainienne de football devaient écarter leurs compères écossais et gallois au cours de deux matches de barrage pour participer à la Coupe du monde au Qatar en novembre de cette année. Ce fut fait pour l’Ecosse le 1er juin (1-3). Ce fut raté contre le Pays de Galles, le 5 juin (0-1). Les Ukrainiens ne s’étaient pas préparés dans les meilleures conditions. Ils ont pourtant dominé les Ecossais et fait jeu égal, voire plus, avec les Gallois. Ce n’est pourtant pas l’élimination que l’on retiendra mais les larmes d’Oleksandr Zinchenko lors de la conférence de presse d’avant-match, le 31 mai, et la tristesse du capitaine Andriy Yarmolenko, buteur contre son camp le 5 juin. «Le football, ce sont des émotions. Si on a réussi à en donner à nos supporters, parfait, mission accomplie», a commenté le premier après la défaite.
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