Franklin Dehousse

« Après avoir commis l’erreur de s’élargir massivement, l’Europe s’apprête à commettre exactement la même erreur – en pire »

Franklin Dehousse Professeur à l'ULiège

Alain Robbe-Grillet semble l’écrivain modèle des ministres des Affaires étrangères en Europe. On songe notamment à son roman Dans le labyrinthe ou à son film Un bruit qui rend fou. Cet auteur se targuait d’être le phare d’une littérature non structurée et dépourvue de tout état d’âme. En bref, l’anti-Stendhal. Le bâtiment Juste Lipse, qui héberge le conseil des ministres, lui aurait certainement plu. Pas de plan réel, et zéro humanité.

Neuf ministres des Affaires étrangères (dont celle de la Belgique) viennent de s’en inspirer dans une lettre commune. Ils invitent à utiliser davantage le vote à la majorité qualifiée dans la politique étrangère de l’Europe (Politico, 12 juin). Sur la base du titre, on ne saurait leur donner tort. Le vote à l’unanimité permet à n’importe qui de tout bloquer pour n’importe quelle raison (voir le jeu de Viktor Orban pour aider la Russie, par exemple). Le diable, hélas, est dans les détails.

Très vite, ces ministres spécifient qu’ils ne veulent ni réviser le traité ni même provoquer une réflexion académique (la réflexion peut vite perturber la vie ministérielle, raison pour laquelle nos dirigeants l’évitent autant que possible, voir le merveilleux refus de toute responsabilité par Mme Lhabib et M. Smet dans l’affaire du visa au maire de Téhéran). Ils proposent donc juste… d’exploiter ce qui existe déjà dans les traités. Fameuse réforme!

Le vrai message réside autre part. Ces ministres affirment leur volonté de ne pas réformer les traités, mais annoncent de nouveaux élargissements à l’Ukraine et à divers pays des Balkans (Etats sans problèmes et faciles à intégrer, comme on sait). De façon implicite mais claire, le message devient donc: il ne faut pas réformer les traités avant l’élargissement. Sinon, il y aurait là façon aisée de justifier la réforme.

D’ailleurs, même l’instauration d’un vrai vote à la majorité qualifiée dans la seule politique étrangère n’apporterait pas grand-chose. La diplomatie constitue pour l’essentiel de la déclamation. Après, il faut de l’action. Dans le cas de l’invasion russe de l’Ukraine, par exemple, dégager des ressources nouvelles, adopter des sanctions, garantir la transparence des paradis fiscaux regorgeant d’argent russe, subventionner la production d’armements, modifier le régime de l’asile. La plupart de ces décisions requièrent toujours l’unanimité.

Pour bien mesurer le drame actuel, il faut, enfin, signaler que si ces neuf Etats ouvrent un très timide débat sur le sujet, treize ont déjà indiqué qu’ils ne voulaient pas en entendre parler. Après avoir commis l’erreur de s’élargir massivement en 2004 et 2007 (passant de quinze à 28 membres) sans les réformes nécessaires, l’Europe s’apprête à commettre à nouveau exactement la même erreur – en pire. Ce qui ramène à Robbe-Grillet, auteur passionné par la narration incohérente, mais aussi par la falsification du réel. Ainsi, Glissements progressifs du plaisir révèle… un amoncellement de cadavres démembrés. Peut-être un symbole de la future Europe. On devrait demander à Zelensky.

Franklin Dehousse est professeur à l’ULiège, ancien représentant de la Belgique dans les négociations européennes, ancien juge à la Cour de justice de l’UE.

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