Hadja Lahbib
Et à part ça? La liberté d’aller voir au-delà de la fin du monde par Hadja Lahbib
Hadja Lahbib, journaliste à la RTBF et réalisatrice de documentaires, rejoint l’équipe du Vif avec une nouvelle chronique, « Et à part ça? », qui fait le lien entre la Belgique et le monde. Deuxième étape: la Russie.
Et à part ça? Je vous écris depuis une cité balnéaire que Staline affectionnait particulièrement sur les rives de la mer Noire. Et pourtant, parmi tous les endroits du monde où il ne fait pas bon être journaliste, je me disais que la Russie doit occuper une place privilégiée. Et ce n’est pas le rédacteur en chef du site d’information russe Mediazona qui me contredira. Sergueï Smirnov a été arrêté pour avoir commis un geste inconsidéré, une pression du pouce ou de l’index sur son GSM, où il soulignait avec une inconsciente légèreté sa ressemblance avec un rockeur local qui invitait à manifester en faveur de l’opposant le plus célèbre de Poutine, Alexeï Navalny. Mal lui en a pris, il a été jugé coupable d’avoir violé la loi sur l’ organisation de manifestations.
Pourquoi les Saraju0026#xE9;viens allaient-ils voir cet au-delu0026#xE0; de la fin du monde malgru0026#xE9; le danger de mort?
Il faut dire que plus de 10 000 personnes auraient été arrêtées entre janvier et février, en particulier à Moscou, lors de rassemblements pour la libération de Navalny, lui-même condamné à deux ans et demi de prison ferme. Et pourtant, je me suis quand même démenée pour avoir un visa, j’ai sauté dans un avion, puis deux, puis trois, franchi d’interminables contrôles pour me rendre dans cette Russie en ébullition. Car sur la même latitude que la Côte d’Azur, la ville de Sotchi accueille chaque année en cette période un festival d’hiver où se produisent de nombreux artistes internationaux. Le coronavirus a à peine perturbé cette 14e édition qui offre un savant mélange de classique et de créations contemporaines. Avec, en plus, cette année, quelques grandes stars du Bolchoï de Moscou et du Mariinsky de Saint-Pétersbourg, privées de tournées internationales pour cause de pandémie. Des chanteurs, des chefs d’orchestre, des musiciens venus des quatre coins du monde trouvent ici une scène inespérée après des mois de frustrations.
Chaque jour est diamétralement opposé à la veille et le public russe se laisse surprendre avec une docilité étonnante. « Il y a des incontournables comme Le Petit Prince de Saint-Exupery qui ouvre le festival, Casse-noisette et Le Lac des cygnes de Tchaïkovski, mais une fois les classiques offerts, tout est possible! Le cadre précisé, la règle maîtrisée ouvrent la porte à toutes les libertés« , me confie Yuri Bashmet, directeur artistique du festival qui aime surprendre ses propres invités en montant sur scène inopinément pour jouer avec eux. La dernière soirée verra se produire Patrick de Clerck, compositeur belge connu pour avoir, entre autres, dirigé le Klara festival. Yuri Bashmet l’a mis au défi de jouer de la guitare dans une composition plutôt « metal ».
En attendant, venu de Verbier, le maestro Claudio Vandelli doit diriger quatre concerts en plus de ses master class. En effet, les concerts du soir se prolongent le jour par des leçons magistrales. L’autre jour, c’était au tour du Bosniaque Haris Pasovic, un homme inclassable, directeur de théâtre, metteur en scène et designer. Alors que l’ex-Yougoslavie se déchirait, il a mis sur pied le festival Beyond the End of the World, en plein siège de Sarajevo. Une folie! Mais pourquoi diable ce besoin de risquer ainsi la vie des habitants, ose-t-on lui demander? Haris Pasovic retourne la question: « Pourquoi les Sarajéviens allaient-ils voir cet au-delà de la fin du monde malgré le danger de mort? La recherche de sens, la beauté? L’envie de partager des émotions, le besoin de communier? Je ne sais pas vous, mais cela m’a fait étrangement penser à ce qui nous arrive aujourd’hui, avec, en moins, la liberté d’aller voir. »
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