«Eradiquer le Hamas est totalement impossible» (entretien)
L’assassinat à Beyrouth de Saleh Al-Arouri ne signe pas le début de la fin du groupe palestinien. Un phénomène multidimensionnel comme le Hamas ne s’élimine pas par la seule action militaire, estime le chercheur Didier Leroy.
Chercheur au Centre d’études de sécurité et défense (CESD) et expert invité à l’ULB, Didier Leroy analyse les perspectives de la guerre entre Israël et le Hamas qui entrera, le 7 janvier, dans son quatrième mois.
Qu’est-ce qui pourrait décider Israël à décréter victorieuse sa guerre à Gaza et à y mettre fin?
Il sera difficile pour Israël de mettre un terme à cette guerre avec un son de cloche victorieux car l’impact du massacre du 7 octobre est tellement grave que, quoi qu’il se passe, la «victoire» sera fatalement amère. Le coup moral infligé à l’Etat hébreu restera ce qu’il est. Et le Hamas, à moyen ou à long terme, tentera de le récupérer comme «sa» victoire. En attendant, on atteindra, en l’espace de quelques semaines, un bilan de plusieurs milliers de combattants du Hamas tués parmi les 25 000 ou trente mille victimes. Ce sera pour lui un coup dur. Ses infrastructures, son armement, une partie de ses troupes seront détruits. Sa branche militaire sera affaiblie, c’est certain. Pour autant, ce ne sera pas non plus sa fin d’un point de vue milicien. Il n’y aura pas pour Israël de quoi pouvoir affirmer que l’objectif de détruire le Hamas a été atteint. Tout le monde sait que ce n’est pas atteignable. C’est dans cette perspective qu’il faut s’attendre à un scénario alternatif qui permettrait à Benjamin Netanyahou de «retirer ses billes» avec un sentiment de victoire.
Se voir priver d’un tiers de son territoire dans la bande de Gaza serait humiliant pour le Hamas.
Quel serait ce scénario alternatif?
Je pense de plus en plus qu’un scénario possible serait de maintenir Tsahal en posture d’occupation dans les territoires qui se trouvent au nord du wadi Gaza (NDLR: la rivière qui traverse la bande de Gaza d’est en ouest). Dans un premier temps, on fut nombreux à dire que ce ne serait pas envisageable parce que cette zone serait un coupe-gorge et que Tsahal y perdrait trop d’hommes. Aujourd’hui, au vu de la proportion de population gazaouie qui a dû quitter le nord du territoire, occuper cette zone de manière transitoire peut devenir un scénario possible. Cela constituerait une solide gifle pour le Hamas. A ses dirigeants, Israël enverrait le message: «Vous avez cru pouvoir inverser le schéma historique des guerres israélo-arabes à l’issue desquelles Tsahal n’a cessé de gagner des territoires, eh bien, non, une fois de plus, c’est Israël qui en gagne.» Se voir priver d’un tiers de son territoire dans la bande de Gaza serait humiliant pour le Hamas. De surcroît, si Tsahal restait à Gaza City et au nord de la bande, cela lui laisserait du temps pour explorer et détruire le réseau de tunnels du Hamas. L’état-major israélien continue sans doute d’étudier le coût de leur immersion avec de l’eau de mer. Dans le même temps, une occupation partielle de la bande de Gaza aurait pour conséquences d’accroître les répliques armées depuis le Liban ou le Yémen et, aussi, les pressions internationales sur Israël. On observe déjà que la pression américaine est de plus en plus importante. Le coût de la guerre pourrait également constituer un frein à un moment donné. Israël connaissait quinze ans de croissance économique importante. Les deux ou trois prochaines années sont déjà plombées. Benjamin Netanyahou est-il prêt à la plomber pour une décennie?
Eradiquer le Hamas relève pour vous de la mission impossible?
C’est totalement impossible. Je ne livre pas un pronostic, je me base sur les précédents historiques. Même si, du point de vue idéologique, ils sont très différents, le Hamas est un mouvement assez comparable au Hezbollah libanais. Structurellement, ils se ressemblent. On sait très bien qu’un mouvement milicien qui s’est muté en une sorte de proto-société, dont une des facettes est l’action politique, est un phénomène multidimensionnel qui ne peut pas être éradiqué uniquement par une action militaire. On a plus de quarante années de recul par rapport au phénomène du Hezbollah. Israël a périodiquement clamé vouloir l’éradiquer du Sud-Liban avec des frappes aériennes, parfois à travers des incursions terrestres. Cela n’a jamais fonctionné.
Le conflit est-il voué à s’inscrire dans le temps long?
Oui, parce qu’intervient la question des otages. N’importe quelle prise d’otages, historiquement parlant, a duré des années. La dernière concernait Gilad Shalit (NDLR: soldat israélien détenu du 26 juin 2006 au 18 octobre 2011). Cela a duré cinq ans pour un individu. Aujourd’hui, il y a encore 129 otages à Gaza. Pour le Hamas, tous les adultes, citoyens israéliens ou binationaux, sont des prisonniers de guerre parce que, leur majorité atteinte, ils ont fait leur service militaire.
Quelles conséquences pourrait avoir un conflit intense de longue durée?
Si on a une sorte de cataclysme dans le sud de la bande de Gaza d’un point de vue humanitaire, alors qu’on est déjà face à un cauchemar, si, en plus, tout le réseau nord des tunnels est inondé et que Tsahal proclame sa décision de rester au nord du territoire, il faudra évidemment s’attendre à encore plus de tensions ailleurs. Le Hezbollah pourrait poursuivre son escalade dans la conflictualité avec Israël. Les autres acteurs pro-iraniens pourraient continuer à tirer des projectiles au départ du nord du Yémen vers des villes israéliennes comme Eilat ou vers des cibles américaines en Irak et en Syrie. L’Iran essaie à la fois d’éviter un embrasement régional – c’est pour cela qu’il tient la bride sur le Hezbollah et, dans une moindre mesure, sur les rebelles houthis du Yémen – et aussi de profiter de la guerre à Gaza pour chasser les Américains d’Irak et de Syrie.
Le risque d’attentats terroristes s’aggravera-t-il en Europe?
Il faut évidemment redouter une atmosphère extrêmement tendue avec un risque accru d’attaques en tous genres. Je ne dis pas qu’il faut céder à la panique et revendre ses tickets pour les Jeux olympiques de Paris. Mais il faut raisonnablement s’attendre à voir des dispositifs de sécurité renforcés puisque chaque fois qu’il y a une guerre au Moyen-Orient, en Afrique du Nord ou en Asie centrale qui concerne des populations musulmanes se faisant décimer ou met en scène des acteurs djihadistes appelant à la vengeance, on a presque systématiquement des attentats hors de ces régions. Il y a clairement de plus en plus un effet de télescopage entre les conflictualités dans la région Moyen-Orient/Afrique du Nord et la violence politique qui peut se déployer dans les sociétés qui comptent des communautés musulmanes importantes comme c’est le cas dans les grandes capitales d’Europe occidentale, Paris, Bruxelles, Londres… Par rapport aux JO de Paris, il est clair que la France est un des pays le plus dans le viseur d’une série d’acteurs djihadistes qui ne sont liés entre eux que par leur inimitié envers Israël. La guerre se déroule non pas en Afghanistan, en Somalie, au Mali ou en Bosnie mais dans les territoires israélo-palestiniens. Ce genre de conflit est susceptible d’engendrer de la violence politique émanant de n’importe quel acteur djihadiste parce que, sur ce thème, tous ces groupes sont sur la même longueur d’onde.
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