Allemagne: les ravages de la « pédagogie noire »
Hotel Weitblick, le premier roman de l’Autrichienne Renate Silberer, met en scène le personnage de Johanna Haarer, autrice d’ouvrages de pédagogie devenus des références sous le nazisme. En vogue jusque dans les années 1960, cette méthode d’éducation expliquerait certains maux de la société allemande.
Hotel Weitblick a connu une sortie mouvementée, contrariée par la crise sanitaire. Le premier roman de l’Autrichienne Renate Silberer, sorti en mars dernier et remarqué par les critiques, a relancé en Allemagne un débat lancinant autour de la « pédagogie noire ». L’un des personnages interpelle tout spécialement le public, lors des rares lectures organisées depuis la sortie du roman: celui du Dr. Johanna Haarer, plus connue en Allemagne sous le surnom de « pédagogue d’Hitler ». Contrairement à ce que croient certains des lecteurs, Johanna Haarer n’est pas un personnage inventé, mais l’autrice de règles pédagogiques en vogue sous le IIIe Reich et une véritable « icône du nazisme ». Elle prône un certain nombre de principes connus aussi sous le nom de « pédagogie noire »: une éducation répressive, visant à « soumettre » les enfants par diverses méthodes incluant châtiments corporels et manipulation. Les personnages du roman, bien que contemporains, souffrent toujours, à travers les générations, des préceptes de la « pédagogue d’Hitler. » Comme bien des Allemands aujourd’hui.
Il s’agit de casser dès la naissance le besoin existentiel de reconnaissance et de lien de l’enfant.
Johanna Haarer est l’autrice d’un manuel d’éducation paru en 1934, Die deutsche Mutter und ihr erstes Kind (la mère allemande et son premier enfant). Les conseils prodigués vont de l’alimentation aux soins corporels, en passant par la relation mère-enfants. « L’idée directrice est que l’enfant doit être élevé sans empathie, explique la psychanalyste Ilka Quindeau de l’University of Applied Sciences de Francfort. Ils doivent obéir, on veut en faire de bons nazis. » Pour le lecteur contemporain, les principes sont glaçants: « L’enfant sera placé à l’écart dans une pièce sombre pendant les 24 heures qui suivent la rupture du cordon ombilical, sans nourriture et loin de sa mère », assène ainsi la Dr. Haarer. Ou encore: « L’enfant qui n’est pas consolé inutilement pour le moindre petit bobo criera deux fois moins longtemps. » Et « même un enfant qui pleure et se rebelle doit faire ce que sa mère lui dit de faire et sera mis à l’écart aussi longtemps que nécessaire, dans une pièce à part, jusqu’à ce qu’il change de comportement. On a du mal à imaginer avec quelle rapidité un enfant comprend ce genre de choses… ».
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« Mères, restez dures »
« Dans les années 1930 et 1940, les médecins étaient auréolés d’un grand respect, souligne Claus Koch, de l’Institut pédagogique de Berlin. Le fait que Johanna Haarer se présente comme médecin explique aussi l’influence qu’elle a pu exercer sur les mères de l’époque. » Véritable best-seller, le livre se vendra à 700 000 exemplaires jusqu’à la fin de la guerre. Les préceptes de l’ouvrage sont enseignés dans les cours pour jeunes mères dispensés par le IIIe Reich. Jusqu’en avril 1943, trois millions de femmes participent à ces sessions de formation. Le livre sert également d’ouvrage de référence pour le personnel des jardins d’enfants et dans les foyers pour enfants du Reich.
Dans l’Allemagne du début du XXe siècle, les principes d’éducation sont stricts, comme d’ailleurs dans le reste de l’Europe ou aux Etats- Unis. « Mais si cette éducation était stricte, elle se voulait d’une certaine manière « bonne pour les enfants », souligne Claus Koch. Le père était strict, mais la mère compensait les choses en le réconfortant le soir, et en lui expliquant que c’était pour son bien. » Avec Johanna Haarer, rien de tout cela: « Elle part vraiment du principe que l’enfant est un être mauvais, sale, l’ennemi des parents… Il s’agit de casser dès la naissance le besoin existentiel de reconnaissance et de lien de l’enfant. Le fil conducteur du livre est de dire: mères, restez dures« , insiste Claus Koch.
Réédité jusqu’en 1987 en Allemagne de l’Ouest sous le titre La mère et son premier enfant, et expurgé du jargon nazi mais resté fidèle à ses commandements éducatifs, il sera vendu à 1,2 million d’exemplaires. Aujourd’hui encore, la « pédagogie noire » serait responsable de nombreux maux de la société allemande tels que la faiblesse de la démographie, le nombre élevé de divorces ou de personnes vivant seules, l’incidence du burnout, les dépressions ou certaines maladies psychiques. Dans le cadre de travaux de recherche auprès de la génération des enfants de la guerre, Ilka Quindeau a constaté que la « pédagogie noire » et l’absence de liens étroits avec leurs parents les ont davantage traumatisés que les bombes. Déjà en 1949, la psychanalyste Anna Freud avait découvert que les enfants qui avaient construit une bonne relation avec leurs parents avaient mieux vécu le conflit mondial que les autres.
Une éducation en contre-pied
« Les principes de Johanna Haarer ne seront remis en question qu’avec les années 1960, rappelle Claus Koch. La génération des enfants nés après la guerre a tout retourné. On est passé de la discipline au laisser-faire. Cette génération de parents a eu du mal à dire non. Le problème est qu’ils ont surtout placé leurs propres besoins, y compris sexuels, au-dessus de tout: les enfants ont participé aux manifestations, subi les changements de partenaires de leurs parents… » Des parents aimants mais peu présents, en quelque sorte. Même si le phénomène ne concernerait que 15 à 20% des enfants nés dans les années 1960. « Certains d’entre eux ont grandi sans liens, sans confrontation avec leurs parents, voire élevés en collectivité dans le cadre de logements partagés, les fameuses « communes » », rappelle Ilka Quindeau. Cette éducation « antiautoritaire », en postulant l’absence de règles et de limites, parviendrait in fine au même résultat que la « pédagogie noire »: l’absence de liens.
Johanna Haarer, qui est aussi l’autrice de Mère, raconte-nous Hitler, sorte de conte expliquant l’antisémitisme et l’anticommunisme aux enfants, sera internée pendant un an et demi à la fin de la guerre. Selon deux de ses filles, la Munichoise est restée une nazie convaincue jusqu’à sa mort, en 1988. Aujourd’hui, elle est largement tombée dans l’oubli.
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