Etats-Unis: comment éviter d’autres Chauvin
La médiatisation de violences policières comme celle qui a coûté la vie à George Floyd le 25 mai 2020 ne réduit pas le nombre de dossiers controversés. La méfiance entre les minorités et les forces de l’ordre et l’absence de formation à la négociation l’expliquent. Mais, localement, les polices commencent à être réformées.
Alors que le procès de Derek Chauvin, le policier accusé d’avoir tué par homicide le 25 mai 2020 à Minneapolis dans le Minnesota l’Afro-Américain George Floyd, connaît son épilogue, les Etats-Unis se débattent toujours, d’est en ouest, avec d’innombrables cas similaires de violences policières. Selon un décompte publié par le New York Times, depuis le début du procès le 29 mars, plus de trois cas d’homicides policiers ont été enregistrés par jour en moyenne dans le pays. La moitié concernent des individus noirs ou latinos alors que ceux-ci ne représentent que quelque 30 % de la population.
Parmi ceux-ci, deux ont fait davantage que d’autres la couverture des médias nationaux. Le dimanche 11 avril, à Brooklyn Center, dans la banlieue de Minneapolis, à quelques kilomètres de l’endroit où s’est tenu le procès de Derek Chauvin, Daunte Wright, un jeune Noir de 20 ans, a fait l’objet d’un contrôle routier après que les policiers avaient repéré qu’il était sous le coup d’un mandat d’arrêt. Lors de l’altercation qui s’en est suivie, Kimberly Ann Porter, membre de la police municipale depuis vingt-six ans, a confondu son pistolet à impulsion électrique et son arme de service et a tiré avec cette dernière à une reprise sur le jeune homme, le touchant mortellement. Dans la soirée, quelque 500 individus se sont rassemblés devant le commissariat de police de la petite ville, et ont engagé une confrontation avec les forces de l’ordre, épaulées par des éléments de la garde nationale.
Quelques jours plus tard, les images de l’arrestation fatale le 29 mars 2021 d’Adam Toledo, un adolescent d’origine mexicaine d’à peine 13 ans ont commencé à circuler, forçant la maire de Chicago, Lori Lightfoot, visiblement éprouvée, à appeler la population au calme en attendant une enquête complète et approfondie. Le jeune, poursuivi en compagnie d’un proche par la police dans le quartier à prédominance latino de Little Village, a été sommé par un agent de police de s’arrêter et de lever les mains après qu’il se soit apparemment débarrassé d’une arme de poing. Après avoir pourtant obtempéré, il a été mortellement touché d’une balle en pleine poitrine.
Des policiers peu poursuivis
Les chiffres compilés par le New York Times depuis le début du procès de Derek Chauvin ne viennent malheureusement que confirmer une tendance stable depuis une vingtaine d’années, depuis que des organisations de terrain enregistrent les décès d’individus à la suite d’interventions policières ayant mal tourné. Ces cas représentent en moyenne plus de mille personnes par an. La situation de déshérence économique vécue par des populations fragilisées dans des quartiers sordides est le cadre prédominant de ce type d’affaires. Se greffe sur celle-ci des problèmes de santé mentale de nombre de personnes interpelées dans un pays qui se refuse à mettre en place des stratégies de prévention et de soins dignes de nom.
Il reste à trouver les explications au recours excessif à la violence meurtrière dans le chef des policiers. L’utilisation presque systématique depuis une dizaine d’années d’équipements de caméra embarquée sur l’uniforme des agents des forces de l’ordre n’est pas parvenue à inverser la tendance. Pas plus que la publicité dont les arrestations controversées font l’objet dans les médias ou sur les réseaux sociaux. On estime qu’un peu plus d’un pourcent seulement des policiers qui, dans l’exercice de leur fonction, ont tué des civils font l’objet de poursuites judiciaires pour meurtre ou homicide involontaire.
C’est avant tout la méfiance réciproque entre des communautés fragilisées et les forces de l’ordre qui est la source du problème. Comme le souligne Elijah Anderson, professeur de sociologie à l’université de Yale qui a passé des années à étudier les rapports de force entre police et populations défavorisées dans sa ville de résidence de Philadelphie, « le lien de confiance entre les deux parties est réellement rompu. Pour les populations des quartiers, majoritairement de couleur, les forces de police sont fondamentalement vues avec suspicion. Elles ne sont d’ailleurs plus appelées en cas de souci. Et un « code de la rue », presque incompatible avec le respect des législations car largement basé sur la « loi du plus fort », a vu le jour, régit les rapports sociaux, assure un semblant d’ordre, et règle les contentieux dans ces quartiers ».
L’effet de la multiplication des armes
La police ne s’y déplace d’ailleurs quasiment plus, préférant, comme le relève Jamon Jordan, membre d’une organisation visant à promouvoir la culture noire à Detroit dans le Michigan, « assurer le statu quo en centre-ville et dans les quartiers aisés par une présence d’observation quasiment étouffante pour les minorités ». La présence ultrarépandue d’armes à feu – il y a plus d’armes à feu en circulation aux Etats-Unis que d’Américains – constitue évidemment un facteur aggravant. La peur qui affecte les policiers d’être confrontés à des situations dans laquelle leur vie peut être mise en danger les pousse à agir sans privilégier le dialogue, contrairement à ce qui prévaut dans des pays où les armes à feu sont moins présentes, comme en Europe. Pour Maria Haberfeld, experte en justice pénale au John Jay College de New York, « les membres des forces de police aux Etats-Unis pâtissent d’une absence structurelle d’initiation à la communication non violente. Ils ne sont juste pas entraînés pour cela, et le recours à celle-ci ne fait généralement pas partie des programmes d’entraînement dans les académies, qui préfèrent axer leurs politiques sur le maintien de l’ordre par la force et le recours systématique à celle-ci en cas de confrontation ».
Depuis le décès de George Floyd, l’attention citoyenne et médiatique aux Etats-Unis appuie une réforme des pratiques policières. Dans ses revendications, le mouvement Black Lives Matter insiste pour que les forces de police voient leur budget en partie réduit, voire carrément supprimé. Ses dirigeants mettent en avant des années d’inertie en ce qui concerne les violences policières, au moins depuis l’assassinant de Michael Brown par les forces de police à Ferguson dans le Missouri en 2014. Ces propositions irréalistes contribuent à fracturer un peu plus encore une opinion publique américaine, déjà fortement polarisée depuis l’élection de Donald Trump en 2016.
L’impuissance fédérale
En matière de réforme de la police, les possibilités d’initiative fédérale sont nulles aux Etats-Unis dans la mesure où ce sont les entités fédérées et les villes qui disposent du pouvoir de modifier les usages des forces de l’ordre. « Il y a aux Etats-Unis des milliers de forces de police distinctes, et chacune dispose d’un pouvoir décisionnel propre. Même si les législations des différents Etats leur imposent certaines contraintes, elles sont dans la pratique largement autonomes », souligne Maria Haberfeld.
Il n’empêche, face à la montée du mécontentement populaire depuis le décès de George Floyd, près de trente Etats fédérés sur les cinquante que compte le pays ont édicté plus d’une centaine de lois supplémentaires de supervision des forces de police, imposant à celles-ci de rendre davantage de comptes, encadrant de manière plus diligente l’usage qu’elles font de la force, ou facilitant, comme l’a décidé en mars la ville de New York, l’introduction par les citoyens de plaintes à l’égard de la police. D’une manière générale, les prérogatives policières en matière de droits ont largement diminué depuis quelques mois, principalement dans les Etats et les villes dirigées par les progressistes. Mais comme le rétorque Maria Haberfeld, « l’usage de la force aux dépens de la négociation est tellement la norme au sein de la police et les techniques de désamorçage de situations tendues suscitent tellement peu d’intérêt qu’un changement de paradigme est très peu probable. En tout cas tant que les forces de police ne seront pas centralisées au niveau fédéral ».
Un dernier exemple éclairant
Les Etats-Unis restent et resteront sans doute encore longtemps marqués par les démonstrations de force disproportionnées de membres de la police. Même s’il ne s’agissait pas là d’un acte policier ayant entraîné la mort de l’individu appréhendé, les images particulièrement troublantes de l’arrestation en décembre dernier en Virginie de Caron Nazario, un jeune médecin militaire noir, ont fait le tour des écrans du pays début avril. Appréhendé pour un banal problème de plaque d’immatriculation non encore enregistrée, ce dernier a été aspergé de spray antiagression sans raison apparente après une altercation d’une rare violence verbale par le policier ayant procédé à son arrestation. Fait rare, ce dernier a été démis de ses fonctions, mais pas sans que la hiérarchie ait fait pression sur le jeune militaire pour qu’il retire sa plainte.
A l’unanimité
« Cette affaire est exactement ce à quoi vous avez pensé au départ, en regardant cette vidéo « , a expliqué le procureur Steve Schleicher aux douze jurés du procès de Derek Chauvin, 45 ans, poursuivi pour meurtre au deuxième et troisième degré et homicide involontaire contre la personne de George Floyd, mort par asphyxie à l’âge de 46 ans le 25 mai 2020 après son interpellation par quatre policiers. La vidéo qui montre l’agonie de l’Afro-Américain pendant 8 minutes et 46 secondes a évidemment été au coeur du procès. Il a été difficile, dans ce contexte, pour la défense du policer de démontrer que la mort de Floyd n’était pas due à la méthode d’immobilisation musclée de son client mais à ses antécédents, problèmes cardiaques et consommation de drogue. Le conseil de Derek Chauvin, Eric Nelson, a toutefois estimé qu’un doute raisonnable sur les causes du décès existait et que le policier devrait dès lors bénéficier d’un acquittement. Il suffit en droit américain que cet argument du doute ait convaincu un des jurés et donc que l’unanimité ne soit pas acquise pour que l’accusé ne soit pas condamné.
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