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Anne Fontaine: « Ce qui se passe quand la drogue du pouvoir n’est plus à portée de main »

Jean-François Pluijgers Journaliste cinéma

La cinéaste française Anne Fontaine imagine, dans Présidents, l’alliance de deux anciens présidents de la République, Nicolas et François, afin de contrer la possible victoire de l’extrême droite aux élections. Une comédie du pouvoir nourrie du réel.

Rencontrée il y a une demi-douzaine d’années à la faveur de la sortie de Gemma Bovery, son adaptation du roman graphique de Posy Simmonds, Anne Fontaine nous confiait faire toujours un film un peu contre un autre, citant dans la foulée François Truffaut: « C’est important, d’abord pour se surprendre. » Un précepte dont elle a su faire bon usage, sa filmographie témoignant, de Nettoyage à sec à Coco avant Chanel, et de Mon pire cauchemar à Perfect Mothers, d’un éclectisme que viennent cimenter diverses lignes de force – le motif de la transgression en est une, la présence d’héroïnes indépendantes une autre, comme lorsqu’elle se piquait de réinventer Blanche-Neige en femme libérée dans Blanche comme neige.

Je tenais à ce que les femmes de présidents ne soient pas des objets de décoration, qu’elles aient une liberté d’action et de jugement.

Puisque son précédent opus, Police, était ancré dans le quotidien âpre d’une patrouille de flics parisiens chargés de raccompagner un demandeur d’asile à la frontière, Anne Fontaine en prend le contre-pied avec une jubilation manifeste dans Présidents. Un pari gonflé, la cinéaste française imaginant l’alliance de deux anciens présidents de la République, Nicolas (Sarkozy) et François (Hollande) – Jean Dujardin et Grégory Gadebois à l’écran – , surmontant leur détestation farouche pour tenter de revenir ensemble sur le devant de la scène et faire front commun face à la poussée de Marine Le Pen et de l’extrême droite, le « péril fasciste » comme le baptise le premier sans faux-fuyant. La matrice d’une comédie du pouvoir légère et grinçante, où toute ressemblance avec des personnes existantes ne serait nullement fortuite.

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La satire politique est plutôt une tradition anglo-saxonne. Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous y frotter?

Je ne sais pas si je suis dans la satire politique où plutôt dans une façon de créer un environnement de fable. J’ai eu, aux premiers jours de la pandémie, l’envie de faire une comédie. J’avais déjà pensé à mettre en scène des ex-présidents, je trouvais intéressante l’idée de prendre des personnages suroccupés et surdimensionnés dans notre imaginaire collectif, et d’envisager ce qui se passe quand tout s’arrête, et que la drogue du pouvoir n’est plus à portée de main. Et il y avait l’idée d’une comédie avec deux personnages, Louis de Funès et Bourvil, pour le côté « acteur » des hommes politiques, et la confrontation de deux adversaires. C’est plus l’aspect comédie humaine qui m’a portée, comme si j’avais créé un monde parallèle, parce que cela ne ressemble pas à un film biographique. Ce n’est pas dans l’imitation, mais inspiré par deux présidents qui sont très proches de nous, qui ont fait partie de notre vie quotidienne, l’amusant étant de les imaginer faisant du vélo ou sur un tracteur, toutes ces choses qu’on ne les voit pas faire tous les jours, évidemment.

Pourquoi avoir choisi d’aborder le pouvoir par sa vacance?

Cela intéresse tout le monde, parce que nous sommes tous confrontés à un moment donné, de manière beaucoup plus modeste et moins éclatante peut-être, à la question de ce que c’est quand on est obligé de s’arrêter, et qu’il n’y a plus tout cet environnement vibrionnant. Avec cette théâtralité qu’est le pouvoir, ils sont comme des superacteurs, sauf qu’ils ont quelque chose à transmettre de plus vital que les acteurs. Je pense que c’est une adrénaline consécutive à leur travail. Seuls des présidents peuvent communiquer à ce sujet entre eux, parce qu’ils connaissent cette chose incroyable qu’est le pouvoir, l’exposition, une surdimension. Les voir « à nu », dans le quotidien, voilà qui était amusant. On s’écartait alors du biopic classique pour aller, comme vous l’avez dit, vers un film de style plus anglo-saxon.

Les anciens présidents François Hollande et Nicolas Sarkozy, avec leurs conjointes respectives Julie Gayet et Carla Bruni, tous réunis à l'occasion de l'entrée au Panthéon de Simone Veil.
Les anciens présidents François Hollande et Nicolas Sarkozy, avec leurs conjointes respectives Julie Gayet et Carla Bruni, tous réunis à l’occasion de l’entrée au Panthéon de Simone Veil.© GETTY IMAGES

Comment expliquez-vous que le cinéma français n’ait pas plus creusé ce sillon?

J’en suis moi-même étonnée. Tous les journalistes sont surpris positivement. Il y a eu des biopics sur des présidents, sur Nicolas S. (NDLR: La conquête , de Xavier Durringer, en 2011), mais je trouve que raconter la vie d’un président qui est à côté de nous et qu’on connaît, cela n’a rien de surprenant. Il y a plusieurs types de comédies, celles qui reposent sur de gros effets, de la mécanique, des comédies qui ne m’amusent pas du tout, et que je trouve parfois bien faites, mais sans profondeur. Ici, je pense que ça fait réfléchir. Pourquoi n’en fait-on pas plus en France? Je n’arrive même pas à comprendre pourquoi ça ne rentre pas dans un champ du possible, il s’agit quand même de gens hauts en couleur. Tant mieux, en même temps: j’ai expérimenté quelque chose de différent. J’ai vu les réactions, et cela libère, puisque c’est en même temps inventé et vrai. Peut-être que c’est ce mélange-là qui n’est pas français.

Présidents repose en partie sur une hypothèse improbable, qui est le rapprochement de Sarkozy et Hollande. Il s’appuie sur une autre hypothèse qui l’est moins, à savoir que Marine Le Pen puisse remporter la prochaine présidentielle. Faut-il voir derrière cette comédie un film politique?

Ce qui meut le personnage de Nicolas, qui est à l’arrêt, en stand-by, c’est quand même de savoir qui peut battre cette femme qui jette une ombre portée sur toute la politique française. Et qui semble une menace de plus en plus réelle. Bien sûr, cela part de cette réalité, qui est tout à fait en place actuellement, et il vient essayer d’éveiller la conscience. Avec l’ambiguïté qu’ont toujours les présidents de se dire « est-ce que je reviens? », et quelles sont les raisons exactes, les raisons tout à fait légitimes et, en même temps, le rapport au pouvoir. C’est inextricable. Il vient réveiller celui qui est à gauche et qui, au départ, est complètement fermé à l’idée de revenir là-dessus. Bien sûr, tout le monde sait de qui il s’agit, et c’est une façon de réveiller sans être didactique et chiant. Ce film ne prend pas parti idéologiquement parlant, mais il parle évidemment de quelque chose qui est une vraie menace pour la république et la démocratie. Mais je ne suis pas du tout un metteur en scène didactique. Je fais des films très différents, que ce soit Les Innocentes, Perfect Mothers ou Mon pire cauchemar, avec toujours l’idée de transmettre. Là, je voulais arriver à être drôle sur quelque chose qui pourrait être très ennuyeux si c’était militant. J’essaie que les personnages soient humainement intéressants, complexes. Je veux être libre, je n’ai pas envie d’être récupérée par une idéologie ou un parti, je n’ai jamais milité. Mes films me poussent forcément à exprimer quelque chose sur la complexité humaine. Ce qui m’intéresse, c’est la condition humaine, et dans la condition humaine, il y a la politique.

Parmi les citations qui émaillent le film, il y a celle de François Hollande parlant de « présidence normale », dont on peut considérer qu’elle a contribué à désacraliser la fonction. Quel est votre sentiment à cet égard?

La femme de Nicolas lui dit « vous avez inventé un truc qui ne veut rien dire », et cela correspond à ce que je pense. On n’est pas normal, de toute façon, le concept de normalité est assez difficile à discerner. Et oui, cela enlève le prestige. François Mitterrand ne l’aurait jamais dit. « Président normal », c’est cette idée d’être proche des gens, une idée peut-être démagogique qui ne veut rien dire dans l’absolu, parce que quand on rencontre François H, il est tout sauf normal. Il a un débit, une vélocité intellectuelle, une drôlerie d’ailleurs qu’on ne voit pas, qu’on aperçoit beaucoup moins quand il est en fonction, qui n’a rien d’un mec normal au sens apaisé, équilibré. Je ne le connaissais pas. La première fois que je l’ai rencontré, c’était pour l’avertir que je faisais un film inspiré des personnalités des deux présidents, je trouvais normal de prévenir. Il m’a dit tout de suite: « Ah, c’est formidable », l’idée l’amusait. Il m’a demandé ce qu’il advenait de François, le personnage, à la fin: « Ce sera mon retour? » Je lui ai répondu: « Vous verrez. » Il a beaucoup ri quand il a vu le film.

Ne pas s’intéresser à la politique, c’est une façon de laisser faire parfois le pire.

Vous avez rencontré Nicolas Sarkozy également?

J’ai rencontré Nicolas avec Jean Dujardin. C’était très différent, nous étions à la fin du tournage et il voulait nous dire bonjour. Il regardait Jean comme s’il s’agissait de Marylin Monroe, l’idée d’être représenté par Jean Dujardin lui semblait très valorisante, et c’est effectivement le cas. Mais il n’a pas vu le film, je pense qu’il le redoute. Il est plus fragile, par rapport à son physique notamment, sauf qu’il est beaucoup mieux physiquement en Jean Dujardin, il avait gravi quelques échelons dans le sex-appeal. Ce sont deux hommes très différents. J’aurais aimé les voir rentrer tous les deux ensemble dans une salle de cinéma, mais cela me paraît assez chimérique…

Anne Fontaine:
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Comment votre choix s’est-il porté sur Jean Dujardin et Grégory Gadebois pour incarner Nicolas Sarkozy et François Hollande?

Pour incarner et transcender l’imitation, il faut des acteurs qui soient capables d’intérioriser complètement les petites choses suffisamment explicites du modèle, et en même temps s’en échapper. Il faut des acteurs formidables dans la fantaisie. C’est une création: évidemment, Jean Dujardin ne ressemble pas au président Nicolas S., mais ce qu’il arrive à faire dans le film, c’est d’être encore plus le président que s’il était dans l’imitation. C’est un travail très précis sur ce qu’il faut garder et ce qu’il faut inventer.

Une scène se déroule à l’abbaye d’Aubazine, en Corrèze. Ce qui renvoie à un autre de vos films, Coco avant Chanel, Chanel ayant trouvé dans ces vitraux l’inspiration pour le logo de sa marque. Les femmes indépendantes sont l’un des fils rouges de votre filmographie…

Ce n’est pas un fil rouge, c’est ce que je ressens, d’abord à travers ce que je suis. Je ne sais pas si je suis forte, mais dans le métier que je fais, il faut braver pas mal de haies, de moments difficiles. J’aime m’attacher à des personnages féminins parce que ce sont celles que je vois autour de moi et qui, parfois, sont compressées dans quelque chose de pas facile. Il y a quand même encore une asymétrie sociale et culturelle entre les hommes et les femmes, même dans notre pays. Je ne fais pas du tout du proféminisme, ce n’est pas ma façon de m’exprimer, mais je le respecte. Dans le cas présent, je tenais à ce que les femmes de présidents ne soient pas des objets de décoration, et qu’elles aient une liberté d’action et de jugement, ce ne sont pas des potiches. Présidents est un film dont les deux personnages principaux sont des hommes, mais il y a deux femmes qui arrivent en cours de récit pour donner un coup de vent frais, aussi parce qu’elles sont différentes de celles qui ont épousé les vrais présidents. Il y en a une qui est un peu inspirée de Carla Bruni, de par le fait qu’elle chante, mais elle chante des opéras de Wagner et elle casse les pieds à Nicolas. Et l’autre qui, comme elle est vétérinaire, a les mains dans le réel.

Vous parliez des haies que vous aviez dû franchir. Comme femme dans un monde d’hommes?

Quand j’ai débuté, j’ai reçu le prix Jean Vigo (NDLR: en 1993, pour Les histoires d’amour finissent mal… en général ), qui m’a été remis par Agnès Varda. Elle m’a dit: « Vous êtes une femme, et vous écrivez de manière extrêmement amusante. » Je lui ai répondu: « Vous voulez dire que j’écris comme un homme? » Elle s’est reprise, et m’a dit: « Non, je voulais dire que lorsque j’ai débuté, j’ai été plus malhabile que vous. » Elle m’a fait tout un laïus, elle, un symbole. Ce que j’ai ressenti au début, c’est que les équipes techniques étaient composées d’hommes, souvent à 80%. C’est beaucoup moins le cas maintenant. Quand vous êtes une réalisatrice et que vous hésitez, ça veut dire que vous ne savez pas ce que vous voulez. Quand vous êtes un réalisateur, si vous hésitez, cela veut dire que vous pensez. C’est dit sous forme de boutade, mais c’est vrai, il y a une sorte de misogynie, disons. Elle est culturelle, même sur des hommes qui sont très bienveillants, il y a une petite piqûre de misogynie. Mais je suis arrivée à un moment où il y avait pas mal de metteuses en scène, déjà, je n’étais pas toute seule, et nous sommes une dizaine à avoir commencé à peu près en même temps, avec Catherine Corsini et d’autres. La misogynie, elle est en fond, sur des gens intelligents, il faut la détecter. J’ai toujours refusé d’aller dans des festivals de films de femmes. En Amérique, la question, c’est tout de suite: « Qu’est-ce que c’est que d’être une femme? D’être metteuse en scène? » Comme si les mots femme et metteur en scène étaient antinomiques. Mais aujourd’hui, en France, c’est quand même très équilibré. Au contraire même, des producteurs sont excités que ce soient des femmes qui réalisent. Le seul truc, c’est que, commercialement, il y a cette idée qu’une réalisatrice est moins vendeuse.

Comment vous situez-vous par rapport aux polémiques qui ont agité le cinéma français ces deux dernières années, et qui se sont cristallisées autour des César?

Les César, c’est tellement pathétique. Vous les avez vus cette année? Je les ai un peu regardés, cela se passe de commentaire, tellement c’était embarrassant. Cela m’intéresse assez peu, les César, c’est tellement bête de penser qu’entre un acteur et un autre, il y en a un meilleur. Si au moins c’était divertissant et bien fait. Mais pour l’instant, c’est très mal reparti. Ce n’était pas terrible avant non plus, ça sentait la naphtaline, mais là, faire des sketches pas drôles du tout, on croyait rêver. Et l’année d’avant, je ne ferai pas de commentaire non plus, mais plusieurs choses étaient assez pitoyables. Mais cela n’a pas beaucoup d’importance, c’est symbolique.

Pourriez-vous commenter la citation de Thucydide qui ponctue Présidents : « L’homme qui ne s’intéresse pas à la politique n’est pas un citoyen paisible, c’est un citoyen inutile »?

Elle me paraît toujours d’actualité, alors qu’elle a été formulée plus de 400 ans avant JC. L’idée que, pour être un citoyen, il faut s’intéresser à la politique. Ce qui m’a donné envie de mettre cette phrase, c’est son sens, mais aussi l’idée que Nicolas S. se dise « ce n’est pas de moi, mais cela aurait pu », et que les phrases brillantes, à chaque fois, il se les approprie. Cette phrase est en même temps drôle et morale: ne pas s’intéresser à la politique, c’est une façon de laisser faire parfois le pire.

Bio Express

  • 1959 : Naissance à Luxembourg de Anne-Fontaine Sibertin-Blanc.
  • 1980 : Débute au cinéma comme actrice dans Tendres cousines, de David Hamilton.
  • 1993 : Son premier long métrage comme réalisatrice, Les Histoires d’amour finissent mal… en général obtient le prix Jean Vigo.
  • 1998 : Première de ses quatre nominations au César du meilleur scénario pour Nettoyage à sec.
  • 2009 : Coco avant Chanel.
  • 2017 : Marvin ou la belle éducation.
  • 2021 Renoue avec la comédie avec Présidents.

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