Hadja Lahbib
Et à part ça, Hadja Lahbib? La rumba et ses mouvements d’allers-retours (chronique)
Les nombrils ondulent avec nonchalance dans la nuit, le temps aussi est immatériel.
Et à part ça? Si on allait dans le Matonge? Pas celui de la porte de Namur, non, celui qui grouille dans la nuit, celui qui danse, qui chante et crie en flirtant avec le couvre-feu imposé par la pandémie. Kinshasa n’échappe pas au virus, mais le faible taux de contamination parmi ses dix-sept millions d’habitants permet à la plus grande ville de la République démocratique du Congo de maintenir le rythme de sa folle vitalité.
Quand, comme moi, on ne connaît que celui de Bruxelles, s’aventurer dans le Matonge de Kinshasa en pleine nuit, c’est un peu comme prendre son élan depuis la scène d’un concert metal et plonger dans le public au moment où le groupe joue son tube préféré. On se sent galvanisé, porté, tout en redoutant l’instant où l’on pourrait s’écraser lamentablement la face. Heureusement, Yves et Joseph m’encadrent en me lançant de temps à autre des sourires rassurants. La musique se fait plus forte, je sens presque dans mon ventre les vibrations d’une basse. Deux volées d’escalier et nous voilà à la Crèche.
A première vue, c’est un bar sans prétention avec, pour seul luxe, des tables et des chaises en plastique jaune. En réalité, c’est une institution où se sont produits les plus grands groupes de rumba. L’ orchestre entame le dernier tube de Fally Ipupa, des couples s’avancent sur la piste, les pas sont souples, naturels ; les hanches ondoient sensuellement, sans effort. « Le rythme de la rumba congolaise est la cadence même du fleuve Congo, avec ses secousses vertigineuses, avec ses élans impétueux et fusionnels », disait Fumu Fylla peu de temps avant sa mort, en 2019. Le président du Comité rumba du Congo n’aura pas eu le temps de voir son rêve se réaliser mais la rumba congolaise est désormais inscrite au patrimoine immatériel de l’Unesco. La candidature était portée par les deux Congo (Kinshasa et Brazzaville), comme pour rattraper l’avance prise par la rumba cubaine inscrite au Patrimoine depuis quelques années déjà.
En réalité, c’est un étrange aller-retour dans le temps et dans l’espace que vient de parcourir la rumba. Car cette musique est bien née en Centrafrique, dans l’ancien royaume Kongo où hommes et femmes pratiquaient corps à corps une danse sensuelle appelée « nkumba », ce qui signifie « nombril ». Les Africains, victimes de la traite négrière, emportèrent avec eux, au fond des cales qui les emmenaient en enfer, les rythmes langoureux et nostalgiques de leur terre d’origine. En Amérique du Nord, ils donnèrent naissance au jazz et en Amérique du Sud, à la rumba. Ce n’est que des siècles plus tard, avec l’émergence de l’industrie du disque, que la rumba reviendra sur ses origines.
Transformée et enrichie, cette musique transportée à l’autre bout du monde par l’esclavagisme rythmera la vie politique congolaise dans les années 1950, jusqu’au célébrissime Indépendance cha cha, de Joseph Kabasele, devenu l’hymne de la libération. Il est 23 heures, l’heure du couvre-feu à Kinshasa. Les nombrils ondulent avec nonchalance dans la nuit, élégance et couleurs vives, le temps aussi est immatériel.
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