Aurélie Saada, de Brigitte : La possibilité des ailes
Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : la chanteuse Aurélie Saada, de Brigitte.
L’hôtel Amour à Paris, un joli petit nid dans le IXe arrondissement, chic sans snobisme, mais où l’on peut croiser quelques célébrités. Des comédiens, des écrivains, des journalistes, des clients un peu nostalgiques qui cherchent des yeux le coin où fut tourné L’Amour dure trois ans, le film de Frédéric Beigbeder. Comme dans tous les coins en vogue, on y sirote des eaux vitaminées et parfumées entouré de plantes, façon jardin d’hiver, avec vue sur une terrasse luxuriante version Eden parisien. C’est là qu’Aurélie Saada, la plus grande et la plus blonde du duo Brigitte, nous a fixé rendez-vous, un lundi après-midi humide, morne et froid. Sylvie Hoarau, son amie, comparse ou complice, et surtout sa moitié artistique, n’est pas là alors c’est elle, de retour d’un an d’exil aux Etats-Unis, qui nous parle de ses oeuvres d’art préférées.
Posée sur cette banquette à l’entrée, encadrée par une fenêtre à châssis noirs et pommeau doré, Aurélie rêvasse et jette quelques idées sur un calepin ligné avant de plonger dans sa tasse de thé. En nous attendant, elle écoute un podcast de France Culture en regardant passer les gens, écouteurs dans les oreilles, chandail à grosses mailles sur les épaules. En la voyant de loin, on oublie toutes ces tenues extravagantes ou fantasques, entre strass, plumes ou paillettes, tout cet univers fait d’amour, de cris, de larmes que les chanteuses déclinent sur tous les tons. Souriante et » heureuse de nous rencontrer « , Aurélie s’illumine et entre en scène. Retirant son chandail, elle découvre une combinaison zippée en jeans délavé, tandis que sept fins colliers dorés courent de sa nuque à son décolleté. Vue de l’autre côté de la table, on se dit que l’association look grande créole et bagues dorées à chaque doigt, c’est quand même pas si mal, et soudainement l’incarnation des trois Brigitte (Bardot, Lahaie et Fontaine), sources de l’inspiration du duo, prend corps devant nous.
Vivre, mais fort
En tête de la sélection d’Aurélie ? Ugolin, de Jean-Baptiste Carpeaux. Une sculpture forte que, pourtant, peu de gens connaissent. Ce qui la fascine le plus dans les oeuvres d’art, c’est la part d’histoire qui se cache derrière chacune. En substance : aussi belles soient-elles, il y a toujours un récit historique, biblique, mythologique voire un message politique que la chanteuse a envie de dévorer, comme un gosse curieux et apeuré à l’écoute d’un conte de Grimm. Comme l’histoire d’Ugolin racontée par Dante dans l’un des épisodes les plus noirs de LaDivine Comédie : le destin d’un comte condamné à mourir de faim en prison entouré de ses enfants. La légende veut qu’il aurait fini par les dévorer un à un. » Ça nous paraît inimaginable, pourtant on sait que les choses les plus terribles sont souvent possibles. C’est toute la question posée par cette oeuvre qui, malgré la violence du propos, reste empreinte de douceur et d’une tendresse infinie. »
L’Enfer de Dante, un récit dont le premier chant démarre pile au milieu de la vie de l’homme, un âge que l’on rattache aujourd’hui conventionnellement à 40 ans. Dans quelques mois, Aurélie fêtera les siens. Même pas peur car depuis toute petite, confie-t-elle, elle a pris conscience de l’arrivée inéluctable de la fin. » J’ai toujours eu envie de vivre « beaucoup », quitte à me tromper. Mon objectif a toujours été d’exister intensément, de rendre mon parcours encore plus vivant. »
Avant Brigitte, Aurélie a fait un peu de tout : chanter (ado) dans un piano-bar, suivre des cours de théâtre, taquiner la pellicule dans des courts ou longs métrages, des pubs ou des clips qu’elle scénarise ou réalise. La chanson, par-ci par-là ; des spectacles musicaux ou une carrière en solo, mais qui vivotait avant de rencontrer Sylvie Hoarau et, ensemble, d’embrasser succès et gloire. Tous ces risques pris » grâce à l’amour inconditionnel de ma mère qui reste mon plus grand moteur dans la vie « . Des déceptions et parfois des désespoirs, un père qui part en refusant de revoir ses enfants, des difficultés à faire des bébés, un mec qui se casse en la laissant avec deux gosses en bas âge…
Fichus hommes
Ces choses que Brigitte couche dans l’écriture de ses chansons. Les deux artistes se défendent pourtant d’être des amazones. Ce n’est pas une généralité, juste des histoires personnelles, des trucs de nanas : » Au départ, j’avais peur que mes problèmes soient trop personnels pour toucher les gens et, bizarrement, c’est le contraire qui s’est passé, relève Aurélie ; plus on se met à nu, plus ce que vous dites fait écho chez les autres. C’est peut-être ça, le travail d’un auteur : dévoiler au monde ce qu’il n’est pas capable d’avouer à ses proches. » Des histoires de femmes, chantées par des filles moulées dans les plus beaux costumes de féminité et qui, finalement, tournent beaucoup autour des hommes ; ceux qu’on a aimés, ceux qui ne nous aiment plus, ceux qu’on devrait quitter, ceux qui ne reviennent jamais et, en filigrane, l’impression que si tous ces hommes n’avaient pas été démissionnaires, Brigitte n’aurait sans doute jamais existé.
» Pleure, tu pisseras moins « , un mantra de leur dernier album, Nues, dans lequel, » on sauve sa peau « , on prévient qu’à force d’avoir souffert on fera souffrir à notre tour, on couve ses poussins, on parle au père absent, on est fortes tout en chialant sur les hommes. Au final, ajoute Aurélie, peu importe si on pleure, ce qui compte vraiment, » c’est l’histoire ! Toutes les histoires qu’on aura à se raconter à la fin de sa vie. Et si elle ne s’écrit pas avec l’homme que vous aimez follement, trouvez-en une autre, créez des rebondissements dans votre vie ! « .
Célibataire, Aurélie vient de terminer le dernier livre de Marceline Loridan-Ivens, L’amour après, un sujet puissant sur la relation au corps et à la sexualité quand on sort des camps de concentration, mais qui a aussi le mérite de révéler ce qu’il y a d’angoissant pour une femme indépendante à l’idée de » faire un couple « . » On a l’impression que le cocon de l’amour nous empêchera de réaliser tout ce qu’on a envie de faire de notre vie. Si je n’avais pas divorcé, je n’aurais jamais eu le courage de prendre mes filles sous le bras pour partir un an à Los Angeles. En couple, on ne rencontre pas les mêmes gens non plus, on est sans doute moins créatif. » Un équilibre difficile à trouver avec l’autre et qui lui fait dire aujourd’hui que, si le fait d’être mère lui a permis de réaliser plus de choses, en ce qui concerne les hommes et le couple, c’est beaucoup moins simple. » Les hommes et l’amour, conclut-elle, on verra. »
La femme, la mère et la putain
Pour sa seconde oeuvre, Aurélie a choisi la sulfureuse Origine du monde, de Gustave Courbet, revue il y a peu au musée d’Orsay avec un ami qui, avant d’être père, voyait dans ce tableau l’érotisme, l’excitation et la sexualité, mais n’y voit plus aujourd’hui que l’image de la maternité. » C’est ça le problème, tape-t-elle sur la table, on ne peut pas dissocier la femme, la mère ou la putain ! Ce n’est pas l’un ou l’autre, c’est l’un et l’autre. Mais il y a encore du boulot ! » C’est sa mère qui lui a montré pour la première fois ce tableau, dans un livre, quand elle était jeune. » Il était dans le bureau de Lacan autrefois. Avec une maman psychanalyste, on ne se refait pas. »
Le xixe siècle, ce libérateur
Poursuivant sur ses oeuvres préférées, la chanteuse confie que le choix est très difficile et qu’elle aurait pu parler de tant d’autres choses. Mais de tous ses coups de coeur, une constante : une passion pour le xixe siècle qui a vu le basculement d’un ancien monde vers les prémices de la société d’aujourd’hui et qui, surtout, permit l’éclosion des » cocottes » et des premières féministes. » Cette petite danseuse, de Degas, c’était peut-être une fille qui se prostituait parce que, danser, à l’époque, c’était l’assurance de se retrouver aux bras d’un homme à chapeau claque qui vous refilait la syphilis. Et pourtant, ces filles espéraient autre chose, certaines ont d’ailleurs réussi et sont devenues très puissantes grâce à leur talent et leurs nombreux amants. » Aurélie égrène alors le nom de toutes ces femmes qui ont réussi à l’inscrire dans l’histoire et qui, au lieu de s’enfermer dans un mariage qui les aurait privées de toute activité intellectuelle et culturelle, ont choisi – comme les cocottes – de vivre libre sans un homme à leur côté. » Au moins, les cocottes auront vécu, pas comme les femmes qui, mariées, se retrouvaient au placard. C’est tout ça le xixe siècle. Même si c’était très dur, quelque chose s’est libéré pour les femmes. »
Aurélie va bientôt nous quitter, un rendez-vous l’attend à l’autre bout de Paris, un nouveau projet, son premier long métrage dont elle vient d’achever le scénario. C’est encore » un peu secret » alors c’est encore sur l’art qu’elle termine. » On a l’impression que l’art, c’est un peu la cinquième roue du carrosse. Or, c’est sans doute la plus fondamentale. Comme ces prisonniers dans les camps de concentration qui, avec des petits bouts de rien, faisaient des expositions. Souvent, l’art nous paraît futile. Or, c’est de s’y attacher qui nous permet de continuer à vivre pour mieux renouer avec notre humanité. »
Edgar Degas (1834 – 1917)
Grand bourgeois, il se forme plus volontiers dans les ateliers d’artistes ou lors de voyages qu’à l’académie. Une liberté qu’on retrouve dans son style, parfaite fusion de classicisme et de réalisme, qui le voit s’intéresser tour à tour à la peinture, la sculpture, l’estampe et même la photographie. Il vit toute sa vie au pied de Montmartre, à deux pas des Grands Boulevards, un quartier où il se plaît à fréquenter les cafés-concerts, les bars et les spectacles, ses grands sujets de prédilection. Attaché un temps aux impressionnistes et à leurs salons, il revendique son originalité et la singularité de son style, le réalisme. Célèbre pour ses » bons mots » ou pour ses talents de collectionneur, il défraie la chronique avec sa Petite danseuse de 14 ans, qui déchaînera les passions. Son modèle, Marie van Goethem, une petite Belge, s’apprêtait à sombrer dans la prostitution après avoir été renvoyée de l’opéra. Il arrête toute production artistique dès 1912 et décline jusqu’à sa mort, cinq ans plus tard.
Sur le marché de l’art. Degas enregistrait un boom en 2008 pour encaisser un net recul l’année dernière. Si ses peintures (en millions d’euros) tiennent le haut du pavé, sa Petite Danseuse de 14 ans s’est vendue à plus de 19 millions d’euros en 2015.
Jean-Baptiste Carpeaux (1827 – 1875)
Peintre à ses heures, c’est avant tout un grand sculpteur qui se distingue de ses contemporains pour avoir inversé la hiérarchie des arts qui entendait soumettre » le savoir-faire » à » l’idée « . Non content de mélanger les styles (néobaroque, romantique et académique), Carpeaux investit le champ du savoir-faire de l’artiste, fait de repentirs, d’hésitations et de fragilités. Aux antipodes de l’art officiel et convenu, il opte pour des sujets qui valorisent le tragique humain, telle la souffrance d’Ugolin qui, comme nombre de ses oeuvres, exprime le pathétique de la condition humaine. Triste fin, cependant : dévoré par la jalousie, il se sépare de sa femme et meurt, seul, d’un cancer de la vessie. Il reste célèbre tant pour ses qualités de portraitiste que pour ses ensembles sculpturaux monumentaux, dont certains trouvèrent place, jadis déjà, dans l’espace public parisien.
Sur le marché de l’art. Hors ses portraits qui s’arrachent au-delà de 20 000 euros, de belles oeuvres à moins de 5 000 euros et des sculptures pour toutes les bourses, déjà à partir de 2 500 euros.
Gustave Courbet (1819 – 1877)
Père du mouvement réaliste et homme de son temps, il s’attache à traduire la réalité sociale et la nature dans sa nudité la plus totale. Commandée à l’origine par un diplomate turco-égyptien, L’Origine du monde – qui sera également la propriété du psychanalyste Jacques Lacan – reste, aujourd’hui encore, le tableau le plus sulfureux de tous les temps. Il est interdit de reproduction sur les réseaux sociaux mais on ne compte plus les performances d’artistes ou happenings devant le tableau, exposé au musée d’Orsay, à Paris.
Sur le marché de l’art. Comme toujours, les femmes et les nus se vendent bien. Si la belle est dénudée, on atteint 13 millions d’euros facilement. Les natures, c’est plus compliqué : quelques-unes quand même à moins de 100 000 euros alors que d’autres pulvérisent les enchères, comme La Falaise d’Etretat après l’orage (plus de 2 700 000 euros). Cent euros investis dans Courbet il y a quinze ans en valent désormais près de 150. Et sa cote ne cesse de grimper.
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