Boris Johnson © T. MELVILLE/REUTERS

Boris Johnson ou le paradoxe du clown

Le Vif

A Londres, le probable successeur de Theresa May souffre d’une réputation épouvantable. Mais il est plus complexe qu’on ne le dit…

Dans un sketch hilarant des Monty Python, diffusé dans les années 1970 sur la BBC, John Cleese jouait le rôle d’un haut fonctionnaire à la mise austère chargé du recrutement dans un loufoque  » ministère des Démarches ridicules « … Dans la littérature comme au cinéma et dans la vie de tous les jours, l’humour anglais surfe souvent sur ce contraste entre le sérieux et l’absurde, entre le bienséant et le burlesque. Qui aurait imaginé, pourtant, que la vie parlementaire du Royaume-Uni, en apparence digne et admirable, évoquerait un jour les blagues des Monty Python ? C’est l’exploit réalisé par le député Boris Johnson.

A 55 ans, ce personnage que les commentateurs ont souvent qualifié de  » clown  » ou de  » bouffon  » mène la course en tête pour devenir le leader du Parti conservateur et, par voie de conséquence, le prochain Premier ministre de Sa Majesté. Soudain, plus personne ne rit.

La dernière fois que vous avez entendu parler de lui, il était sans doute ministre des Affaires étrangères. A la tête du Foreign Office de 2016 à 2018, avec sa coupe de cheveux inspirée par l’explosion d’un pétard, le sympathique Boris a dynamité avec méthode toutes les règles de la diplomatie, allant jusqu’à comparer les projets politiques de l’Union européenne à ceux de Napoléon et de Hitler… Qui d’autre que lui aurait osé, en déplacement en Birmanie, alors que ses hôtes lui faisaient visiter une pagode bouddhiste, réciter deux vers de Rudyard Kipling, ce poète de l’Empire :  » Les cloches du temple appellent / Reviens, soldat britannique, reviens ! « … De retour au pays, Boris Johnson a été interrogé sur les réserves des grands patrons de l’industrie à l’égard du Brexit. Sa réponse se passe de traduction :  » Fuck business !  » Entre-temps, il avait déjà consacré un poème au président de la Turquie, Recep Tayyip Erdogan, décrivant ses prétendues relations sexuelles avec une chèvre.

Il a contribué à faire de l’euroscepticisme « une cause séduisante pour la droite ».

Provocateur imprévisible et inconséquent, réputé aussi léger que l’hélium, ce rejeton gâté de la haute bourgeoisie anglaise compte de nombreux ennemis, au Parlement et au-delà. Mais son flair politique, son charisme old school et sa disposition jubilatoire à mettre les pieds dans le plat lui ont valu d’être élu à deux reprises maire de Londres, en 2008 et en 2012. Enfant, il souhaitait devenir  » le roi de la planète « . A moins de commettre une énorme bourde, ce qui n’est pas exclu, le voici destiné à représenter le Royaume-Uni sur la scène mondiale. Pour un  » bouffon « , c’est déjà pas mal.

Prétendant providentiel

Comment expliquer son ascension ? A y regarder de plus près, l’habileté de Johnson n’explique pas tout. Et sa popularité, dans les rangs des conservateurs, doit beaucoup aux blocages nés de la crise du Brexit. Rappelez-vous… Voilà près de trois ans, le 23 juin 2016, les Britanniques votaient à 51,9 % pour quitter l’Union européenne. Le divorce aurait dû être prononcé en mars dernier, mais rien ne s’est passé comme prévu car Theresa May a échoué à convaincre le Parlement d’approuver le plan négocié avec les Vingt-Sept. A Bruxelles, alors, un nouveau compte à rebours est déclenché : si le Royaume-Uni souhaite toujours claquer la porte de l’UE, il est invité à partir d’ici au 31 octobre, dans moins de cinq mois. Quant à la cheffe du gouvernement de Londres, elle a été acculée à la démission : Theresa May gère les affaires courantes depuis le 7 juin et attend que les députés tories sélectionnent les deux principaux candidats à la présidence du mouvement, après quoi les membres du parti seront invités à désigner le vainqueur.

En d’autres termes, alors que leur pays traverse l’une des pires crises politiques depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le destin de 66 millions de Britanniques sera décidé par les quelque 120 000 membres du Parti conservateur au pouvoir – des électeurs plus aisés que la moyenne, souvent âgés et largement favorables au Brexit. Et le processus pourrait prendre cinq ou six semaines… Aux prises avec une paralysie politique sans précédent, le berceau de la démocratie parlementaire est méconnaissable. La preuve ? A l’issue des récentes élections européennes, le Parti du Brexit, créé de toutes pièces par Nigel Farage, a attiré près d’un tiers des suffrages. Quant aux tories, majoritaires à la Chambre des communes, ils ont réuni environ 9 % des voix.

Ce paysage de ruines et cet immobilisme mortifère conviennent à la perfection à  » Boris « . Alors que les Britanniques sont épuisés par les divisions et les interminables débats autour du Brexit, ce candidat-là n’aura même pas besoin de battre les estrades. Les tories le connaissent bien, depuis ses premières apparitions médiatiques, à la fin des années 1980. Ses gaffes, ses lâchetés et ses mensonges leur sont familiers. Mieux, la spontanéité et les maladresses du personnage ajoutent à son pouvoir d’attraction dans le camp conservateur. A l’heure des chaînes d’information continue et des réseaux sociaux, ses frasques fascinent. L’heure est au politiquement incorrect et à la communication disruptive. Dans ce genre très particulier, Boris Johnson est sans rival. Surtout, ses amis sont terrifiés à l’idée de perdre le pouvoir lors des prochaines élections générales : un sondage publié le 7 juin par le Times place les tories en quatrième position, avec 18 % d’intentions de vote. Dans l’esprit des conservateurs, seul  » BoJo  » paraît capable de s’imposer face à la double menace que représentent Nigel Farage, à droite, et Jeremy Corbyn, le leader du Parti travailliste, issu de la gauche de la gauche.

Boris Johnson
Boris Johnson « ne cache rien, même pas sa légèreté, et il reconnaît volontiers ses défauts, au point d’en rire devant les caméras ».© H. Mckay/REUTERS

Deux boutons nucléaires

A Bruxelles, l’idée que le chef d’orchestre de la campagne pro-Brexit, en 2016, pourrait devenir le Premier ministre du Royaume-Uni provoque des cauchemars. Car peu de figures ont autant travaillé, outre-Manche, à faire détester l’Union européenne. Déjà, de 1989 à 1994, à une époque où il était correspondant à Bruxelles du Daily Telegraph, Boris Johnson prenait plaisir, dans chacun de ses articles, à décrire l’UE comme une maison de fous. Certains se souviennent encore de ses prétendues enquêtes sur l’odeur réglementaire des bouses en Europe, et de ses critiques contre la politique agricole commune – une invention plus atroce, sous sa plume, que les goulags de Staline. A une époque où Donald Trump était un promoteur immobilier et où le complotisme était plus rare, nombre de Britanniques ont pris au premier degré un titre comme celui-ci :  » Les escargots sont des poissons, affirme l’UE.  » Pis, ils continuent à croire ces balivernes, car les médias à grand tirage, au Royaume-Uni, sont capables du pire.

Comme l’écrit son ex-collègue et biographe Sonia Purnell, Boris Johnson a oeuvré pour que l’euroscepticisme devienne  » une cause séduisante et chargée d’émotion pour la droite « . L’intéressé le sait. Il l’a reconnu, quelques années plus tard, lors d’une interview radiophonique à la BBC :  » Avec chaque article que j’écrivais à Bruxelles, j’avais l’impression de jeter des pierres au- dessus du mur de mon jardin, et j’écoutais l’incroyable vacarme qu’elles provoquaient en retombant sur la serre en verre, en Angleterre, dans le jardin d’à côté. Tout ce que j’écrivais avait un impact incroyable et explosif au sein du Parti conservateur, et cela m’a donné, je suppose, une impression étrange de pouvoir.  » Une  » impression  » qui ne l’a sans doute jamais quitté.

S’il accède au 10, Downing Street, que diable fera-t-il ? Difficile à dire. Le départ de Theresa May ne changera rien à l’équilibre politique de la Chambre des communes, où toutes les formes de compromis ont déjà été envisagées et rejetées. Et il n’y a rien à attendre de Bruxelles : l’UE ne cesse de répéter que l’accord de divorce signé avec Londres – ce fameux texte que le Parlement refuse de valider – ne saurait être renégocié.

Dans ces conditions, le futur chef du gouvernement devra choisir entre deux boutons nucléaires. Soit il opte pour un Brexit sans accord, comme il menace déjà de le faire… mais cette manoeuvre s’apparenterait à un suicide, car une majorité de parlementaires voterait la défiance. Soit il organise un nouveau référendum sur le Brexit, ou encore il convoque des élections anticipées. Johnson exclut, pour l’instant, ce scénario. Mais une telle issue lui ressemblerait.

Ses critiques voient en lui un populiste irresponsable, prêt à tout pour accéder au pouvoir. Il y a une part de vérité dans ce portrait, mais il est aussi plus compliqué que ça. Johnson est parfois comparé à Trump, mais il est difficile d’imaginer le président des Etats-Unis confier qu’il avait sniffé de la cocaïne, comme l’a fait  » BoJo « , en avril 2008, lors d’une émission de télévision, avant d’enchaîner avec une histoire drôle…

Avec Boris Johnson, selon la formule consacrée, what you see is what you get. Il ne cache rien, même pas sa légèreté, et il reconnaît volontiers ses défauts, au point d’en rire devant les caméras. Son engagement pour le Brexit, quelles que soient les conditions ? Foutaise ! Cela ressemble à une aimable provocation, sur laquelle il pourrait bien revenir. Après tout, il a fallu qu’un anticommuniste tel que Richard Nixon occupe la Maison-Blanche pour que les Etats-Unis reconnaissent la République populaire de Chine.

L’électeur de Boris Johnson est à l’image de ces touristes, au Moyen-Orient, qui achètent un tapis au bazar en sachant que le prix est excessif, mais qui se laissent faire, et admirent le vendeur pour son bagou et sa verve. Chapeau, l’artiste ! Demain, Boris Johnson pourrait encore convaincre les Britanniques de renoncer au Brexit.

Par Marc Epstein.

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