Erdogan en panne d’influence
Islam, culture, investissement : en dépit de ses outils, la diplomatie de la Turquie pâtit, en Europe et ailleurs, de la dérive autoritaire de son président.
Quand Abdullah Gül, prédécesseur de Recep Tayyip Erdogan à la présidence turque et cofondateur du Parti de la justice et du développement (AKP), recevait des dignitaires arabes, il dégainait pour détendre l’atmosphère une martingale infaillible : narrer les péripéties du dernier épisode du Siècle magnifique, série télévisée made in Turkey exaltant les hauts faits de Soliman Ier, dixième sultan de la dynastie ottomane. Distribué dans 40 pays, dont 22 moyen-orientaux, le feuilleton passait alors pour le vecteur le plus efficace de l’influence d’Ankara, plus performant encore que les instituts culturels et linguistiques Yunus-Emre, ainsi baptisés en hommage à un fameux poète et philosophe soufi. Sur la vaste scène du soft power – la diplomatie de la persuasion -, le régime islamo-conservateur d’Erdogan joue de tous les instruments de l’orchestre, de la flûte traversière à la grosse caisse. Dans son arsenal, le dernier cri de la propagande côtoie de vieux engins, détournés au besoin de leur vocation initiale, à l’image de la Diyanet, ou direction des Affaires religieuses, fondée en 1924 sous la férule de Mustafa Kemal Atatürk, père de la Turquie moderne, afin de diffuser l’idéal nationaliste et laïque. Surgeons de cette matrice gouvernementale, dont le budget a été décuplé sous l’AKP, les différents chapitres nationaux de la Ditib (l’Union des affaires culturelles turco-islamiques) supervisent les communautés expatriées dans chacun des pays d’émigration, notamment sur le Vieux Continent, qu’il s’agisse de bâtir une mosquée ou de dépêcher des imams certifiés conformes. Naguère rivales, la Ditib, d’inspiration kémaliste, et la mouvance Millî Görüs (Vision nationale), d’obédience fondamentaliste, rament désormais de concert.
Gare aux intitulés lénifiants : créée en 2006, l’Union des démocrates turcs européens (UETD), autre outil de lobbying, oeuvre à la propagation de la bonne parole, notamment via le montage de mégameetings pro-Erdogan. La remarque vaut aussi pour la Fondation pour la recherche politique, économique et sociale (Seta). Plus militant qu’académique, ce think tank s’échine de colloques en rapports à flétrir une islamophobie dont pâtirait au premier chef l’ex- » homme malade de l’Europe « .
Une armada efficace ? A première vue, oui. Du moins dans les urnes. Pour preuve, le référendum convoqué le 16 avril dernier afin de consolider, dès le lendemain des élections générales de novembre 2019, l’emprise du » sultan Erdogan » sur l’exécutif et de lui rendre alors les commandes de l’AKP. Si le evet (oui) n’a recueilli que 51,4 % au pays, il a frôlé les 60 % chez les électeurs établis en Europe de l’Ouest.
Il n’empêche. Les purges massives, parfois aveugles, déclenchées au lendemain du putsch avorté et meurtrier du 15 juillet 2016 ont brouillé l’image du régime et affaibli la portée de son message. Quant aux anathèmes déversés sur Berlin, suspect de renouer avec des » pratiques nazies « , ils ruinent en partie les acquis d’un patient travail de diplomatie d’influence. Il fut un temps, pas si lointain, où Ankara activait ses relais hors les murs afin de désembourber le processus d’adhésion à l’Union européenne. Voici qu’on les actionne pour fustiger l' » arrogance » des » croisés » de l’UE et anéantir les réseaux du prédicateur Fethullah Gülen, unique cerveau du coup d’Etat manqué aux yeux de son ancien partenaire Erdogan.
Stratégie stérile : ce dernier collectionne les revers. Comme les Etats-Unis de Barack Obama, ceux de Donald Trump refusent d’extrader Gülen, exilé depuis 1999 en Pennsylvanie. Pis, la justice américaine vient d’inculper trois gardes du corps d’Erdogan, coupables d’avoir agressé en mai dernier, à Washington, des manifestants hostiles à leur patron, mais aussi huit citoyens turcs, dont un ex-ministre de l’Economie, pour violation de l’embargo infligé à l’Iran. Cerise – amère – sur le gâteau : la Maison-Blanche persiste à épauler, aux confins de la Syrie, les miliciens kurdes du PYD, relégués par Ankara au rang de » terroristes « .
Autre déconvenue cuisante : en Afrique comme dans les Balkans – terrain de chasse favori des investisseurs turcs -, on rechigne, en dépit des objurgations d’Ankara, à saborder les collèges et lycées gülenistes, très prisés par les élites locales. » Voici ce que m’a répondu le ministre kényan de l’Education, confie un ambassadeur turc : « Vous me casez nos 2 000 élèves, et je ferme l’école demain. » » Là est le hic : au temps de leur alliance, l’AKP avait pour l’essentiel délégué à la confrérie aujourd’hui honnie le soft power éducatif…
Imperator
Prompte à jouer les médiatrices dès que l’orage gronde au sein de l’oumma – la communauté des croyants -, la Turquie, présidente en exercice de l’Organisation de la coopération islamique (OCI), pâtit aussi du divorce fracassant survenu au printemps au sein du club des monarchies du Golfe. La mission de bons offices entreprise par Erdogan, réputé proche du Qatar, cet émirat gazier désormais voué aux gémonies par l’Arabie saoudite et ses alliés, a paru d’emblée vouée à l’échec. En revanche, l’imperator néo-ottoman s’obstine à arborer la toge du protecteur des minorités turkmènes du Liban, de Syrie et d’Irak, mais aussi de tous les musulmans persécutés. Le 6 septembre, l’Agence turque de coopération et de coordination (Tika) a ainsi amorcé la livraison de 1 000 tonnes de riz, poisson séché et vêtements, secours destinés aux Rohingya birmans réfugiés au Bangladesh. Engagée sur tous les fronts, du Kosovo au Guatemala, Tika serait, selon l’universitaire Jana Jabbour (1), la troisième pour- voyeuse d’aide humanitaire de la planète, derrière l’USaid américaine et son homologue chinoise. A propos de l’empire du Milieu, notons qu’il arrive à la Turquie, realpolitik oblige, de délaisser ses atours de défenseur des frères opprimés. Si Sa Majesté Erdogan accusait en 2009 Pékin de commettre dans la région autonome du Xinjiang » une sorte de génocide » aux dépens des Ouïgours turcophones, Ankara promet dorénavant d’éliminer les » forces antichinoises » opérant sur son sol.
(1) Auteure, aux éditions du CNRS, d’un essai intitulé La Turquie. L’invention d’une diplomatie émergente.
Par Vincent Hugeux.
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