Christian Salmon: « La politique est devenue carnavalesque » (entretien)
Pour le spécialiste des nouveaux usages dans la communication politique, le carnaval, théâtre par excellence du renversement des valeurs, correspond à notre époque de consécration du discrédit de la démocratie. Comme une illustration de son dernier livre, La Tyrannie des bouffons, Donald Trump joue même avec la Covid et la mort.
Qu’entendez-vous par l’idée de « pouvoir grotesque institué » que vous développez dans votre livre La Tyrannie des bouffons (1)?
Quand Donald Trump a été élu président des Etats-Unis, la presse, les démocrates, la gauche ont insisté sur son incompétence, son irrationalité, ses foucades, ses mensonges… Autant d’éléments pour signifier son incapacité à gouverner. Au début, j’ai pensé comme tout le monde. Et puis, au bout d’un moment, je me suis dit: « Ne faut-il pas renverser la question? Ne faudrait-il pas se demander si ce ne sont pas précisément cette incompétence et cette irrationalité qui ont fait gagner Trump en 2016? » Il fallait essayer de comprendre comment ce pouvoir s’exerce, s’affirme, se manifeste non pas en dépit de son caractère grotesque, selon la formule utilisée par Michel Foucault (NDLR: philosophe français, 1926 – 1984) dans son séminaire, mais grâce à lui.
Aujourd’hui, le crédit que l’on accorde à quelqu’un vient du discrédit qu’il jette sur toute forme d’autorité.
Le paradoxe aujourd’hui est que le crédit que l’on accorde à quelqu’un vient du discrédit qu’il jette sur toute forme d’autorité. L’élection de Trump a été l’accession à la Maison-Blanche de cette rhétorique du discrédit. Or, on continue à souligner l’irrationalité comme un défaut, l’incompétence comme un dysfonctionnement alors que la présidence de Trump fonctionne sur ce mode-là. Il pose dans sa chambre d’hôpital en écrivant sur une page et celle-ci est blanche mais il ne s’en cache même pas. Il fait un tour de l’établissement pour saluer ses partisans en mettant en danger le chauffeur, les services secrets et peut-être encore plus le personnel soignant mais peu lui importe. Ce pouvoir grotesque s’exerce de manière absolument affichée. Mais de la sorte, il détourne l’attention de ses supporters et de ses opposants de ses impôts non payés, de la tentative de suicide de son directeur de campagne Brad Parscale, remercié après le meeting raté de Tulsa, le 20 juin dernier… Le théâtre politique est devenu un cirque. Comme le soulignait Michel Foucault, on s’est habitués à l’idée qu’en disant n’importe quoi et en agissant en dépit du bon sens, un dirigeant manifeste le côté arbitraire du pouvoir. Le pouvoir ne repose plus sur le charisme du chef, la rationalité de ses décisions, son inscription dans une histoire politique, son idéologie. Le pouvoir grotesque institué ne se légitime plus de rien si ce n’est de la personne qui l’exerce.
Le personnage de Trump occupe une place centrale parce que son message est moderne, écrivez-vous. En quoi?
Il est moderne parce qu’il est synchrone avec plusieurs évolutions qui se sont enchevêtrées. D’abord, la révolution néolibérale engagée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan dans les années 1980. Elle a eu pour effet de cantonner l’Etat dans les pires fonctions répressives et de fabriquer une sorte d’insouveraineté puisque l’Etat ne dispose plus des moyens d’agir. Ces conséquences ont créé le mouvement souverainiste qui ne fait que théâtraliser cette souveraineté perdue en invoquant des murs fantasmatiques, l’expulsion des étrangers… Deuxième révolution, l’essor des big data et des algorithmes, concrétisé par les Gafam (NDLR: Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft). Les procédures de gouvernement s’imposent de moins en moins à travers des normes juridiques, de moins en moins sur la base de programmes ou de l’idéologie des partis politiques, mais de plus en plus en fonction d’un flux permanent de données captées et redistribuées. Facebook travaille pour ces dirigeants, non pas en vertu d’une idéologie mais à travers les mécanismes algorithmiques qu’il impose. Les messages transgressifs, choquants, sont relancés, démultipliés, créant un « débat public » où prédominent la transgression, la ritualisation du conflit, etc. On ne dirige plus en fonction d’un idéal de délibération démocratique avec ses pouvoirs, ses institutions, ses contre-pouvoirs, l’opinion publique. L’élément commun à cette tyrannie des bouffons est que le clown va de pair avec l’ingénieur informaticien. C’est systématique: Narendra Modi en Inde, Matteo Salvini et Beppe Grillo en Italie, Boris Johnson au Royaume-Uni, Jair Bolsonaro au Brésil, Donald Trump ont tous construit leur succès avec la complicité d’un ingénieur. Résultat: ces dirigeants adeptes du pouvoir grotesque ont ouvert une nouvelle ère politique qui n’est plus celle du storytelling.
Comme à la Bourse, les candidats qui ont du succès sont ceux qui jouent à la baisse des valeurs démocratiques.
Si des dirigeants comme Trump et d’autres apparaissent comme des protagonistes de la téléréalité ou de séries télévisées, n’est-ce pas parce que la parole politique est démonétisée?
On évoque toujours la parole politique de telle ou telle personnalité en faisant porter sur ses épaules toute la responsabilité. Je raisonne beaucoup plus en termes de scène politique. J’ai vu celle-ci se transformer en une scène carnavalesque. Elle ne fonctionne plus en vertu d’une rationalité politique attachée à la démocratie et à la délibération. Elle est complètement désinvestie ou décrédibilisée. Elle s’est déplacée du Parlement vers la télévision, dans les talk-shows des chaînes d’information en continu qui fonctionnent comme les réseaux sociaux et en symbiose avec eux. Elles se fondent sur la logique du catch et plus du tout sur celle de la délibération publique. Cette décrédibilisation s’opère depuis trente ou quarante ans et s’est accélérée depuis la crise économico-financière de 2008. C’est un peu comme à la Bourse. Les candidats qui ont du succès sont ceux qui jouent à la baisse, à la baisse des valeurs démocratiques. Ils jouent, au fond, sur le pari de la dissolution du cadre et des formes de la démocratie.
Est-ce une caractéristique commune aux « bouffons »?
Les bouffons ne prétendent pas redonner de l’espoir ou résoudre les problèmes. Ils ne se présentent pas comme une promesse. Tous ces chefs d’Etat ont réagi à la crise sanitaire de manière magique, clownesque… Ils ont manifesté leur impuissance. Ils ont montré qu’ils n’avaient pas prise sur la réalité. Mais au moins, ils peuvent apparaître aux yeux des « fantassins du discrédit » comme des personnes honnêtes. On n’est plus dans le vrai ou le faux, dans le réel ou la fiction mais dans un entre-deux de téléréalité, de la réalité fictionnalisée en permanence. A quoi rime-t-il de sortir de l’hôpital dans sa voiture présidentielle lorsque l’on est touché par la Covid? C’est un pur tour de cirque. Le roi est nu. L’initiative est d’un cynisme absolu. Mais Donald Trump ne s’en cache pas. La politique est devenue carnavalesque. Le carnaval est la scène du renversement de toutes les valeurs, du haut et du bas, du vulgaire et du noble, du héros et du clown… Il correspond parfaitement à l’époque du discrédit. Ce cadre carnavalesque absorbe tout, y compris l’éventualité de la mort du président. Le clown va jouer avec la virtualité de sa mort comme dans la téléréalité où l’on peut aller jusqu’au bout de la violence extrême. C’est aussi une caractéristique du pouvoir grotesque.
Depuis le début de 2020, ce n’est ni Trump ni Biden, ni aucun stratège qui écrit l’issue de la campagne. C’est la Covid.
Après son hospitalisation, Donald Trump risque-t-il de perdre la bataille du récit?
C’est difficile à dire. Le changement, par rapport à 2016, est que tout le monde connaît Trump. En matière de narration depuis le début de cette année 2020, ce n’est ni Trump ni Biden, ni aucun stratège qui écrit l’issue de la campagne. C’est la Covid. Elle agit comme le diable dans le roman Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov (NDLR: romancier russe, 1891 – 1940). Elle sème la panique. Jusqu’à l’arrivée de la pandémie, Donald Trump était quasiment assuré d’être réélu. Au vu de sa gestion de la crise sanitaire, de ses déclarations qui changent quotidiennement, les Américains ne savent plus que penser. On est entré dans ce que Carl von Clausewitz (NDLR: théoricien militaire prussien, 1780 – 1831) appelait le « brouillard de guerre », lorsque plus personne n’est capable de discerner quelle est la stratégie de l’ennemi. On est confronté à un « brouillard de pandémie ». D’une certaine manière, la Covid a « cornérisé » Trump dans ses pires défauts. Vous pouvez jeter le discrédit sur Wall Street, sur les démocrates, OK. Mais en période de pandémie, lorsque votre irrationalité a des conséquences gravissimes sur un père, une mère, une copine, les gens peuvent comprendre qu’en tant que président, vous n’avez pas su gérer la situation. L’hospitalisation de Donald Trump agit comme une forme paroxystique de son incompétence. Cela a un effet démonstratif et pédagogique. La gestion burlesque de l’épidémie par le président américain, avec ses postures de bravade, d’invincibilité en refusant de porter le masque, d’incompétence avec l’utilisation du désinfectant à absorber pour guérir, a fini par conduire le clown du cirque à l’hôpital. Dans une chambre qui ressemblait à un plateau de téléréalité et où il a semblé jouer la scène finale de sa présidence. Il joue même avec la mort. C’est un peu les noces de la Covid et du reality show. Le super-héros est à l’hôpital. Je me demande si l’opinion publique américaine est à ce point envoûtée par les réseaux sociaux et par la téléréalité pour le reconduire à la Maison-Blanche. Je pense qu’il en a trop fait. Mais sait-on jamais?
Bio express
- 1951 Naissance à Marseille.
- 1982 Travaille au Centre de recherches sur les arts et le langage, à Paris.
- 1993 Fonde le Parlement international des écrivains et le Réseau des villes refuges.
- 2007 Publie Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (La Découverte).
- 2013La Cérémonie cannibale (Fayard).
- 2019L’Ere du clash (Fayard).
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