Pourquoi la contestation des étudiants propalestiniens aux Etats-Unis est un dilemme pour Joe Biden
La pression de la jeunesse peut-elle infléchir le soutien des Etats-Unis à Israël? Entre celle-ci et le poids de l’électorat juif, le président joue gros en vue de l’élection présidentielle.
Le mouvement de protestation des étudiants américains contre la guerre à Gaza ne faiblit pas. Il a pris une dimension supplémentaire depuis la mi-avril avec l’occupation de campus. Mardi, la police est intervenue en masse pour déloger ceux qui occupaient l’université de Columbia.
Cette situation embarrasse les autorités des universités, écartelées entre le respect de la liberté d’expression et la sanction d’excès punissables, au premier chef l’antisémitisme. De quoi compliquer, aussi, la campagne électorale du candidat Joe Biden, obligé de jouer les équilibristes entre la communauté juive traditionnellement acquise au Parti démocrate, et la jeunesse proche de son aile gauche, qui accuse le président d’être complaisant avec Israël dans sa guerre contre le Hamas.
L’université Columbia, à New York, est l’épicentre et le symbole de cette situation complexe. Un campement de tentes y a été installé le 17 avril, le jour où sa présidente Minouche Shafik, une économiste égypto-britannico-américaine, était auditionnée par une commission du Congrès. Contrairement à ses collègues de Harvard et de l’université de Pennsylvanie contraintes à la démission en décembre et en janvier derniers, elle a clairement condamné les dérives antisémites. Pour autant, la situation sur le campus reste tendue. Minouche Shafik a requis la police pour faire cesser l’occupation. Celle-ci a procédé à des arrestations. Mais l’opération a plutôt dopé la mobilisation des contestataires, qui ont étendu le campement. Le 22 avril, les cours ont été suspendus.
Etudiants juifs mobilisés
Maître de conférences en civilisation américaine à l’université Johns Hopkins de Washington, l’historien et politologue Tristan Cabello témoigne de ce qu’il a vu sur le site de Columbia. «Autour du campus, il y avait beaucoup de manifestants. Là, j’ai entendu des chants antisémites. Mais il est très difficile de déterminer si c’est le fait d’étudiants de l’université ou de gens extérieurs. Ils sont masqués. A l’intérieur du campus, c’est tout à fait différent. On a une coalition d’étudiants musulmans, juifs, d’autres sans religion. Le 20 avril, par exemple, des prières musulmanes succédaient à des prières juives… Ici, peut-être plus qu’en Europe, il y a une diversité de pensée dans la communauté juive. Il y a bien sûr des pro-Netanyahou, mais aussi des personnes qui sont opposées à ce gouvernement.» L’université de Columbia a la particularité d’accueillir de nombreux étudiants juifs, estimés à 5.000 sur les 36.000 que compte l’établissement.
«Le « vote juif » est en général très loyal au Parti démocrate, à l’instar de celui des minorités. Mais l’un et l’autre commencent à faiblir, analyse le spécialiste de la gauche américaine. L’élection présidentielle se joue Etat par Etat. Prenez l’exemple du Michigan. Joe Biden l’a emporté en 2019 avec quelque 145.000 voix d’avance. S’il perd en novembre prochain le « vote arabe », qui y est très puissant, aux alentours de 200.000 personnes, il n’est pas exclu qu’il soit défait dans cet Etat. Cela peut donc se jouer sur le soutien de cette communauté.» En février dernier, l’élection de la primaire démocrate dans cet Etat a été marquée par l’expression de milliers de votes blancs de la part de défenseurs des Palestiniens qui réclamaient que le président appelle Israël à un cessez-le-feu à Gaza. Un sérieux avertissement.
«Il s’agit d’une jeunesse, multiculturelle, multiraciale, souvent anticapitaliste, souvent décoloniale.»
Les orphelins de Sanders
Pourtant, Tristan Cabello refuse de réduire les enjeux de l’occupation des universités et de la campagne électorale à une confrontation entre Juifs et Arabes. «Il faut raisonner plutôt en tenant compte de la jeunesse. Les gens qui ont pris leurs distances avec Joe Biden sont jeunes. Il y a des Juifs, des Arabes, des Afro-Américains, des Latinos… C’est cette jeunesse-là qui est en train de manquer à Biden, parce qu’elle est complètement désabusée par le camp démocrate mais pour des raisons bien plus vastes que la guerre à Gaza. Joe Biden a réalisé beaucoup de choses, mais on n’en voit pas les résultats. Il ne peut donc pas vraiment capitaliser sur cet aspect de sa présidence. Les étudiants rêvaient, par exemple, de voir leur dette annulée, cela ne s’est pas fait.»
Pour le politologue de l’université Johns Hopkins, les étudiants de Columbia et des autres foyers de contestation sont «les orphelins de Bernie Sanders», le sénateur du Vermont candidat de gauche aux primaires démocrates des élections présidentielles de 2016 et 2020. «Il faut plus voir cette mobilisation comme la continuation d’autres mouvements plutôt que comme l’expression stricte d’un soutien aux Palestiniens de Gaza. C’est la même coalition qui a porté les mouvements Occupy, Black Lives Matter, celui de Bernie Sanders. Il s’agit d’une même jeunesse, multiculturelle, multiraciale, souvent anticapitaliste, souvent décoloniale. Ce n’est pas pour rien que le mouvement a commencé à Columbia. C’est là où tous les grands théoriciens du postcolonialisme et de l’intersectionnalité ont enseigné. Ces étudiants ont été nourris par cette tradition intellectuelle. Les étudiants de Columbia font le lien entre le système de pouvoir qui crée, selon eux, ce génocide à Gaza et celui qui les annihile, eux. Ils mettent en cause le racisme systémique, l’empire, la colonisation. La grande revendication des étudiants, ce n’est pas du tout le cessez-le-feu à Gaza, c’est que les universités ne fassent plus fructifier leur argent dans des entreprises d’armement. Ils se disent que s’ils paient 70.000 dollars chaque année pour leurs études, ce n’est pas pour qu’une partie de leur argent finance ce type de société.»
S’il pèse d’ores et déjà sur le duel entre Joe Biden et Donald Trump, qui ne se prive pas de l’exploiter, il est difficile en revanche de dire aujourd’hui quelle tournure prendra le mouvement. «Soit il se tassera parce les cours s’arrêtent de toute façon à la mi-mai, soit il prendra plus d’ampleur en s’élargissant hors des universités, résume Tristan Cabello. L’été est toujours le moment des grandes manifestations aux Etats-Unis. On l’a vu avec Black Lives Matter et Occupy Wall Street.» Et les plus politiques des contestataires n’ignorent pas que la Convention démocrate se tient du 19 au 22 août prochain à Chicago.
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