Alexandre le Grand et les migrants : pourquoi s’en inspirer aujourd’hui ?
Au fil de ses conquêtes, Alexandre le Grand, roi philosophe, invente la reconnaissance de la multiculturalité et esquisse les prémisses d’une politique interculturelle.
C’est lui qui mène la plus grande aventure militaire de l’Antiquité et constitue le plus vaste empire : un homme hors du commun. Au règne plutôt bref : monté sur le trône en 336 av. J.-C., à 20 ans, il est fauché à peine treize ans plus tard.
Qui il était
Fils de Philippe II de Macédoine et de la princesse épirote Olympias, Alexandre adule Homère (l’ Iliade, récit de guerre, est son livre préféré), fait d’Achille, le héros de la guerre de Troie, son modèle, et, surtout, a pour précepteur Aristote. Passant par les mains du célèbre philosophe, le jeune homme s’initie à ce qu’il y a de mieux dans le monde et l’intelligence de son temps. Mais il n’a pas le loisir de n’être qu’un poète ou un sage : la lutte armée l’accapare tout de suite. A 18 ans, Alexandre est en mesure de mener une troupe au combat. Il a déjà participé à des batailles à la tête de la cavalerie, montant l’ombrageux Bucéphale, qu’il est le seul à dompter.
C’est à travers lui qu’on ne cesse de penser les rapports entre l’Orient et l’Occident.
Quand il hérite du trône paternel, » ce petit jeune homme » dont s’était moqué Démosthène – à cause de sa taille – va se révéler un génie politique. Il poursuit le projet avorté de son père de libérer les cités grecques d’Asie mineure, en s’attaquant à l’hégémonie de l’Empire perse. Ce territoire, septante fois supérieur à la Grèce, est dirigé par l’empereur achéménide Darius III : son ennemi juré, réputé invincible mais qui refuse de l’affronter directement et préfère lui envoyer ses sbires. Les villes tombent les unes après les autres. A force de batailles et de victoires, il impose sa domination sur la Grèce, l’Empire perse achéménide et la vallée de l’Indus (l’actuel Pakistan), créant ainsi l’un des plus grands empires ayant jamais existé – un immense espace qu’occupent aujourd’hui la Grèce, la Turquie, Israël, l’Egypte, la Syrie, l’Irak, l’Iran, l’Afghanistan et le Pakistan. En Egypte, où il fonde Alexandrie, ainsi qu’en Asie, il accède au statut de dieu vivant.
En 323 avant notre ère, à Babylone, dans le palais de Nabuchodonosor, Alexandre le Grand est subitement pris de terribles fièvres, qui finissent par le tuer. Sa mauvaise hygiène de vie, les nombreuses batailles et les contrées infestées par les maladies qu’il parcourt l’ont probablement trop affaibli. Car c’est l’une des caractéristiques d’Alexandre : celui qui se voulait le nouvel Achille combat sur le champ de bataille au côté de ses soldats.
Ce qu’il a laissé
Sa disparition nourrit immédiatement sa légende, qui va se poursuivre au cours des siècles. Fabuleuse épopée qui ne cesse de tisonner les imaginations. Héros pour les Grecs et les Romains, prophète pour les Arabes et mythe pour les Occidentaux, Alexandre a tant servi de référence que l’histoire s’est effacée devant l’icône. Les images oscillent alors schématiquement en deux modèles opposés. Le premier est positif : un Alexandre grand civilisateur et administrateur hors pair ; des traits puisés dans ce que relate Plutarque et Arrien, qui écrit sous l’Empire romain en étant confronté, en tant qu’administrateur de province, à des questions qu’il juge analogues à celles rencontrées par Alexandre.
Sénèque définit les traits du modèle opposé, extrêmement défavorable au conquérant, présenté comme celui qui détruit et dévaste, qui se laisse mener par l’ambition et la démesure, n’ayant en vue que sa propre gloire, sans souci des conséquences funestes sur les populations conquises. » Sous les noms d’Iskender, Sikandar ou Aliksandar, c’est à travers ce personnage que l’on ne cesse, depuis l’Antiquité, de penser les rapports entre l’Occident et l’Orient « , déclare Lambros Couloubaritsis, professeur émérite à l’ULB et membre de l’Académie royale de Belgique, qui considère le roi macédonien davantage comme un » grand philosophe » qu’un stratège politique.
Selon lui, l’enjeu n’est pas de peser les vertus et les vices d’Alexandre mais d’évaluer ses relations aux autres cultures. Le spécialiste voit dès lors dans l’homme » l’initiateur du phénomène du cosmopolitisme « . Ainsi en va-t-il, par exemple, de l’alliance avec les élites locales : » Les villes conquises sont aussitôt administrées par les chefs des peuples vaincus « , relève Lambros Couloubaritsis. Ainsi en est-il aussi de l’intégration dans ses propres armées des soldats d’Asie et de la multiplication des opérations de fusion entre les peuples. Alexandre va jusqu’à épouser Roxane, fille d’un satrape (une espèce de gouverneur), selon les rites iraniens. En décembre 325, il organise les » noces de Suse » (en Iran actuel), au cours desquelles il amène, non sans difficulté, Macédoniens, Perses et Iraniens à fusionner par des mariages nombreux, prônant le métissage : ces épousailles doivent permettre la procréation d’une nouvelle population mixte qui édifierait un monde nouveau.
Ces stratégies sont diversement appréciées au point que certains de ses généraux, de ses proches se rebellent, comme Calisthène, neveu d’Aristote. Alexandre ne fait pas de détail et le fait exécuter pour l’exemple.
Pourquoi il est d’actualité
Mais si Alexandre est un conquérant par le fer et par le feu et le plus grec des conquérants, son but n’est pas de coloniser l’Asie au profit de la Grèce. Dès le début de sa fantastique épopée, il manifeste son souci de réconcilier autour de lui, sans leur demander de se renier, tous les barbares ( NDLR : au sens antique, c’est-à-dire ceux d’une autre civilisation, qui ne parlent pas le grec ; rien à voir avec le degré de civilisation) avec tous les Grecs. Il s’oppose en cela à ce que lui a enseigné Aristote qui, adversaire plus ou moins déclaré de la démocratie, justifiait l’esclavage par la » nature des choses « . Le philosophe, selon Plutarque, lui conseille de traiter » les Grecs en chef et les barbares en maître, d’accorder aux uns la sollicitude qu’on a envers des amis ou des proches, et de traiter les autres comme des animaux ou des plantes « .
Quel est donc le secret de cet Alexandre multiple, incohérent et apparemment insaisissable ? Lui même sut-il à la fin qui il était : homme, prince, héros ou fils de dieu comme le lui avaient révélé, au fin fond du désert de Libye, les prêtres d’Ammon ? Lambros Couloubaritsis propose une clé, en replongeant notamment dans les textes de Plutarque, auquel il estime devoir accorder du crédit, au même titre que celui que l’on donne à Thucydide relatant l’oraison funèbre de Périclès : » Alexandre inaugura une nouvelle façon de gérer les conquêtes, proche de la multiculturalité, telle que nous la concevons aujourd’hui. Car elle est fondée sur une symétrie et une réciprocité d’après laquelle le conquérant devrait consentir à intégrer dans sa propre culture des éléments pertinents issus des cultures des peuples conquis. » Premier point de sa politique de multiculturalité : elle se fonde sur l’idée que les règles de sa propre culture peuvent être réaménagées grâce à certaines règles de la culture des autres. Alexandre voulait que » tous puissent regarder la terre comme leur patrie « , raconte Plutarque. » Il s’agit là d’une approche hautement philosophique. Il cherche à établir une patrie commune pour l’humanité « , commente le professeur Couloubaritsis. Selon le penseur grec, l’éducation philosophique d’Alexandre conditionne ses conquêtes : » Le dessein même de son expédition pose Alexandre en philosophe, dès lors qu’elle ne devait pas lui procurer les délices du luxe mais assurer entre tous les hommes la concorde, la paix et la communauté des intérêts. »
Ses successeurs instaurent une politique de domination, qui sera poursuivie jusqu’au xxe siècle.
Il faut également évoquer l’auteur grec Arrien, qui rapporte les paroles d’Alexandre : » Il n’y a pas de honte pour les Perses à prendre les moeurs des Macédoniens et pour les Macédoniens à imiter les Perses. Ceux qui sont appelés à vivre sous l’autorité du même roi doivent bénéficier des mêmes droits. » Le discours, selon Lambros Couloubaritsis, ouvre l’idée d’une fraternité possible entre des peuples de culture différente. » Il franchit un pas en préconisant la réciprocité active et l’égalité, quant aux droits. Par là, il limite les différences et met en évidence des références communes qui amorcent un au-delà de la multiculturalité, l’idée de l’interculturalité. Cette dernière étant le fait que tout n’est pas acceptable dans les cultures que l’on respecte et qu’il faut établir entre les peuples des règles communes pour réaliser un monde commun. »
Le hic, dans le cas d’Alexandre, c’est que cette référence commune repose sur la seule autorité d’un même roi – lui, né d’une filiation divine ; une idée neuve qui aura de l’avenir en Occident – maintenant son principe d’interculturalité dans la coulisse de l’histoire. Est-il sincèrement persuadé qu’il était porté à ce pouvoir absolu par une réelle origine divine ? Il faut y voir à la fois un signe de respect de la culture des vaincus et un outil politique de domination auquel Alexandre eut recourt, » face à des peuples qu’il devait conquérir, où les rois étaient divinisés et qui ne voyaient leurs ennemis grecs que du point de vue de leur humanité inférieure, parce qu’ils n’avaient pas de liens privilégiés avec les dieux « .
Son empire ne survit pas à sa mort. Ses successeurs, diadoques excentriques et rivaux, se le partagent. Ainsi Ptolémée (futur Ptolémée Ier Soter et fondateur de la dynastie des Lagides) devient satrape d’Egypte et des terres africaines conquises, Laomédon reçoit la Syrie et la Phénicie, la Cilicie revient à Philotas… Ceux-là instaurèrent des régimes despotiques en vue d’helléniser les peuples. » C’est d’ailleurs cette politique de domination qui sera poursuivie, d’abord par la romanisation des Romains, ensuite par l’expansion de l’islam et l’évangélisation des Médiévaux, enfin par la colonisation occidentale, après la conquête du Nouveau Monde « , note Lambros Couloubaritsis.
Pour autant, on aurait tort de croire le projet d’Alexandre trop vieux pour nous. Rien de plus actuel, en fait. Ainsi, depuis l’été 2015, l’afflux de réfugiés quittant le Moyen-Orient est généralement présenté comme une » crise des migrants » qui mettrait à l’épreuve les défenses sécuritaires de l’Europe. On pourrait à l’inverse défendre l’idée d’une réciprocité, d’une symétrie culturelle inspirée du roi macédonien, mais cette fois-ci dans un cadre démocratique. C’est-à-dire une multiculturalité qui admet la nécessité de transcender les différences au profit de références universelles non dogmatiques et acceptables par tous.
Or, aujourd’hui, » on fait tout l’inverse « , dans une Europe multireligieuse, née des Lumières. La seule qui aurait correctement lu Alexandre s’appelle Angela Merkel, lorsqu’elle lance, en août 2015, son fameux » Nous allons y arriver « , définissant sa politique d’ouverture aux réfugiés. Ça ne fait pas beaucoup de monde.
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