Étienne Daho : une plongée dans ses souvenirs à travers cinq lieux
Le chanteur emblématique de la scène rock française au tournant des années 2000 se raconte par les villes. La journaliste Sylvie Coma, qui fut sa complice de jeunesse, parcourt avec lui, en un patchwork de personnages et d’émotions, cinq lieux qui peuplent son inconscient artistique : Oran, Rennes, Paris, Londres et New York.
Episode 1 Étienne grandit à Oran, où se côtoient l’anisette, Only You des Platters, et les corridas
J’ai rencontré Etienne au lycée, dans les années 1970, à Rennes. Adolescent, il ne nous parlait jamais de son enfance algérienne. Et aucun des copains ne lui posait de questions. Tous, nous sentions qu’il gardait en lui des souvenirs clandestins qu’il ne voulait pas bousculer. Aujourd’hui, devant moi, dans sa maison de Montmartre, il revient sur ses silences de jeunesse. » A force de me taire, j’en étais moi-même arrivé à douter de mon passé. C’était irréel. Juste une sensation d’exil… «
Et puis, un jour, tout a débordé. Presque à son insu, les images de l’Algérie sont remontées. Des éclats de guerre, pudiquement nichés sur la face B d’un single. » Les sirènes hurlent, les balles sifflent, trop de bruits. » La chanson s’intitule De bien jolies flammes.
Quand Etienne naît à Oran, le 14 janvier 1956, les » événements d’Algérie » semblent épargner la ville. » Elle s’éclatait comme autant de feux d’artifice, s’émerveille Yasmina Khadra dans son roman Ce que le jour doit à la nuit. Convaincue qu’aucune bourrasque – pas même la guerre en train de l’éclabousser – ne saurait freiner son essor. «
Le décor oranais, c’est une Méditerranée bleu sombre et des bâtiments blancs, gorgés de lumière. » Une sorte de Californie avec beaucoup de soleil, de couleurs, de musique. Et mes tantes, habillées à la dernière mode de Paris « , me dit Etienne.
Les cinémas sont pleins et les salles de spectacle attirent toutes les vedettes du monde : Gilbert Bécaud, Sidney Bechet, Dalida, Louis Armstrong, Dario Moreno. Le 5 mai 1957, alors que les effectifs de l’armée française en Algérie avoisinent les 400 000 hommes, le maire d’Oran inaugure en grande pompe le gigantesque parc des Sports : une splendeur de modernité selon L’Equipe qui, au comble de l’enthousiasme, décerne à la ville le trophée de la municipalité la plus sportive de France ! Oran vit ses dernières années d’insouciance, sans vraiment le réaliser.
Le petit Etienne grandit dans le quartier populaire d’Eckmühl, là où les balcons s’apostrophent en espagnol. Il habite rue Jean-Macé, qui donne sur l’avenue d’Oujda, régulièrement embaumée par les parfums de l’usine des Cafés du Brésil. Non loin, dans les gigantesques arènes, les fringants toreros en culotte moulante ont délaissé la piste pour faire place aux catcheurs et aux vedettes de variétés. En noeuds papillon et smokings blancs, les Platters se produisent dans ce lieu unique, lors d’un inoubliable concert, en 1958.
Eckmühl est un quartier amical, familial, confiant, que rien ne semble pouvoir ébranler. Quand le comptoir en bois du café Chez François est détruit par un attentat à la grenade, son patron le remplace illico par un tout neuf en formica. Et tout continue comme avant, à coups de sangria et d’anisette Cristal, Col bleu ou Super Anis. Ici, on sait rigoler, tous ensemble, à la bonne franquette. Sa mère, Lucie, est d’origine andalouse et son père, Etienne, est kabyle. Catholique d’un côté, musulman de l’autre. Enfin, musulman… » Si ma mère et ma grand-mère étaient très pieuses, lui (mon père), je ne lui ai jamais connu aucun culte, me raconte Etienne. Il était militaire dans l’armée française, interprète, je crois. A ma naissance, il était si fier d’avoir un fils qu’il m’a donné son prénom… » Charmant, séduisant, rieur, toujours tiré à quatre épingles, Etienne père est un vrai Oranais qui aime la fête, la musique, les virées en bande au casino de Canastel. Il a hérité d’une jolie fortune familiale à l’âge de 20 ans, qu’il s’emploie allègrement à dilapider. Notamment, en changeant de voiture tous les six mois. Un jour, c’est une Delage ronde et verte, le lendemain, une grosse Frégate bleue…
Lucie, la mère d’Etienne, une beauté aux yeux vert foncé, a cette classe un peu raide des Espagnols âpres au travail. Elle vient d’une famille de petits commerçants, pudiques et durs à la tâche, comme tous les Espagnols du quartier. Elle s’appuie sur le solide clan de femmes qui entourent Etienne : une grand-mère, quatre tantes et deux soeurs, Mimi et Fanfan. Toutes joyeusement soudées, vivantes, latines, protectrices et aimantes.
Le pivot, c’est la grand-mère : Mlle Jeanne, Julie, Clémence Soriano de son nom de jeune fille. Une carrure robuste, des yeux vert clair et une sacrée personnalité. Elle parle, chante et rouspète en espagnol. » On a eu une éducation bilingue ! » me dit Fanfan, la n° 2 de la fratrie, six ans de plus qu’Etienne. L’aînée, Mimi, n’est plus là pour raconter. Elle est décédée en janvier 2016.
A la maison, toutes les femmes parlent très fort et toutes en même temps. Le grand-père est le seul qui n’ait pas besoin d’élever la voix pour se faire entendre. M. Douma, vingt ans de plus que son épouse, est un vrai patriarche à l’ancienne. Imposant, réservé et d’une grande bonté. Dès qu’il lève un sourcil, toutes ses femmes accourent pour le servir. Il mesure plus de 1,80 mètre mais il a été jockey. Personne n’a jamais compris. Puis il a fini sa carrière comme contrôleur des trams.
Dans la famille, on a un coeur gros comme ça, mais on est sévère sur les droits et les devoirs, le comportement social et le respect des autres. Du coup, Etienne navigue avec les gamins du quartier sans le moindre souci de bagarre religieuse : » En primaire, on allait à l’école des soeurs, avec la messe le matin et le patronage le dimanche. Pendant que les autres se rendaient à la mosquée, au temple ou à la synagogue « , raconte en souriant sa soeur Fanfan.
Etienne habite au premier étage d’un immeuble moderne. Chez les Daho, pas de guéridons dorés, mais un ameublement des années 1950 aux lignes un peu sèches. Et une pièce maîtresse : un colossal poste de radio en bois de rose, avec tourne-disque intégré. Le seul meuble dont Etienne se souvienne vraiment : » Tout petit, je grimpais sur une chaise et j’attendais que ma mère me soulève le couvercle. » Il ne sait pas lire, mais ne se trompe jamais de pochette. Et des disques, il y en a plein à la maison ! » Des pommes, des poires et des scoubidous- bidous… » Sacha Distel, Gilbert Bécaud ou Georges Brassens, tous les nouveaux chanteurs de la variété française sont en pole position sur les étagères. A côté sont rangés les 78-tours de Glenn Miller, Frank Sinatra, Dionne Warwick et Elvis Presley. Lucie, la maman, a une jolie voix de soprano qui virevolte sur les chinoiseries du Pays du sourire ou sur les viennoiseries des valses de Strauss. Le jeudi, quand il n’y a pas d’école, elle pousse la table basse et initie les enfants aux danses de salon : tango, valse, rock et cha-cha-cha.
Episode 2 Où Étienne danse le twist au Cap Falcon, apprend que son père est parti et voit la guerre dévaster Oran
» On va aller tout brûler chez les Daho. » La clameur vient du palier. De l’autre côté, dans l’appartement, serrée tout contre la porte, Lucie, la mère, attend, debout, un martinet à la main pour défendre ses trois enfants, cachés derrière elle. L’immeuble est vide. La plupart des Français ont quitté l’Algérie depuis plusieurs semaines. Mais eux sont restés. Et pour cause : Etienne Daho père a abandonné le foyer en larguant femme et enfants en pleine guerre. Il est parti avec tous les papiers et, évidemment, sans avoir divorcé. Or, à l’époque, aucun mineur ne peut voyager sans l’autorisation du chef de famille.
Nous sommes en 1962, Oran n’est plus Oran. Etienne apprend à se baisser en passant devant les fenêtres, se baisser en voiture, se baisser en courant dans la rue. Quand lui et ses copains vont à l’école, leurs parents forment une haie pour qu’ils ne voient pas les femmes abattues jetées dans les poubelles, les trottoirs éclaboussés de cervelle et barbouillés de sang. Mais les enfants les voient quand même. Et dans la cour de l’école, ils ramassent les douilles de tout ce qui a été tiré dans la nuit.
Le pire, c’est quand le couvre-feu éteint la ville. L’appartement du premier étage est à quelques mètres au-dessus de la rue et on entend la guerre : les sirènes, les balles sifflantes, les rafales d’armes automatiques, les explosions et les youyous des femmes dans le lointain. » Si les youyous se rapprochaient, ça voulait dire : danger « , me dit Fanfan. Et puis, il y a les zébrures des tirs de bazooka qui balaient la nuit, d’un immeuble à l’autre. L’odeur âcre des meubles qui brûlent sur le trottoir en faisant crépiter les persiennes. » Tout d’un coup, c’est la fin du monde. Ton meilleur copain devient ton pire ennemi. Et on ne comprend rien. «
Heureusement, le clan des femmes espagnoles est coriace. Très vite, la grand-mère et les tantes prennent les choses en main. Un matin, toute la famille embarque pour la petite station balnéaire du Cap Falcon, à 20 kilomètres d’Oran. Là-bas, la grand-mère et son mari louent une maison pas très loin de la plage et ont ouvert avec deux de leurs filles une petite épicerie et un débit de sodas et de glaces au rez-de-chaussée. Et il y a un juke-box ! Et dedans, les 45-tours des nouveautés yéyé et rock’n’roll du moment. Etienne en devient immédiatement le gardien. Il sait à peine lire, mais il chante tous les tubes en anglais. On l’appelle notamment » Etienne Only You » parce qu’il baragouine le titre des Platters avec entrain. Dès qu’un client s’apprête à glisser une pièce dans la fente de la machine, il se faufile entre les jambes des adultes et appuie sur le bouton du titre qu’il a décidé d’écouter. Ce qui oblige ses tantes à rembourser les grincheux qui tiennent mordicus à passer Dario Moreno plutôt que les Beach Boys.
En face de l’épicerie, il y a une caserne. Etienne se souvient de ces jeunes appelés. » Des gamins paumés qui venaient boire un Coca. » Parfois, des soldats reviennent blessés du terrain. Brusquement, la guerre remonte à la surface. Un jour, Fanfan voit sa grand-mère panser un jeune gars qui a reçu des balles dans le dos. Il s’est déjà fait soigner à l’infirmerie de la caserne. Et la grand-mère Jeanne est une experte pour soigner les maux en tout genre ! Quand elle était petite, elle est devenue aveugle après avoir reçu des projections d’huile de friture dans les yeux. Plongée dans le noir pendant de longues années, elle a développé un don d’intuition et de divination. Depuis qu’elle a miraculeusement retrouvé la vue, son entourage bénéficie de ses mystérieux pouvoirs. Grâce à elle, personne ne va jamais chez le médecin. Elle dispose de toute une panoplie de recettes magiques, à base de fumigations et d’imprécations. Pour soigner un » empacho » – indigestion, en espagnol -, elle manipule une ceinture en prononçant des prières célestes et le mal disparaît comme par enchantement. Idem pour les brûlures et les insolations. » Toute cette période à Cap Falcon, je l’ai vécue comme mon Eden « , me répète Etienne.
Les vacances, malheureusement, ont toujours une fin. Au bout de deux ans, en juin 1964, toute la famille remonte à Oran. Mais Etienne, lui, ne s’y arrête pas. Il continue vers l’aéroport. Dans sa poche, il y a un aller simple pour Paris et des papiers plus ou moins falsifiés. Il a 8 ans et prend l’avion pour la première fois.
Assis près du hublot, il est tout seul avec sa tante Francine. En bas, il laisse sa mère et ses deux soeurs. Et un pays qu’il ne reverra plus. Dans son album L’Invitation, Etienne parle de ces plages qu’il n’oubliera jamais. La chanson s’appelle Cap Falcon.
Episode 3 Paris, place Blanche. Où Étienne se frotte à la pègre, aux sex-shops et découvre les danseuses du Moulin-rouge
A son arrivée en France, Etienne part vivre à Reims avec sa tante Francine et son époux. A l’école primaire, l’accueil est plutôt frais. Ce gamin sans parents, à la peau mate, c’est bizarre. Dans la cour de récré, les torgnoles ont tendance à voler à basse altitude…
Quelques mois plus tard, nouveau départ : l’oncle est muté à Rennes. La première chose qu’Etienne remarque, ce sont les trottoirs recouverts de graviers poussiéreux. » Ça faisait comme des trottoirs pas finis « , m’explique-t-il. Et il me raconte. Tout est gris, le ciel, les murs, les habits. Une ville où on a éteint la lumière du soleil et où on marche le nez en bas à cause de la pluie. Heureusement, il y a la télé ! Etienne découvre Rocambole et Zorro. Et, surtout, Age tendre et tête de bois. Pour la première fois, le petit twisteur du juke-box de Cap Falcon voit Françoise, Johnny et Sylvie pour de vrai, pas figés sur une pochette de disques. C’est la révélation.
Sur le front familial, les choses bougent un peu. Sa mère et sa soeur Fanfan sont toujours bloquées en Algérie, mais ses grands-parents et ses tantes, Rosine et Sonia, ont réussi à s’installer à Paris. Ils vivent tous ensemble, dans le même immeuble, au 78, boulevard de Clichy, place Blanche. Les grands-parents habitent au premier, les tantes au neuvième. Le clan se reconstitue partiellement.
Etienne vient les voir tous les mois. Un sacré boulevard que le Clichy ! Très vite, une gapette vissée sur la tête, il circule dans tout le quartier avec la dégaine d’un Jean-Pierre Léaud dans Les Quatre Cents Coups de Truffaut. Les escaliers de Montmartre, le titanesque Gaumont Palace – » le plus grand cinéma de l’univers » -, l’Elysée Montmartre et ses catcheurs, et tous ces clubs aux noms exotiques, le Narcisse, l’Eve de Paris, le Sphinx… La fontaine de Pigalle devient sa fontaine de Trevi.
Juste à côté de leur immeuble, au numéro 80, c’est le Colorado, le seul cinéma d’horreur et d’épouvante de France. La porte d’entrée est saisissante : une façade de fête foraine avec chauve-souris, toiles d’araignée, manoirs hantés sur fond de clair de lune, croix de cimetière et main griffue. Le tout en carton peint. Et dans le hall, un vrai cercueil en bois. A eux seuls, les titres des films sont une invitation au cauchemar : La Tarentule au ventre noir, Le Mannequin défiguré… Un délice.
Sur le même trottoir, il y a un strip-tease très intrigant. Le petit garçon adore les photos de ces femmes en dentelles et tout en cuisses, tellement sublimes et innocentes avec leur mignonne tête de poupée maquillée. A l’intérieur, tout semble doux et chaud. Régulièrement, Etienne se faufile entre les jambes des messieurs qui font la retape devant l’entrée et ses tantes sont obligées d’aller le récupérer au fin fond de la caverne magique.
Mais la vraie marrade, ce sont les devantures des sex-shops. Dans les années 1960, les boutiques sont ouvertes sur la rue, aussi béantes que les magasins de souvenirs de la butte Montmartre. Pas de vitrines et les étalages sur le trottoir. Juste à la hauteur du nez d’Etienne et de Fanfan, qui lisent avec application les étiquettes explicatives des fioles disposées en rang d’oignons. » On ne comprenait rien, mais on se bidonnait en regardant les images très, très suggestives « , s’amuse encore aujourd’hui Etienne.
Avec Georges Santamaria, un ami de Cap Falcon, la grand-mère Jeanne et ses deux filles ont monté une brasserie, en plein sur la place Blanche : le French Cancan ! Ouvert 24 heures sur 24. Sonia fait la nuit, Rosine le jour et grand-mère Jeanne tient la caisse.
Le French est situé en face de la Locomotive, le nouveau temple des yéyés. La brasserie devient le point de chute obligé de tous les artistes qui y sont programmés : Chuck Berry, Vince Taylor, les Beatles, les Kinks. Etienne fait la course aux autographes.
Parmi les habitués du French, il y a également les danseuses du Moulin-Rouge, qui entrent en riant par fournées. Des » Divines » qu’Etienne a l’honneur de pouvoir tutoyer, une fois qu’elles sont descendues de leur Olympe ruisselant de lumières. Un moment d’exception réservé aux intimes qui ont le privilège de les voir de près, dépouillées de leurs plumes, strass et bas résille. Elles ont les traits tirés et les mollets musclés, mais restent, à jamais, imprégnées des magnificences du music-hall.
Evidemment, les gangsters font aussi partie du décor. Ce sont des truands, des proxos, des racketteurs et des escrocs, mais dans les yeux du petit garçon, ce sont avant tout les nababs du quartier, des caïds, les messieurs du Milieu. Détachés et sûrs d’eux, parfumés jusqu’à donner le tournis, ils lancent des ronds de fumée vers le plafond et portent le costard comme Humphrey Bogart. Dans leur monde, tout est une question de style et quand ils se flinguent entre eux, c’est avec classe. Comme dans les polars de série noire des années 1950. En plus, ils ont des accents familiers : pied-noir, arabe, séfarade, corse, marseillais. Etienne est en terrain connu.
Tous idolâtrent la grand-mère, » la Jeanne « , et aucun ne manque jamais de respect à ses filles. Une nuit, des voyous de seconde zone ont voulu chercher les embrouilles. La Jeanne a attrapé une chaise, s’est assise au milieu du French et s’est adressée à chacun : » Moi vivante, tu ne rentres pas ici. Et je vais aller raconter partout que tu t’es attaqué à une vieille femme sans défense. » Tout le monde s’est calmé avec un faux sourire bravache.
La place Blanche de l’enfance d’Etienne, c’est tout un monde baroque, transgressif, excessif, interlope, burlesque. Un vrai théâtre où chacun tient son personnage et son public. Parmi les as du spectacle, il faut compter les travestis de Chez Graff, la brasserie chère à l’écrivain Jean Genet. Emphase du geste, nonchalance appuyée, pépées à la bouche boudeuse… » Personne ne trouvait bizarre qu’une femme de 1,80 mètre ait une barbe naissante et des escarpins taille 45 « , explique Fanfan. Dans cet entre-soi, on connaît ses civilités. Le matin, on salue les artistes de Chez Madame Arthur qui font leurs courses avec leur panier à provisions et, au coin d’une rue, on sourit à Dalida (la vraie). Les dames qui font le trottoir sont vos copines. Marinette, par exemple, tapine tous les jours à l’entrée du Monoprix avec son sac et sa cigarette. Une femme qui a du vécu avec ses faux cils et ses cheveux clairsemés. Elle ne manque jamais de dire un petit mot à Etienne quand il file au rayon vinyles du grand magasin pour y choisir les futurs 45-tours quatre titres du juke-box du French Cancan.
Quand la fête foraine envahit l’allée centrale du boulevard de Clichy, c’est l’exultation. Ça sent la frite et la barbe à papa. » Approchez-mesdames-et-messieurs « , l’ambiance est assurée par les forains qui, au microphone et avec une voix caverneuse, font la pub de leurs stands de tirs et de leurs autos-tamponneuses…
Ce n’est pas donné à tous les gamins de traverser de tels univers. Etienne en gardera une liberté d’esprit en acier inoxydable. Plus tard, quand il sera lui-même vedette, il habitera à deux pas de la place Blanche, sur la butte Montmartre. Et aura le bon goût de s’installer dans la baraque en forme de chalet suisse qui a servi d’écurie à Buffalo Bill et à ses Peaux-Rouges, lors de la tournée européenne du Wild West Show, en 1905.
Sur la pochette de son album Pour nos vies martiennes, réalisée en 1988 par Guy Peellaert, Etienne marche, un peu perdu, au milieu des baraques d’une fête foraine.
Episode 4 Rennes, où Étienne, grelottant de froid, se ruine pour Pink Floyd et le Velvet Underground
Aucun bruit. Le matin, à l’heure où Mme Daho prend le bus pour partir au travail, la cité HLM de Maurepas est plongée dans le noir. Elle est secrétaire dans une usine de produits chimiques, aux alentours de Rennes. Sur la table de la cuisine, elle a préparé tout ce qu’il faut pour le petit déjeuner d’Etienne. Depuis que sa mère est rentrée d’Algérie, il vit seul avec elle. Pas de voiture, pas de téléphone, pas d’argent. Heureusement, il y a la musique.
Un jour, l’ado tombe en arrêt dans un magasin de disques du centre-ville. » Ce que j’y entends me bouleverse. » C’est Piper at the Gates of Dawn, de Pink Floyd. Ses finances personnelles étant à sec, il supplie le vendeur de lui mettre le 33-tours de côté puis verse des arrhes de 1 ou 2 francs dès qu’il a un peu d’argent. Il mettra des mois à récupérer le trophée. Puis un trouble obsessionnel compulsif aigu le pousse à dormir avec, à se promener avec et à l’écouter en boucle jusqu’à usure totale du diamant. Etienne voue une fidélité éternelle à Syd Barrett, le chanteur, guitariste et auteur-compositeur de Floyd.
Devenu champion des versements microscopiques à répétition, Etienne réussit à se procurer le premier 33-tours d’un groupe qui le marquera au fer rouge : The Velvet Underground. Sur la pochette de l’album, cachée par un autocollant, une banane rose dessinée par Andy Warhol, légendée : » Peel slowly and see (pelez lentement pour voir). » La rumeur voulant que la colle contienne du LSD, chacun est ensuite invité à la lécher.
Quand Etienne commence à faire semblant de suivre un cursus d’anglais à la faculté, il rejoint la tribu des étudiants de la grande dèche, à laquelle j’appartiens aussi. Tous experts en reconstitution de clopes à partir de mégots récupérés dans la poubelle de la veille. Le petit déjeuner se résume à des cornflakes à l’eau. Et le repas du midi donne lieu à des expéditions au restau universitaire extrêmement rodées : il s’agit de se pointer à l’heure pile où les copains ont terminé de manger, leur piquer leur assiette et de filer avec le précieux Sésame vers les bacs en Inox réservés au rab de purée ou de choux de Bruxelles.
Etienne vit au quatrième étage, dans un appartement sans chauffage. Mais avec une minuscule baignoire sabot qui se transforme en station thermale quand vient l’hiver. Les trois autres points de chaleur sont le four de la cuisine, le grille-pain et un sèche-cheveux qui sert de bassinoire soufflante pour réchauffer les draps.
Sa piaule se trouve à la croisée d’un certain nombre de bistrots. Personne n’ayant le téléphone, on sait qu’à telle heure, dans tel rade, on trouvera nos potes Pepex, Totof ou Criquette. En fait, comme tout le monde marche en bande, quand il y en a un, il y a tous les autres. Notre poste d’amarrage est le bar de l’Epée, rue Vasselot. Pourquoi là ? Aucune idée. Avec ses fleurets en toc accrochés en éventail et ses lumières trop blanches, l’endroit a le charme un peu moche des lieux » pas snobs « . Finalement, on trouve ça » assez underground « .
» Mme L’Epée « , la gérante, nous laisse jouer au flipper jusqu’à la fermeture, sans exiger que nous consommions autre chose qu’une unique bière, un unique café ou une unique petite limonade. Dans le lot, doit-elle se dire, il en débarquera bien un qui aura suffisamment de monnaie pour rincer la troupe. Car il y a du passage…
L’Epée se trouve à dix mètres du Batchi, une boîte gay, avec une programmation qui attire tous les groupes de la scène rennaise et qui deviendra mythique dans l’histoire du rock français : Marquis de Sade, Frakture, Les Nus, Ubik, Ombre jaune… Les deux patrons, Joël et Jean-Paul, sont assez accommodants avec Etienne, le fauché. Son charme attire autant les filles que les garçons. Et, en cette époque de libération sexuelle postsoixante-huitarde, les tabous sont laissés aux bourges. Etienne, charmant, courtois et malicieux, emballe donc avec gourmandise tout ce qui se présente à lui.
Souvent, ceux qui doivent bosser le lendemain enchaînent sans dormir. Comme Yves Chapoy, dit » Pepex « , l’ami de collège d’Etienne. Il a trouvé un job dans le commerce des champignons de Paris. Le dimanche matin, quand les noctambules vont se coucher, il fonce en camionnette sillonner les marchés de Bretagne avec ses trois tonnes de cageots à l’arrière.
C’est avec lui que, en 1978, Etienne et moi avons monté Ellipse, une association d’organisation de concerts assez » no future « , puisqu’elle ne servira qu’une fois. Etienne a une lubie : faire venir à Rennes son groupe punk préféré, les Stinky Toys, mené par le duo charismatique Elli Medeiros et Jacno. Le concert est un triomphe. Et la recette, un cataclysme financier : tout le monde est entré en force et personne n’a payé. En fin de soirée, une tempête de neige contraint les Parisiens à dormir chez Etienne. C’est cette nuit-là, je m’en souviens encore, que pour la première fois il nous a annoncé : » J’écris des chansons. » En français, qui plus est ! Certains sont restés sous le choc, d’autres ont cru qu’ils avaient mal compris, mais Elli Medeiros a trouvé ça formidable… La grande histoire de Daho va bientôt commencer.
Episode 5 Londres, New York… Étienne en quête des vestiges pop et la lumière d’Ibiza pour retrouver l’Algérie natale
Quand Etienne prend la route, on a toujours l’impression qu’il voyage léger. Un sac, trois bricoles. En réalité, il trimballe au fond de lui une foule de fantômes. » Tout fait signe, il suffit d’écouter « , m’assure Etienne, qui pense que les morts ont une présence et que les murs sont vivants…
En 2013, par exemple, dans un appart de location londonien, il tombe sur un objet, tout seul, oublié là : le recueil de poésie de William Blake, Songs of Innocence and of Experience. Exactement la même édition que celle qu’il possédait quand il avait 13 ans. Aussitôt, il se met à écrire Les Chansons de l’innocence retrouvée.
Un autre jour, il fait la connaissance de l’excentrique peintre postmoderniste Duggie Fields, celui-là même qui partageait l’appartement du chanteur Syd Barrett. Et qui y habite toujours ! Il le retrouve. Et grâce à lui, il peut se recueillir dans la chambre où son dieu, grand consommateur de LSD, a vécu, génialement créatif : » Une fois rentré à l’hôtel, j’ai écrit trois chansons d’un coup « , me dit-il.
Etienne est à l’affût du mystérieux. Il laisse le temps à ses fantômes de venir à lui. Il m’a ainsi raconté qu’il pouvait déambuler pendant des semaines sur les pistes du Swinging London disparu ou rester des heures en faction devant les fenêtres de l’ancien atelier de Francis Bacon dans le quartier de South Kensington. La nuit, il lui arrive d’aller cueillir les dernières paillettes du Soho interlope d’antan, en buvant un verre chez Madame Jojo, un club de transformistes, férus de pop française. Dans les années 1960, l’établissement appartenait à Paul Raymond, le roi du strip-tease et du magazine de charme. Côté bas-fonds, Etienne aime aussi aller traquer l’ombre des jumeaux Krays, deux terreurs du crime organisé qui fréquentaient Frank Sinatra et ont fini par prendre perpète, un maudit jour de guigne. » Tout à fait le genre de beauté des caïds en costard de la place Blanche de mon enfance… « , rigole Etienne.
A New York, pour retrouver l’ambiance bohème et déjantée de la Beat Generation, il décide de prendre une chambre au Chelsea Hotel. Dans l’ascenseur, deux filles junkies l’attendent. L’une lui exhibe ses avant-bras recouverts de bouts de papier toilette sanguinolents et l’autre l’entoure d’une danse lascive en lui agitant une seringue sous le nez. La nuit confirme ses inquiétudes : un charivari incessant fait vibrer le couloir. Il colle une commode contre la porte qui ne ferme pas puis, sur les conseils d’Alan Vega venu le visiter, déménage au Gramercy Park, hôtel moins iconique mais plus tranquille.
Lors d’un autre trip new-yorkais, il tient à louer une chambre dans Greenwich Village. Dans la piaule, un plumard catafalque dégage un fumet sauvage. Etienne le balance sur le trottoir et achète oreillers et matelas. Puis, pour donner un peu de lumière à cet aquarium odorant, il débarrasse les fenêtres de leurs moustiquaires jaune crasse. Et sort… A son retour, il est accueilli par les cris stridents de son amie Lyn Byrd, du groupe new-yorkais Comateens. La pièce est envahie par des escadrilles de vrombissants cafards volants. Le lendemain, Etienne fonce se ressourcer dans les vestiges de la Factory, sur la 47e rue, l’antre historique du Velvet Underground : » Tout avait disparu, sauf des éclats de peinture argentée sur les murs. » Bonnes vibrations…
Etienne aime partir loin des grandes villes. A Ibiza, notamment. Il y va seul, hors saison, pendant de longues semaines. Ses flâneries l’entraînent vers le rocher de Vedra, un bout de l’Atlantide, selon la légende. Là où Ulysse a résisté aux charmes des sirènes.
En 2006, un de ses plus anciens amis, le photographe Richard Dumas, est allé l’y retrouver. Sur l’une de ses photos, Etienne pose, avec une chemise kaki, collée par la chaleur, devant un bâtiment blanc assez bas qui ressemble à une caserne de l’époque coloniale. Quand Etienne découvre le cliché, sa réaction est immédiate : » Je vois mon père, c’est l’Algérie. » C’est la première fois que Richard l’entend évoquer son enfance à Oran.
L’été, à Ibiza, il réunit ses tantes, ses soeurs, ses neveux. Ici, l’Algérie bénie de son enfance est partout. Il y a les mêmes cabanons de pêcheurs, on se réveille dans la même lumière, les mêmes odeurs de cannelle et de fleur d’oranger. Et quand on regarde la mer, on cherche Cap Falcon. » Là-bas, en face « , me livre-t-il dans une dernière confidence…
Sylvie Coma
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici