Cédric Herrou: « la gestion de l’immigration contribue au racisme » (entretien)
Cédric Herrou, l’agriculteur engagé dans un combat en faveur des migrants à la frontière franco-italienne, raconte la violence de l’Etat et oppose le pragmatisme à l’actuelle gestion idéologique des migrations.
Depuis toujours, la Roya, vallée à cheval sur l’Italie et la France, était un lieu de passage où l’on se contrefichait des frontières. Mais à partir de 2016, avec le rétablissement des contrôles, c’est devenu impossible pour « certaines personnes, venues du sud de l’Europe et en général à la peau noire ». Pour montrer que cette décision ne correspondait pas à son idée de la France, un agriculteur de la région, Cédric Herrou, a commencé à accueillir dans sa ferme des migrants, parmi ceux qu’il voyait régulièrement épuisés sur le bord des routes de montagne. C’est ainsi que cette personnalité plutôt discrète a été mise sous les projecteurs de l’actualité au gré de ses arrestations par la police et puis, de ses comparutions devant la justice. Un combat qui n’a pas été vain. Le 6 juillet 2018, le Conseil constitutionnel édicte qu’ « il découle du principe de fraternité la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national ». La fraternité est consacrée comme principe constitutionnel. Et le « délit de solidarité », s’il n’est pas abrogé, est au moins assoupli et la liberté d’aider renforcée. C’est ce parcours étonnant que Cédric Herrou raconte dans Change ton monde (1). Il y évoque aussi la violence et le racisme de l’Etat français.
On entend souvent les jeunes appeler à la révolution. Mais il faut d’abord se révolutionner soi-même.
Quel est le déclic qui a conduit à votre engagement auprès des migrants?
Il y en a eu plusieurs. Je me suis senti mal à l’aise et un peu complice quand mon pays, sur cet espace frontalier qu’est la vallée de la Roya, a empêché l’entrée des migrants et contribué à la création d’un trafic d’êtres humains. A Vintimille, du côté italien, sont apparus des réseaux de passeurs, de prostitution, de pédophilie… Je me suis dit aussi qu’il n’était pas possible de voir des membres de l’opération Sentinelle, une brigade militaire censée lutter contre le terrorisme, procéder à des contrôles d’identité, traquer des gamins et en réalité, faire la chasse aux Noirs. Quand vous constatez que ces gosses, qui ont vécu les pires souffrances au Soudan ou en Erythrée, ont peur de mourir devant des hommes armés, vous ne voulez pas être complice de tels actes par votre silence ou par le simple fait d’être Français. Vous n’avez pas envie d’abandonner ces gens à leur sort, que ce soit en Italie ou en Grèce. J’ai 40 ans. Je suis un enfant de l’Europe. J’ai été nourri à la libre circulation dans l’espace Schengen. Et là, tout d’un coup, la France décide de fermer ses frontières, Je dis non. D’autant que ce n’est pas simplement une frontière, une ligne qu’ils ferment en quelques points. C’est dans toute la région que les contrôles sont effectués, jusqu’à vous faire ouvrir le coffre de voiture dix fois par jour.
Vous qualifiez la France d’Etat raciste. Dans les faits, comment cela se matérialise-t-il?
A la frontière entre la France et l’Italie, qui contrôle-t-on systématiquement? Pas les gens aux yeux bleus. Pourquoi? Parce que, pour les forces de l’ordre, le migrant vient forcément d’Afrique et a la peau noire. Ce racisme prend plusieurs formes et existe partout. En France, un Arabe de 25 ans au volant d’une Audi A10, c’est forcément un délinquant. Un Blanc au volant de la même voiture, on se dit que c’est sans doute un avocat. J’ai vécu dans un quartier populaire près de Nice aux côtés de Noirs et d’Arabes. Quand on sortait pour aller se balader en ville, on se faisait systématiquement contrôler par les flics. C’est une réalité et une attitude qui, à force, devient naturelle. Lorsqu’il décidait de renvoyer des gamins migrants par le train vers l’Italie, le préfet des Alpes-Maritimes (NDLR: département français englobant Nice) le cachait à la police italienne. Il avait conscience de renvoyer des mineurs. Il ne se serait jamais permis de mettre un gamin français de 14 ans sur le train sans savoir où il va. Du reste, une députée Ecologie-Les Verts, en visite dans les locaux de la police aux frontières (PAF), était tombée sur une note manuscrite qui stipulait qu’en cas de présence de la presse, il ne fallait pas mettre des mineurs dans le train du retour.
Vous parlez aussi d’un racisme de la population par lassitude de voir les migrants circuler en permanence dans les villages de la Roya…
Ce qui est en cause, c’est la gestion de l’immigration par la France. Elle me trouble. Parce qu’elle contribue fortement au racisme. Il est quand même désolant de parler des migrants comme s’ils étaient pareils et venaient tous d’un même pays, d’un migrantland. Après l’attentat à la basilique Notre-Dame de Nice le 29 octobre dernier, comme c’est un Tunisien arrivé en France par les voies de la migration qui l’a commis, tous les Tunisiens, d’un seul coup, sont devenus des terroristes. Or, il s’agit tout de même d’un pays avec lequel la France entretient des liens, des échanges… Va-t-on arrêter tous les Tunisiens qui viennent en France? Les cultures, les profils, les raisons d’émigrer sont différents pour chaque migrant. Dans ma ferme, on accueillait beaucoup de gens qui venaient du Darfour, au Soudan, et d’Erythrée. Eux a priori peuvent prétendre à l’asile en raison de la situation dans leur pays. On distingue ainsi les demandeurs d’asile des migrants économiques. Mais je peux vous assurer que la pauvreté peut pousser à la migration autant que la guerre.
Votre plus belle victoire au plan juridique réside-t-elle dans l’arrêt du Conseil constitutionnel qui a validé la liberté d’aider autrui?
C’est une fierté. Mais notre plus belle victoire, c’est d’avoir soulagé beaucoup de migrants. Le but n’était pas qu’ils soient de plus en plus nombreux à suivre le même parcours mais qu’ils découvrent ce que veut dire être Français. La France, c’est une valeur. C’est aussi ce que l’on a construit petit à petit dans la Roya: s’intégrer, mener des actions positives, mettre en place un accueil d’urgence… On a réussi à prouver que l’aide aux migrants n’était pas illégale mais que c’était l’Etat français qui se mettait dans l’illégalité.
La lutte contre les migrations s’est transformée en une lutte contre les migrants.
Le titre de votre livre, Change ton monde, est-ce un message pour inciter les citoyens à agir localement?
Ma mère me disait cela quand je l’énervais: « Avant de vouloir changer le monde, change d’abord ton monde. » C’est aussi un message adressé à la gauche. Elle devrait veiller un peu plus à appliquer ses valeurs dans le concret de la vie de tous les jours. Change ton monde, c’est un appel à l’humilité. On entend souvent les jeunes appeler à la révolution. Mais il faut d’abord se révolutionner soi-même et, ensuite, se donner la possibilité de combattre. Cultiver sa liberté plus que la richesse matérielle.
Vous dites qu’il faut construire un idéal politique alternatif. Est-ce possible sans les canaux politiques traditionnels?
Je suis pour la démocratie, pour la représentation politique… Je me souviens qu’au moment où on a commencé à agir, il n’y avait pas beaucoup de monde derrière le combat pour le respect des migrants. Aucun parti politique ne se positionnait en ce sens. Lors des dernières élections présidentielles, pareil, alors que c’était le moment d’en parler. Quand on voit que la classe politique ne bouge pas, c’est à nous d’agir. Mais ce que j’ai réalisé dans la Roya n’est rien. J’ai accueilli des réfugiés. J’ai pris un peu de risques. Il n’y a rien d’extra- ordinaire non plus. Il n’empêche, ce petit combat-là autour d’une ferme devenue aujourd’hui Emmaüs Roya, la première communauté paysanne du mouvement créé par l’abbé Pierre, a permis d’impliquer d’autres gens et de faire boule de neige. C’est un changement d’optique. Dans le monde dans lequel on vit, on a besoin de projets qu’on a envie de dupliquer.
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Sur la question migratoire, en France comme dans d’autres pays européens, est-ce le discours de l’extrême droite qui guide toutes les politiques?
Emmanuel Macron rétablit les contrôles aux frontières et puis, il dit vouloir refonder l’espace Schengen. Nous qui vivons à la frontière, nous ne savons pas trop où il veut en venir. L’accord sur la libre circulation de Schengen est tout de même un des projets fondateurs de l’Europe de l’après-guerre. Son propos se rapproche du discours du Rassemblement national. C’est inquiétant. Il sait très bien que ce n’est pas en doublant le nombre de policiers aux frontières qu’il va arrêter ces mouvements. Il n’y a rien de compliqué à franchir une frontière. Ce qui est difficile, c’est d’être accepté, d’avoir une vie normale dans son pays d’accueil. Il est navrant qu’il n’y ait pas de véritable discussion sur cette question. Même à la télé ou dans les médias, les débats sont organisés pour que les invités s’invectivent. Jamais un participant à ce genre de débat ne changera d’avis à son issue. On essaie de faire de la politique avec des idéologies. On est passé d’une gestion pragmatique à une gestion idéologique de la question migratoire. Et la lutte contre les migrations s’est transformée en une lutte contre les migrants. Je sens monter la haine contre l’étranger. Et cela me fait peur. On parle beaucoup en ce moment de la lutte contre les séparatismes en France avec le projet de loi envisagé par le gouvernement. Or, quand il stigmatise les gens à tout-va, que fait l’Etat si ce n’est mettre tout en oeuvre pour que les Français se séparent entre eux? Fermer les frontières et remettre en cause Schengen, ce n’est même pas populiste, cela ne sert à rien. C’est de la démagogie. Je ne suis pas contre la lutte contre les migrations. Mais les moyens qu’on utilise pour cela doivent être humains et respecter les valeurs de la France et de l’Europe.
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