le ministre français des Affaires Etrangères Hubert Védrine prononce le discours d'ouverture, le 15 novembre 2000 au parc Chanot à Marseille, lors de la 4e conférence ministérielle euroméditerranéenne, qui rassemble les ministres des Affaires étrangères des Quinze et de 12 pays du sud et de l'Est de la Méditerranée, dont Israël. AFP PHOTO GERARD JULIEN (Photo by GERARD JULIEN / AFP)

Hubert Védrine: «Entre Europe et Etats-Unis, les valeurs ne sont plus les mêmes»

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

L’ancien ministre français des Affaires étrangères Hubert Védrine acte la fin du concept d’Occident et exhorte les Européens à préserver leur civilisation.

Ministre français des Affaires étrangères de 1997 à 2002, Hubert Védrine publie un Nouveau dictionnaire amoureux de la géopolitique (1), un ouvrage riche de 269 entrées dont une nouvelle édition s’est imposée en raison des bouleversements liés notamment aux conflits entre la Russie et l’Ukraine et au Proche-Orient. «Si on n’a pas de vision historique, on ne comprend rien aux événements du monde», clame l’auteur qui, fort de son expérience, analyse avec acuité les développements récents.

Vous écriviez dans votre livre qu’«à long terme, au-delà de l’Ukraine, les Américains et les Européens vont s’éloigner doucement les uns des autres, comme les cousins issus de germain». Ce mouvement s’accélère-t-il depuis quelques semaines?

Je le dis depuis longtemps. Déjà, au XIXe siècle, l’Amérique est un monde très différent. Quand on observe les présidents que Donald Trump admire, James Monroe (NDLR: le 5e président des Etats-Unis, de 1817 à 1825), Andrew Jackson (le 7e, de 1829 à 1837), William McKinley (le 25e, de 1897 à 1901), Theodore Roosevelt (le 26e, de 1901 à 1909), ils se distinguent beaucoup du monde européen. Il a fallu la Première Guerre mondiale qui a conduit le président Woodrow Wilson à porter secours à l’Europe, mais pas avant 1917 parce que l’Amérique était très partagée, pour voir une amorce de changement. Par la suite, les Etats-Unis ont encore refusé la création de la Société des nations (SDN). Puis, il a fallu la Seconde Guerre mondiale pour que Franklin Delano Roosevelt revienne en Europe à cause d’Hitler et des Japonais à Pearl Harbor, et opère un nouveau rapprochement. Aujourd’hui, ce sont à nouveau deux histoires différentes. Donald Trump provoque un vrai séisme. Le pays, les Etats-Unis, qui a imposé la mondialisation dérégulée à travers le libéralisme absolu, redevient protectionniste et mercantiliste. Pour le monde du Forum de Davos, c’est incompréhensible. Le pays qui pratiquait quand même la négociation multilatérale devient non pas isolationniste, mais pas loin, et qui affirme qu’il n’en a rien à faire de tous ces usages. Pour la planète multilatérale diplomatique, c’est sidérant. Et troisième élément, c’est le pays qui a inventé le politiquement correct d’une façon très lourde et contraignante, jusqu’au wokisme, qui prend la tête de l’éradication du… wokisme. Pour la planète progressiste au Canada et en Europe, c’est à nouveau la sidération. Ce ne sont pas les mêmes groupes qui réagissent à ces mutations. Mais en Europe, il y a beaucoup de membres de ces trois groupes.

Donald Trump a-t-il définitivement pris le parti de Vladimir Poutine dans le conflit entre Russie et Ukraine?

Je n’irais pas jusque-là. Donald Trump est totalement opportuniste. Il voit l’intérêt de l’Amérique. Il est quand même comme les autres présidents, centré sur la Chine. Cela remonte au mandat de Barack Obama, avec le pivot vers l’Asie: il faut empêcher la Chine d’être le numéro un. Pour l’Amérique, il est insupportable qu’un autre Etat prétende le devenir. Donc, il faut le refréner. Tous les autres conflits ont l’air secondaires par rapport à cet enjeu. Donald Trump se dit qu’il peut s’entendre avec la Russie, et, pourquoi pas?, la séparer de la Chine. Trump, par rapport à Henry Kissinger (NDLR: secrétaire d’Etat américain de 1973 à 1977), c’est zéro. Mais il y a un peu de «kissingerisme» dans le raisonnement. Il n’est pas contre les Ukrainiens; il s’en fiche.

L’affrontement entre Volodymyr Zelensky et Donald Trump à la Maison-Blanche scelle-t-il la rupture définitive entre l’administration américaine et le président ukrainien?

Ce n’est pas absolument sûr. La vidéo intégrale montre que Volodymyr Zelensky a été maladroit. Il se peut que l’animosité de Trump soit aggravée par le fait qu’il voit en Zelensky un soutien de Joe Biden, à ses yeux, un complice. Il n’est donc pas exclu que cette administration manifeste quand même un peu d’intérêt pour l’Ukraine et sa stabilité, soit à cause des terres rares, soit parce que les alliés européens et le complexe militaro-industriel américain auraient finalement convaincu Donald Trump qu’il n’y va pas de son intérêt de la laisser tomber dans des conditions trop avantageuses pour Vladimir Poutine. Mais cela serait sans doute avec un autre président ukrainien.

Cet épisode peut-il renforcer la prise de conscience des Européens de devoir agir seuls, ou avec un soutien américain très limité, en Ukraine?

C’est exactement la question à laquelle les Européens vont devoir répondre dans la séquence en cours, où il y a plusieurs réunions par semaine. Notez bien qu’il ne s’agit pas de l’Union européenne, qui n’a dans ce domaine ni compétence ni légitimité, mais de décisions à prendre entre les pays européens qui disposent de forces armées sur les garanties à apporter le cas échéant sur le terrain à l’Ukraine après un éventuel cessez-le-feu. Ce qui sera plus facile à faire admettre aux opinions publiques s’il y a un minimum de garanties américaines, et très très difficile dans le cas inverse. Ce n’est pas encore tranché.

La France et le Royaume-Uni pourraient-ils assurer un parapluie nucléaire à l’Europe?

Je ne crois pas. La question centrale du nucléaire, c’est la dissuasion. Je ne serais pas rassuré que l’on imagine que la sécurité de l’Europe, après le gel du conflit en Ukraine, soit garanti par le nucléaire, parce que je n’y croirais pas. Je suis plutôt favorable à ce que l’Europe devienne une sorte d’énorme hérisson très très armé conventionnellement, avec des forces prépositionnées. Mais je reconnais qu’il y a toujours eu débat là-dessus et que d’autres vont dire qu’au nom de l’intérêt de l’Europe, il faut partager, élargir, protéger… Je ne le recommande pas parce que je crains qu’après avoir fait miroiter beaucoup d’illusions, on soit obligé de dire «non, ce n’est pas crédible».

L’Alliance atlantique, sous la forme qu’on lui connaît, a-t-elle vécu?

Non, ce qui a vécu, c’est le concept d’Occident parce qu’il est trop fumeux. On voit bien que les valeurs ne sont plus les mêmes. Le discours de J.D. Vance à Munich, c’est comme si lors d’une grand-messe, un cardinal disait «de toute façon, on ne croit plus en Dieu». Il y a donc une bataille des valeurs. Ce qu’a dit J.D. Vance est assez proche de ce que racontait Alexandre Soljenitsyne (NDLR: écrivain russe et dissident soviétique, 1918-2008) à la fin de sa vie: «L’Occident est fichu parce qu’il a abandonné les valeurs chrétiennes.» J.D. Vance affirme qu’il n’a pas les mêmes valeurs. On ne peut donc plus parler d’Occident. Par contre, il y a encore une Alliance atlantique, et une relation transatlantique. Trump veut-il la casser complètement? A un moment donné, le complexe militaro-industriel américain lui signifiera qu’il a quand même besoin du marché européen. Les Américains voudront garder le lien avec l’Europe. L’Alliance atlantique n’est pas morte, mais son sens est tout à fait modifié.

L’Europe pourrait-elle reprendre le flambeau du «monde libre» en regard de la vision actuelle de la démocratie des Etats-Unis?

Je ne crois pas. D’abord, le terme de «monde libre», on ne sait pas à quoi il s’applique aujourd’hui. Les valeurs ne sont plus les mêmes entre l’Europe et les Etats-Unis. Il y a un «Sud global» avec une rhétorique antioccidentale. Les classes moyennes du Sud veulent vivre comme nous, mais pas sous notre coupe. Je ne crois pas que l’on puisse dire que l’Europe soit «le leader du monde libre». En revanche, on peut sauver la civilisation européenne. Nous sommes minoritaires. Nous n’avons plus le monopole de quoi que ce soit. Le discours de prosélytisme issu du christianisme ne fonctionne plus. Cela veut dire que l’on n’a pas de baguette magique pour transformer la Russie en un grand Danemark. Mais préserver la civilisation, la culture européennes me paraît un bel objectif atteignable. Cela veut dire réaliser beaucoup de réformes. Travailler plus, par exemple. S’investir dans les secteurs d’avenir, les technologies, l’écologie. Maîtriser les flux migratoires. Accepter d’avoir un système de défense plus fort… Il faut avoir le courage de dire cela aux citoyens. Il faut assumer que l’on soit différents des Etats-Unis.

Vous écrivez que la Chine «impressionne, captive, influence, mais ne séduit pas». Face à l’Amérique trumpienne qui trahit ses alliés, ne pourrait-elle pas apparaître comme la grande puissance fiable, et donc séduire davantage dans le futur?

Je dissocie l’aspect séduction. L’Amérique a quand même représenté depuis 1945 la référence. Même les anti-Américains, pour différentes raisons, étaient obsédés par elle. Il y a 100 ans d’Hollywood derrière cela. Les enfants du monde entier ont été bercés par les histoires de Walt Disney. On sous-estime ce soft-power, que la Chine n’a pas. Ensuite, les Etats-Unis sont la seule puissance dans l’histoire du monde, sauf peut-être Rome au début du IIe siècle, qui a réussi à synthétiser ses intérêts nationaux vitaux avec l’intérêt général de l’humanité. Tout cela est terminé. Mais la Chine ne reconstituera pas cet alliage. En revanche, en matière de géopolitique plus classique, elle peut devenir une puissance crédible quand les Etats-Unis ne le seront plus. Il faut distinguer les domaines: les guerres commerciales, la régulation des plateformes, la poursuite de l’écologisation, l’Ukraine, le Proche-Orient… La Chine profitera de la confusion actuelle pour devenir le pays leader dans le système multilatéral. Mais je n’exclus pas que dans un an environ, Donald Trump se dise après tout que «c’est trop con de laisser les Chinois prendre le leadership», et qu’il change à nouveau.

(1) Nouveau dictionnaire amoureux de la géopolitique, par Hubert Védrine, Plon, 608 p.
D.R. © D.R.

«La vidéo intégrale de l’entrevue à la Maison-Blanche montre que Volodymyr Zelensky a été maladroit.»

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