Andreas Malm, auteur: « Nous sommes entrés dans l’ère de l’urgence chronique »
Dans son dernier livre La Chauve-souris et le capital, le militant suédois Andreas Malm, maître de conférences en géographie humaine à l’université de Lund, poursuit sa réflexion sur les moyens à y consacrer, à l’aune du mouvement Black Lives Matter et de l’impact de la crise sanitaire. Ecologie ou barbarie? Tel est selon lui le dilemme. Mais les moyens qu’il prône, parce qu’ils tolèrent une certaine violence, posent aussi question.
Est-il possible de concilier le travail de recherche scientifique, dont le propre est la remise en question permanente, et l’engagement militant, impossible à actionner sans des convictions solidement arrêtées? A cheval sur le champ universitaire et les cercles militants, Andreas Malm semble avoir résolu cette épineuse équation. Ses ouvrages, à mi-chemin du manifeste politique et du travail de recherche universitaire, sont autant une source d’inspiration pour les militants écologistes qu’une référence dans le champ universitaire. Avec la parution, en 2017, de L’Anthropocène contre l’histoire, le public francophone a découvert un auteur qui détonne parmi ses confrères. Depuis, les rangs de ses émules ne cessent de grossir. Le théoricien suédois inspire aujourd’hui divers mouvements à la pointe du combat pour le climat (Extinction Rebellion, le collectif La Ronce…). Dans son dernier ouvrage, La Chauve-souris et le capital (1), il poursuit ses réflexions sur les moyens de lutter contre le changement climatique, à l’aune, cette fois, de la crise sanitaire.
Bio express
- 1977: Naissance le 11 novembre à Mölndal, en Suède.
- 2012 : Grade de docteur en géographie humaine à l’université de Lund.
- 2017: Parution de L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital (La Fabrique).
- 2020: La Chauve-souris et le capital. Stratégie pour l’urgence chronique (La Fabrique).
Votre dernier ouvrage interpelle par son sous-titre: « Stratégie pour l’urgence chronique ». Qu’entendez-vous par cette formule?
Aujourd’hui on se trouve dans une situation où les catastrophes climatiques, de tout ordre, s’enchaînent les unes après les autres. Cette situation devient chronique et permanente. Il est désormais établi que la gravité de ces désastres s’accroîtra considérablement avec le temps. Depuis un an et demi, la crise sanitaire provoquée par la Covid-19 accapare l’essentiel de notre attention, alors qu’en réalité elle arrive après une série de catastrophes naturelles aussi dramatiques les unes que les autres. Rappelons-nous des « mégafeux » qui ont ravagé l’Australie entre fin 2019 et début 2020, des inondations au Bangladesh, au Pakistan et en Iran, des criquets qui ont envahi neuf pays d’Afrique de l’Est, de la sécheresse qui a frappé le Chili, ou encore des grands incendies de la côte Pacifique et des cyclones sur la côte sud des Etats-Unis.
Aujourd’hui encore, un nombre considérable de personnes continuent de croire que le réchauffement climatique est une fatalité.
Diriez-vous que nous avons basculé dans une nouvelle ère?
Absolument. Nous sommes entrés dans l’ère de l’urgence chronique dont les effets sont désormais flagrants et visibles à l’oeil nu. C’est l’ensemble de l’équilibre de l’écosystème qui est concerné. Prenons un exemple. Le réchauffement climatique pousse aujourd’hui plusieurs espèces animales à émigrer pour retrouver un environnement et une température appropriés. C’est un processus tout à fait naturel et d’une évidence élémentaire. La destruction continue de la nature sauvage accélère le phénomène. Ainsi, dans les prochaines années, le contact entre êtres humains et espèces animales sera de plus en plus fréquent et le risque de zoonoses sera d’autant plus considérable. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que l’une des premières hypothèses – avant d’être écartée pour le moment – de l’origine de la Covid-19 fut la chauve-souris. Hypothèse non seulement plausible mais intéressante du point de vue de la crise écologique. Le seul moyen de sortir de cette condition est de s’attaquer à ses causes profondes et non d’essayer de gérer ses effets comme le font malheureusement les pouvoirs en place.
Vous avez déploré le contraste entre les mesures, radicales, prises contre la crise sanitaire et celles, plus faibles, mises en place contre la crise écologique. Comment l’expliquez-vous?
Je serais un peu plus nuancé sur le constat. A première vue, il paraît en effet clairement qu’il y a un contraste entre la gestion des deux crises. Les Etats touchés par la pandémie ont adopté des mesures drastiques pendant cette crise sanitaire dans le but de sauver des vies et de maintenir l’activité économique. Il est évident que de telles mesures sont plus radicales par rapport aux accords internationaux en matière de lutte contre le dérèglement climatique. On peut en effet admettre qu’il y a un contraste dans la gestion des deux crises, si tant est qu’on puisse les dissocier. Cela s’explique par plusieurs raisons. La première est que les mesures prises pendant cette crise sanitaire ont été présentées comme temporaires tandis que toute mesure prise contre le réchauffement climatique est perçue comme irréversible et pérenne. Les gouvernements ont donc pris de fortes mesures tout en rassurant les populations qu’il ne s’agit que d’une parenthèse vouée à être rapidement fermée. L’autre raison est que la pandémie s’est propagée à toute vitesse dans les pays occidentaux les plus riches de la planète: elle est très vite arrivée en Italie, ensuite en France, aux Etats-Unis, etc. Les grandes puissances mondiales étant directement touchées, la réaction politique et économique ne s’est pas fait attendre, alors qu’il en est tout autrement de la crise écologique: ce sont les pays du sud qui sont les plus directement touchés. Raison pour laquelle – il y en a d’autres évidemment – les mesures sont moins radicales et les objectifs moins ambitieux. Cela précisé, et à y voir de plus près, le contraste n’est pas si saisissant qu’on pourrait le croire. J’essaie de faire remarquer par là que, dans les deux cas, les politiques gouvernementales cherchent à gérer les effets de la crise plutôt que de s’attaquer à ses causes profondes. Ce n’est pas par des confinements à répétition qu’on règle les défis des pandémies, auxquelles nous serons confrontés dans les années et décennies à venir. Plusieurs rapports scientifiques alertent sur les risques d’apparition de nouvelles maladies infectieuses à cause de la déforestation. C’est elle qu’il faut combattre pour endiguer les pandémies. De ce point de vue donc, il n’y a pas vraiment de contraste.
Pensez-vous toutefois que cette crise sanitaire a provoqué une prise de conscience?
Avant la crise sanitaire, la prise de conscience de la crise écologique avait atteint son paroxysme. Les mouvements des jeunes pour le climat avaient atteint un niveau de mobilisation historique. Malheureusement, la pandémie a cassé cette belle dynamique. Force est de constater qu’aujourd’hui la question climatique a été éclipsée par la crise sanitaire. Mais le plus préoccupant dans ce contexte est que ces mobilisations pour le climat ne semblent pas être prêtes à redémarrer. En tout cas, aucun indicateur ne semble le suggérer. C’est quelque chose d’inquiétant, car la pression exercée par les mouvements sociaux sur les gouvernements, particulièrement durant la période 2018-2020, a joué un rôle décisif dans cette prise de conscience avec quelques avancées stratégiques dont on peut se réjouir. Cela reste insuffisant eu égard aux enjeux et à l’urgence, mais personne ne peut nier que les lignes ont bougé. Aujourd’hui, il est urgent que ces mobilisations reprennent. En même temps, cette crise sanitaire peut avoir, paradoxalement, des effets positifs dans le futur proche. Tout le monde se dit aujourd’hui que si l’on a appliqué des mesures économiques et politiques si drastiques pour endiguer la pandémie, rien n’empêche de faire autant pour la crise climatique, dont les enjeux sont autrement plus importants.
Un tiers du plan de relance européen est destiné à financer la transition écologique. Vous en réjouissez-vous?
Je ne sais pas. Honnêtement, je ne me suis pas penché sur ce plan de relance. En revanche, j’ai pu lire plusieurs rapports qui alertent sur le fait que le G7 (NDLR: Etats-Unis, Canada, Royaume-Uni, France, Allemagne, Italie et Japon) a choisi d’investir davantage dans les combustibles fossiles en soutenant fortement les compagnies aériennes et l’industrie automobile. En plus, l’Agence internationale de l’énergie a publié un rapport qui démontre que la production mondiale de CO2 va de nouveau augmenter cette année après avoir baissé de 7% pendant la pandémie. On prévoit un rebond en 2021 qui provoquerait, toujours selon les prévisions de l’AIE, le taux d’émission de CO2 le plus important jamais enregistré depuis 2008. Cela est un indice supplémentaire que les gouvernements ne se sont pas réellement saisis de cette occasion pour endiguer la production des énergies combustibles. L’une des raisons reste à mon avis l’absence totale de pression populaire durant la crise sanitaire.
Les politiques gouvernementales cherchent à gérer les effets des crises plutôt que de s’attaquer à ses causes profondes.
Vous avez appelé les mouvements pour le climat à tirer les leçons de la mobilisation de Black Lives Matter… De quelle façon pourraient-ils s’en inspirer?
Ce sont deux mouvements différents, certes, mais le mouvement pour le climat a en effet plusieurs leçons à tirer de Black Lives Matter. La première est d’ordre tactique. Le mouvement pour le climat est dominé par l’idée de désobéissance non violente. Sa logique est la suivante: « Si vous commettez des actes violents ou des émeutes, vous risqueriez de perdre le soutien populaire. » Le cas de George Floyd prouve que ce n’est pas forcément le cas. Car il faut rappeler que BLM a véritablement décollé lorsque, trois jours après le meurtre de George Floyd, des manifestants ont pris d’assaut le commissariat de police de Minneapolis. Ces actions ont été majoritairement soutenues par la population américaine. Elles ont même encouragé des gens partout dans le monde à descendre dans la rue. Cela dit, malgré la tension palpable dans ces démonstrations de force, elles restaient majoritairement maîtrisées. Ce que je souhaite souligner ici, c’est la nature de la relation entre l’action tactique des militants et la majorité pacifique des manifestants durant ce mouvement. Elle n’était pas de nature problématique ni antagoniste. Au contraire, elle était complémentaire et dialectique, avec d’un côté, des petits groupes plus engagés et plus actifs, et de l’autre, la majorité pacifique des manifestants. Même si certains peuvent juger radicale la fraction active du mouvement, il n’y a jamais eu de violence aveugle, mais plutôt des actions ciblées sans dégâts humains. La séquence Black Lives Matter est aussi importante en ceci qu’elle nous apprend qu’il n’y a pas de fatalité dans ce monde. Aujourd’hui encore, un nombre considérable de personnes continuent de croire que le réchauffement climatique est une fatalité ; que nous sommes condamnés à vivre avec les infrastructures de production des énergies fossiles. Ce mouvement a démontré qu’une action déterminée et ciblée peut sinon changer, du moins secouer les choses. A ce titre, on peut légitimement établir le parallèle entre la violence commise par Derek Chauvin (NDLR: le policier reconnu coupable du meurtre de George Floyd) et celle des énergies fossiles, qui est, certes, moins visible à l’oeil nu que la première mais qui sur le fond détruit également les corps.
Pour vous, jusqu’où peut aller la désobéissance civile au nom de la lutte contre le réchauffement climatique?
Je réponds à cette question dans l’un de mes derniers livres, Comment saboter un pipeline (La Fabrique, 2020). J’y décris comment saboter les infrastructures fossiles, qui enflamment notre planète. Cela dit, je m’oppose à toute idée de violence contre les personnes. Je tiens à la distinction entre violence contre biens matériels et violence contre les personnes. S’attaquer à un pipeline, le saboter, ce n’est absolument pas de la violence dès lors que son côté nocif est incontestablement établi. Cela ne provoque aucune souffrance, aucune douleur.
Et quid dans l’hypothèse où ces actions contreviennent aux lois?
La loi ne doit en aucun cas être un repère pour les mouvements pour le climat. Il y a une vieille tradition philosophique de l’irrespect des lois qui vont à l’encontre de l’intérêt général. Je m’y inscris.
Venons-en à votre travail au sein du Zetkin Collective (2). Comment en êtes-vous venu à étudier les discours de l’extrême droite sur l’écologie?
Avec mes étudiants et plusieurs collègues de l’université, nous avons pensé à lancer ce projet vers la fin du printemps 2018. Mais en réalité, dès l’élection de Donald Trump, l’idée s’est imposée. Avec l’accession du candidat républicain à la Maison-Blanche, il est devenu évident pour nous qu’il existe un lien entre la destruction de l’environnement et les questions de discrimination. Donald Trump a explicitement combiné les deux. Dès sa première semaine à la Maison-Blanche, deux de ses premières mesures phares étaient de donner le feu vert pour l’installation de pipelines et de durcir les procédures d’expulsion des immigrés en situation irrégulière. On a pu voir la même chose avec l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro au Brésil en janvier 2019. La destruction de l’Amazonie s’est poursuivie en parallèle à ses discours xénophobes. Nous avons pu remarquer la même tendance en Europe. Cette tendance s’est intensifiée en 2019 quand le mouvement climatique était fort. Dès lors, nous avons lancé notre groupe pour étudier tous ces éléments.
On assimile souvent les partis d’extrême droite à des « négateurs du changement climatique ». Vos conclusions corroborent-elles cette idée ou est-ce plus complexe que cela?
Il y a deux genres de discours. La position prédominante dans les milieux d’extrême droite reste celle des « climatosceptiques ». C’est le cas par exemple d’une bonne partie des républicains aux Etats-Unis, de Jair Bolsonaro au Brésil, du parti Vox en Espagne, de l’AfD en Allemagne, et des Démocrates de Suède. L’autre posture est celle qu’on peut appeler le green nationalism. C’est le cas du Rassemblement national en France. Ses adeptes ne nient pas le réchauffement climatique mais prônent la nation comme solution – nation, à entendre bien évidemment au sens ethnique – avec des propositions telles que la fermeture des frontières, le localisme, etc. Leur argument consiste à dire que les déplacements des migrants nuisent à l’environnement. Le seul moyen de sauver l’environnement serait d’arrêter l’immigration.
Certains écologistes se réjouissent que la question climatique soit un sujet pour tous les partis, y compris ceux de l’extrême droite. Pour eux, c’est la preuve d’une « hégémonie culturelle », d’une victoire dans la « bataille des idées ». Partagez-vous cette analyse?
Absolument pas. Il faut voir dans tout cela plutôt une stratégie rhétorique qu’une véritable volonté politique de s’emparer de la question écologique. Le green nationalism est dangereux pour deux raisons: d’abord parce qu’il laisse entendre que tous les problèmes, crimes, discriminations, chômage de masse, sont causés par l’immigration. Mais aussi parce qu’il joue un rôle de diversion contre les causes réelles du réchauffement climatique.
(1) La Chauve-souris et le capital. Stratégie pour l’urgence chronique, par Andreas Malm, La Fabrique, 248 p.
(2) Du nom de la féministe socialiste Clara Zetkin (1857 – 1933), The Zetkin Collective est un groupe de chercheurs, de militants et d’étudiants qui travaille sur l’écologie politique de l’extrême droite.
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