Bélarus: trois femmes contre un dictateur
Soutenue par deux collègues, Svetlana Tsikhanovskaïa, l’épouse d’un activiste empêché de se présenter à la présidentielle, défie Alexandre Loukachenko sans autre programme que d’organiser des élections véritablement libres.
A la fin du mois de mars, il fanfaronnait au bord d’un terrain de hockey sur glace de Minsk, affirmant qu’il n’y avait pas de coronavirus au Bélarus et que le sport hivernal était le meilleur moyen de le combattre, à côté de la consommation de vodka et de la pratique du sauna. Aujourd’hui, Alexandre Loukachenko admet avoir été atteint par le Covid-19 mais clame « avoir réussi à lui survivre debout ». Il n’y a pas de petit profit de notoriété, dans une société qui vante encore la virilité, lorsque l’on est ébranlé sur son piédestal de « dernier dictateur d’Europe » par un mouvement inédit porté par des femmes.
La gestion de la crise sanitaire a provoqué un fort mécontentement au sein de la population.
La campagne pour l’élection présidentielle du 9 août au Bélarus a pris une tournure extraordinaire dans sa dernière ligne droite. Comme lors des précédents scrutins depuis l’indépendance acquise en 1991 – Loukachenko a accédé au pouvoir trois ans plus tard -, des militants de l’opposition, plus d’un millier, ont été arrêtés.
Comme d’habitude, des candidats à la présidence ont été empêchés de se présenter pour des motifs fallacieux. Mais c’était sans compter sur l’audace de l’épouse de l’un d’eux. Considérant qu’elle ne représentait aucun danger, le pouvoir biélorusse a autorisé Svetlana Tsikhanovskaïa, 37 ans, à se présenter. Mariée à Sergueï Tikhanovski, un youtubeur-blogueur ayant acquis une certaine popularité en interrogeant des citoyens de tout le pays, paysans, ouvriers, et en mettant en exergue les dommages de la crise sanitaire et économique, elle s’est investie de façon inattendue dans le combat politique.
Et sa démarche a été confortée par le ralliement de deux autres femmes, Veronika Tsepkalo, l’épouse de Valery Tsepkalo pareillement interdit de participation au scrutin, et Maria Kolesnikova, la directrice de campagne d’un prétendant lui aussi arrêté, l’ancien banquier Viktor Babariko. Résultat : le trio de dames a suscité un enthousiasme d’autant plus grand que leur démarche répondait à une attente de la population.
L’impact de la gestion chaotique du coronavirus
Cette opposition nouvelle au coeur du monolithe biélorusse trouve ses fondements dans la crise sanitaire, pour la doctorante à l’ULB Ekaterina Pierson-Lyzhina. « Sa gestion a provoqué un fort mécontentement au sein de la population. Le pouvoir a nié son danger, prescrit des remèdes ridicules pour le combattre ou rejeté la responsabilité des infections sur les victimes. Il est donc apparu à une frange de la population que leur vie n’avait pas de valeur pour les autorités. De surcroît, la situation économique est très mauvaise. Le Bélarus, dont l’économie est orientée vers les exportations, a perdu une importante partie de ses marchés. Le pays, dont la vente de produits raffinés constitue un tiers des exportations, a aussi été affecté par la baisse du cours du pétrole. »
Si la conjoncture sanitaro-économique pouvait être propice à une défiance accrue envers le régime, il n’était pas écrit qu’elle débouche sur une contestation ouverte avec lui. La spécialiste du Bélarus identifie trois raisons qui peuvent expliquer qu’elle survienne en 2020. « Les réseaux sociaux sont de plus en plus répandus dans le pays alors qu’auparavant, la télévision publique était la principale source d’information. Cela a donné des idées à des youtubeurs et des blogueurs. La population de province s’est réveillée alors que la contestation se concentrait d’habitude dans la capitale Minsk. Enfin, la crise du coronavirus a fait émerger des solidarités, absentes auparavant, pour pallier les manquements de l’Etat. »
L’adhésion au mouvement des trois leaders doit beaucoup aussi à l’habileté de Svetlana Tsikhanovskaïa. « Les valeurs patriarcales sont encore très ancrées dans la société biélorusse, analyse Ekaterina Pierson-Lyzhina. A l’origine femme au foyer et mère de deux enfants qu’elle a dû mettre à l’abri à l’étranger pour se prémunir d’éventuelles représailles du pouvoir, Svetlana Tsikhanovskaïa inspire beaucoup de sympathie parce qu’elle est restée modeste et qu’elle assure que la valeur à laquelle elle est le plus attachée est la famille et pas la politique. »
En témoigne le constat que les trois « pasionaria » biélorusses ne défendent pas de programme politique en tant que tel. « Il n’y a pas d’organisations structurées derrière elles. Elles sont uniquement aidées par un groupe spontané né juste avant l’élection, fait de jeunes politologues et de personnalités de la société civile, décrypte la doctorante de l’ULB. Elle ne porte pas une idéologie particulière. Son seul objectif est d’aboutir au changement du président et d’organiser des élections libres et démocratiques endéans les six mois qui suivront le scrutin du 9 août. » Avec une plateforme consensuelle qui prête peu le flanc aux critiques, le trio a peut-être une carte à jouer, d’autant que l’opposition de centre-droit a renoncé à participer à la campagne.
Rester par tous les moyens
Pour autant, Alexandre Loukachenko n’est sans doute pas homme, après cinq mandats consécutifs, à concevoir de se retirer sans lutter. Par tous les moyens. L’arrestation, le 29 juillet, d’une trentaine d’agents de la société militaire privée russe Wagner, accusés de préparer des émeutes, participe de la méthode habituelle d’agitation du spectre d’une intervention étrangère par un dictateur en difficulté. Un recours d’autant plus commode à utiliser que les relations entre Minsk et Moscou se sont tendues depuis 2019. La mainmise du pouvoir sur les commissions électorales régionales, renforcée sous prétexte de lutte contre le coronavirus, est un autre outil à la disposition du président sortant pour fausser l’issue du scrutin.
Ekaterina Pierson-Lyzhina pointe une limite à plus long terme au mouvement de contestation porté par Svetlana Tsikhanovskaïa. « Les manifestations actuelles sont légales et permises dans le contexte de la campagne présidentielle. En dehors des périodes électorales, tout rassemblement de plus de trois personnes est interdit. Les citoyens qui y ont participé seront-ils prêts à redescendre dans la rue après le 9 août ? Ça reste à voir. »
L’incertitude demeure. Il y a fort à parier cependant que la contestation née à la faveur de l’élection présidentielle du 9 août marquera un tournant dans l’histoire biélorusse contemporaine.
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