Un soldat lors d’une formation au maniement d’un drone dans la région de Kharkiv: les Ukrainiens affirment pouvoir en produire à grande échelle. © Getty images

Comment l’Europe s’arme face à une Russie de plus en plus agressive

Gérald Papy
Gérald Papy Rédacteur en chef adjoint

Les Européens prennent de plus en plus conscience de la nécessité de doter l’Ukraine et l’Europe des outils pour se défendre. Un grand emprunt serait le meilleur moyen de les financer, pour l’expert Pierre Haroche.

Le sommet des 21 et 22 mars à Bruxelles a marqué une évolution dans la position des Etats membres sur l’aide militaire à fournir à l’Ukraine pour éviter la victoire de la Russie. Le blocage de l’aide américaine, la perspective du retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, les difficultés de l’armée ukrainienne sur le terrain et l’agressivité croissante de Vladimir Poutine, encore exacerbée par l’attentat de Moscou, ont ostensiblement fait réfléchir les dirigeants européens. Mais n’est-il pas déjà trop tard? Eléments de réponse avec Pierre Haroche, maître de conférences en sécurité internationale à l’université Queen Mary de Londres et chercheur associé à l’Institut Jacques Delors.

Assiste-t-on à un réveil des Européens dans l’aide envisagée à l’Ukraine?

Lors du Conseil européen du 15 décembre 2023, le débat était dominé par la question de l’adhésion de l’Ukraine. A ce moment-là, les commentaires des dirigeants sur la dimension militaire étaient encore apathiques. Ils faisaient comme s’il suffisait de continuer avec des phrases convenues du style «aussi longtemps qu’il sera nécessaire». Dans les conclusions du sommet des 21 et 22 mars 2024, la formule a été modifiée: le soutien à l’Ukraine sera assuré «aussi intensivement qu’il sera nécessaire», ce qui montre une évolution. Aujourd’hui, l’idée que des initiatives vigoureuses sont indispensables pour s’arracher à la pente négative actuelle est répandue dans toute l’Europe. Deux exemples. La question des troupes au sol: le premier jour, quand il en a parlé, le président français semblait isolé; le lendemain, les pays Baltes embrayaient; ensuite, ce fut le tour de la Pologne, puis de la Finlande et de la République tchèque; aujourd’hui, l’idée ne devient pas un consensus, mais une des positions importantes au sein de l’Union européenne. Autre exemple, la question du financement de la défense européenne par un emprunt: les Français en ont parlé brièvement au début de l’invasion de l’Ukraine; par la suite, les Estoniens l’ont évoquée; aujourd’hui, le camp de ceux qui sont radicalement hostiles à cette idée, grosso modo les Allemands et les Néerlandais, fait plutôt figure de citadelle assiégée. Comme sur un champ de bataille, on observe que l’initiative a changé de camp. La dynamique est du côté de ceux qui prônent des mesures énergiques nouvelles. L’empreinte du consensus mou attentiste est moins forte. C’est intéressant.

Utilisation des intérêts des avoirs russes gelés, activation de la Banque européenne d’investissement, idée d’un grand emprunt européen…: quels moyens de financement vous semblent-ils les plus pertinents?

Tout cela va dans le bon sens. Cependant, chaque piste a un impact différent. Les intérêts des fonds russes gelés, c’est trois milliards d’euros par an. Le grand emprunt évoqué s’élèverait autour des 100 milliards d’euros… Si l’objectif est un effort collectif massif pour l’Ukraine et pour l’Europe sur plusieurs années, des outils comme le recours à la Banque européenne d’investissement ou l’utilisation des intérêts des avoirs russes gelés peuvent compléter un dispositif, mais ils ne peuvent pas constituer l’essentiel de celui-ci. La part principale de l’effort pourrait résider dans une augmentation des contributions des Etats membres à un fonds intergouvernemental de type Facilité européenne pour la paix. Mais les Etats sont réticents à cela parce qu’ils ont des problèmes d’endettement. L’intérêt de l’emprunt européen est qu’il permet de mutualiser cet effort de façon plus claire et de ne pas être entravé par la question de la réduction des dépenses à l’échelon national. Il pourrait fournir la solution financière la plus rapide. Le financement de la défense, potentiellement par un emprunt, pose la question de la responsabilité fondamentale des Etats de savoir comment ils veulent s’organiser pour acheter collectivement les armes nécessaires à l’Ukraine et à l’Europe.

Le Français Emmanuel Macron et le Polonais Donald Tusk (à dr.) : une alliance France-Europe de l’Est sur la défense, en avance sur l’Allemagne? © Getty Images

Ce sursaut n’est-il pas trop tardif pour fournir des réalisations concrètes aux Ukrainiens?

Effectivement, si on procède à un grand emprunt, il ne servira pas au mois de juillet. Pour l’immédiat, il y a d’autres pistes intéressantes, par exemple l’initiative de la République tchèque sur l’achat de munitions, d’autant que des échos récents montrent que les Tchèques arrivent à en trouver davantage que prévu. Politiquement, on observe l’émergence d’un vrai leadership issu du flanc est de l’Union européenne. L’Estonie est en pointe sur la question du grand emprunt. La République tchèque est en pointe sur la question des achats à l’extérieur… Les Européens de l’Est prennent la direction des opérations parce qu’ils ont une vision très claire de ce qu’ils veulent. La différence par rapport au début du conflit est qu’ils ont désormais la France derrière eux. Tant que c’était le flanc est, ce n’était pas suffisant. Le flanc est plus la France, cela devient une équation intéressante, en particulier à l’égard de Berlin. L’Allemagne est un pays complexe, confronté à des débats internes compliqués. Mais elle est aussi très attentive à ce que disent ses partenaires, ses alliés, ses voisins. Par conséquent, faire entendre une petite musique aux Allemands depuis l’est et l’ouest de l’Europe peut contribuer à les faire évoluer.

Les coalitions constituées pour fournir l’Ukraine en F-16, en chars, en drones…, est-ce le signe d’une aide en ordre dispersé ou cela se justifie-t-il par les spécificités militaires des Etats?

Cela a un sens puisque tout le monde n’a pas forcément l’armement qui convient pour les Ukrainiens. Prenez l’exemple des F-16. Un consensus s’est dégagé pour que ce soit ce type d’appareils qu’adopteraient les Ukrainiens. Mais tous les pays n’ont pas de F-16. Même chose pour les chars. Ce constat est moins vrai pour des équipements plus consommables, comme les munitions ou les drones. La question à moyen terme est de savoir comment on les achète ensemble. En imitant la logique de l’achat des vaccins lors de l’épidémie de Covid, l’avantage d’un grand emprunt est de réaliser des économies d’échelle et de peser dans la négociation. Une position de force permise par notre unité. C’est parce qu’elle était absente que le «plan munitions» de 2023 a capoté. Certains n’ont voulu s’appuyer que sur ce qui était produit en Europe. D’autres ont voulu acheter dans leur coin sans se coordonner… Lorsqu’elle a proposé des contrats standardisés à l’ensemble des Etats membres pour l’achat de munitions, l’Agence européenne de défense n’a récolté des demandes que de la part de sept Etats, et aucune de grands pays…

«La meilleure façon de se prémunir du risque de devoir envoyer des troupes en Ukraine en extrême urgence.»

Si une décision commune d’achat est prise, le marché de l’industrie de la défense pourra-t-il suivre?

L’agrégation de la demande permet justement de sortir du cercle vicieux où le marché ne satisfait pas à une demande et où l’on est obligé de renoncer. Elle permet de dicter sa stratégie à l’industrie. Si vous promettez à l’industrie européenne des contrats d’achats annuels garantis de munitions, de drones ou de missiles sur dix ou quinze ans au nom de l’Europe et dans un premier temps pour l’Ukraine, les industriels auront intérêt à s’organiser, à investir, le cas échéant dans de nouvelles usines, et à être innovants pour pouvoir répondre à cette demande. En revanche, si votre demande concerne quelques munitions pour l’année prochaine, elle n’est pas de nature à intéresser les industriels. Ce sont la mobilisation, la rationalisation et la centralisation de la demande qui peuvent restructurer l’offre.

Certains ont vu dans la diffusion par l’Elysée de cette photo d’Emmanuel Macron boxant un message de fermeté à destination de Vladimir Poutine… © SOAZIG DE LA MOISSONIERE

Dans le cas particulier des drones, l’Ukraine assure avoir la capacité, à terme, d’en produire jusqu’à deux millions par an. N’est-il pas préférable, parfois, de financer directement l’industrie ukrainienne de défense?

La coopération entre l’industrie de défense des Etats de l’Union européenne et celle de l’Ukraine est très intéressante pour le moyen et le long termes. L’Ukraine est devenue un laboratoire de l’innovation et de la performance en matière de drones. Elle pourrait le devenir pour l’intelligence artificielle sur les drones. Il se passe beaucoup de choses en Ukraine. Si on développait la coopération entre les entreprises, elle bénéficierait à la fois à l’Ukraine et à l’Union européenne. Cela pourrait constituer les premiers pas d’une forme d’intégration de l’industrie de défense ukrainienne dans l’industrie de défense européenne. De surcroît, les Ukrainiens ont montré qu’ils étaient capables de gérer les problèmes de sécurité que la fabrication d’armements sur leur territoire pouvaient impliquer.

«L’Ukraine est devenue un laboratoire de l’innovation et de la performance en matière de drones.»

Les déclarations d’Emmanuel Macron sur la possibilité de l’envoi de troupes en Ukraine ont-elles eu, en définitive, pour conséquence de pousser les Européens à un effort accru en matière de fourniture d’armements?

Je dirais que c’est plus un chantier qui est devant les Européens. Augmenter les livraisons d’armes est une question d’achat et de production. Et cela, les Européens doivent le réaliser tous ensemble. En revanche, je pense que la sortie d’Emmanuel Macron a eu un effet sur la nature du débat. D’une certaine manière, dans le débat actuel, parler de livraison massive d’armes devient pratiquement une position modérée. La perspective envisagée d’avoir à se battre relativise l’engagement que représente la dépense d’argent pour acheter des armes. Et elle donne une crédibilité à un argument que le président Zelensky a d’ailleurs repris: la meilleure façon de se prémunir du risque de devoir envoyer des troupes en Ukraine en extrême urgence, c’est de livrer massivement des armes pour que les Ukrainiens fassent rempart aux Russes. De façon indirecte, la déclaration d’’Emmanuel Macron a servi ce discours.

La France est-elle en train de prendre le leadership militaire européen dans la guerre en Ukraine?

Beaucoup de critiques ne se gênent pas pour dire, ce qui est tout à fait juste, que si la France s’est montrée leader sur la question de l’envoi de troupes au sol, elle ne l’est pas en matière de quantités d’armes livrées à l’Ukraine, même si les statistiques utilisées pour chaque pays font débat. Que son président ait fait une déclaration sur cette possibilité ne fait pas de la France le leader des autres pays européens. En revanche, le fait que la France se trouve de plus en plus alignée sur les positions des Etats du flanc est de l’Europe donne de la crédibilité à ce leadership. Auparavant, le leadership moral du flanc est était opposé à la vieille Europe franco-allemande et n’était pas en mesure d’emporter le morceau face à lui. Maintenant que les Etats du flanc est ont réussi à diviser la France et l’Allemagne et à attirer la première dans leur camp, la donne a changé. Je crois beaucoup à ce leadership France-flanc est de l’Europe parce que les deux camps ont des crédibilités différentes, des légitimités différentes, et on ne les accuse pas de la même chose. Il y a donc une très grande complémentarité entre eux. S’ils lancent des initiatives de concert, cela pourrait être un point de référence très intéressant pour tous les Européens.

«Je crois beaucoup à ce leadership France-Flanc est de l’Europe.»

Cela détonnerait d’autant plus avec une certaine frilosité de l’Allemagne?

L’Allemagne est un grand pays structurant en Europe. On ne peut donc pas faire comme si elle n’existait pas et agir sans elle. Mais montrer qu’il y a une prise de conscience et une volonté de plus en plus structurée en Europe sur l’aide militaire à l’Ukraine peut avoir une influence sur sa politique.

La mode des coalitions

La solidarité affichée à l’égard de l’Ukraine a donné lieu à la constitution de différents partenariats entre Etats pour répondre aux besoins du pays dans des domaines spécifiques. Pourvu qu’ils soient suivis d’effets concrets… Revue non exhaustive des coalitions à l’œuvre.

La coalition des chars. Si les engagements sont respectés, il s’agira essentiellement d’un partenariat pour la fourniture et la maintenance de chars allemands Leopard par l’Allemagne, le Canada, l’Espagne, la Finlande, la Norvège, la Pologne et le Portugal. Le Royaume-Uni, de son côté, a décidé de livrer des chars Challenger.

La coalition des F-16. Mise sur pied le 11 juillet 2023 lors du sommet de l’Otan à Vilnius, elle est dirigée par le Danemark et les Pays-Bas et regroupe treize autres pays (Belgique, Bulgarie, Canada, Etats-Unis, France, Grèce, Luxembourg, Norvège, Pologne, Portugal, Roumanie, Royaume-Uni et Suède). Son objet est la livraison d’avions américains F-16 à l’Ukraine, la formation des pilotes et l’entretien des appareils.

La coalition des drones. Lancée le 15 février 2024, elle regroupe l’Allemagne, l’Australie, le Canada, le Danemark, l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, et la Suède. Son objectif est la livraison de «plus de 10.000 drones» en 2024, dont des engins d’attaque.

La coalition des capacités pour l’artillerie à longue portée. Au terme d’une rencontre, le 15 mars, entre le chancelier Olaf Scholz, le président Emmanuel Macron et le Premier ministre Donald Tusk, l’Allemagne, la France et la Pologne ont annoncé la création de ce partenariat. Ses modalités doivent encore faire l’objet de discussions.

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