Entre tradition et modernité: comment les Navajos tentent de préserver leur identité (reportage)
Les Navajos, citoyens de la plus grande réserve amérindienne des Etats-Unis, tentent de tirer le meilleur parti de leur semi-autonomie.
Le 8 novembre 2022 se tenait, sur le sol américain, une élection présidentielle hors des radars de la presse internationale et bien loin des standards du scrutin fédéral et de ses dépenses incontrôlées. Elle devait pourtant décider de l’avenir de près de 200 000 personnes vivant sur le territoire de la nation navajo, vaste comme deux fois la Belgique. Il s’agit de la plus grande réserve amérindienne des Etats-Unis, située à l’intersection de l’Utah, du Nouveau-Mexique et de l’Arizona.
L’élection fut remportée de justesse par un «ticket» présidentiel inédit, composé de Buu Nygren, un ancien entrepreneur âgé de 36 ans, et de sa colistière Richelle Montoya, la première femme à accéder à de telles responsabilités au sein de la réserve. Deux mois plus tard, le 10 janvier dernier, commençait pour eux un premier mandat de quatre années, occasion d’une cérémonie d’inauguration dans le centre de convention local, entre tradition et modernité, à l’image du paradoxe existentiel propre à la réserve. Si l’essentiel des hommes et femmes étaient vêtus, pour la circonstance, de costumes «à l’occidentale», les couleurs vives des parures de bijoux, écharpes et colliers des uns et des autres ne mentaient pas: l’esprit navajo et son art ancestral emplissaient les travées.
Les Navajos, la vie dans un système semi-autonome
Le domaine présidentiel des Navajos, qui ne ressemble en rien à la Maison-Blanche de Washington, est situé à Window Rock, capitale de la réserve. La ville tient son nom d’une formation rocheuse remarquable qui encercle le palais présidentiel. Le site est épuré, la nature environnante digne d’une carte postale. Ici, pas de mesures de sécurité particulières: on accède au cœur du bâtiment sans embûche. Le personnel invite sans chichi à prendre contact par e-mail avec la présidence.
La nation navajo est un Etat au sein de l’Etat américain, et entend bien revendiquer sa place. Comme l’explique la nouvelle vice-présidente, Richelle Montoya, «notre gouvernement fonctionne sur les mêmes bases que le gouvernement fédéral américain avec trois branches distinctes ; nous disposons ainsi de notre propre système judiciaire». Si certaines prérogatives sont gérées par le pouvoir navajo, notamment en matière de maintien de l’ordre, d’autres restent du ressort du gouvernement fédéral, «par exemple la construction et l’entretien des routes, ce qui rend notre relation parfois tendue», admet Richelle Montoya.
Depuis 1868, date de leur relocalisation dans la réserve par l’occupant américain après une marche forcée qui les a délogés de leur territoire ancestral, les Navajos vivent en semi-autonomie par rapport au gouvernement fédéral. Le système politique et le dispositif de soins de santé leur sont propres. En revanche, ils ne disposent pas du droit d’utiliser à leur profit les richesses présentes dans le sol de la réserve. Celles-ci continuent d’appartenir au gouvernement américain. «C’est un des points de contentieux les plus importants entre le gouvernement fédéral et nous, poursuit la vice-présidente, puisque nous devons demander la permission à Washington pour pouvoir utiliser notre propre terre, par exemple pour la construction de routes.»
Les routes, précisément, sont un des derniers domaines où on s’aperçoit que les Navajos sont encore coupés d’une certaine modernité. Tous les signes de la civilisation occidentale sont perceptibles dans la réserve, des maisons en propriété privée à l’eau courante généralisée le long des grands axes en passant par les fameuses enseignes de café Starbucks, au nombre de quatre sur le territoire navajo. En revanche, l’état de la voirie, et en particulier des routes menant aux différentes propriétés disséminées à travers la réserve, est souvent assez déplorable. Disposer d’un véhicule tout-terrain constitue, dans ces circonstances, tout sauf un luxe, pour ceux qui peuvent se le permettre.
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Civilisation occidentale présente
Près de la moitié des Navajos vivant aux Etats-Unis ont choisi de s’établir hors du territoire qui leur a été dévolu. Ils gardent cependant des liens très étroits avec les habitants de celui-ci, notamment à travers l’emploi du diné, idiome ancestral de la tribu, comme langue véhiculaire. «Quelques éléments distinctifs de l’“esprit Navajo” sont encore d’usage, au premier rang desquels la reconnaissance mutuelle par l’entremise du clan: chaque membre de la communauté est lié à l’un des quatre groupes, et nous considérons que quiconque appartient à l’un d’eux est potentiellement notre frère, sœur, ou même père ou mère», détaille Nick, un jeune monteur de films qui a longtemps vécu hors de la réserve. Dans la pratique, la population locale est cependant confrontée à un dilemme existentiel: comment tirer le meilleur parti des avancées civilisationnelles de l’Occident, et donc de l’ancien ennemi, sans renier son propre patrimoine culturel ancestral?
Enseigner la langue ancestrale des Navajos
Pour Richelle Montoya, ce tiraillement est un des défis de la nouvelle présidence. Il passe en priorité par l’apprentissage de la langue ancestrale dès le plus jeune âge. Mais «il ne s’agit pas de revitaliser quoi que ce soit, puisque les signes attestant d’un intérêt réel des gens pour la culture diné sont bien là. Notre culture n’est pas morte, bien au contraire. A travers tout notre territoire, les écoles de différentes catégories d’âge enseignent notre langue à partir de 6 ans, conjointement avec l’anglais. Il faudrait pousser à l’enseignement du diné encore plus tôt, pour les tout-petits. C’est un de nos projets.»
Tasheena Littleben abonde en ce sens. Pour cette jeune femme, qui a fait le choix de revenir s’installer dans la réserve après une vie professionnelle fructueuse dans une grande ville américaine, la préservation de la culture ancestrale doit être transmise dès le plus jeune âge. Au début de la pandémie de Covid, cette jeune trentenaire a délibérément choisi de quitter le monde extérieur pour revenir s’installer, avec son compagnon, sur les hauteurs de la réserve, dans une maison sans eau courante. «Nous vivons en communauté restreinte, raconte-t-elle, et mes voisins sont autant de membres de ma famille élargie. L’épidémie a agi comme un révélateur sur la question de mon identité. Dans le fond, j’ai ressenti le besoin de revenir à mes racines claniques et de reprendre la production artistique de mes ancêtres.» Tasheena Littleben s’est remise sérieusement au travail de tisserand, art qu’elle pratiquait déjà de façon sporadique étant enfant. Elle fabrique des tapis traditionnels et est reconnue à travers la communauté pour sa maîtrise technique.
Le cas de la jeune femme n’est pas isolé. A travers la réserve, de nombreux jeunes gens ont fait le choix de revenir s’installer parmi les membres de la communauté, même si, de l’aveu de Nick, lui-même d’origine navajo mais qui vit entre la réserve et le «monde moderne» californien, «le territoire reste confronté à de nombreux problèmes, comme le manque d’opportunités économiques ou l’alcoolisme parmi les plus âgés dans certaines zones». «Il arrive régulièrement que les gens de la réserve la quittent pour de meilleures opportunités professionnelles, mais en tant que parents, nous essayons de faire en sorte que la culture navajo reste un axe identitaire fort pour nos enfants, même lorsque nous devons nous éloigner du territoire ancestral», complète Richelle Montoya.
Nous vivons en communauté restreinte. Mes voisins sont autant de membres de ma famille élargie.
La perception de la cause amérindienne par le grand public américain a beaucoup évolué depuis les westerns de John Wayne, marqués par une constante «chasse aux Indiens». «Mais il reste du travail», admet Tasheena Littleben. Les polémiques concernant l’utilisation, par des franchises de sport nord-américaines, de noms à connotation jugée «raciste» ont débouché sur des changements de mentalité «réels», selon elle. En 2020, l’équipe de football américain des Washington Redskins (les «Peaux-Rouges») a changé de nom sous la pression de la ligue et de ses sponsors. «Maintenant, il faudrait que ce nouvel état d’esprit se répercute également dans le domaine politique entre la puissance fédérale et l’autorité navajo», avance Richelle Montoya. C’est notamment le cas dans le dossier des réparations financières réclamées par des centaines de citoyens locaux à Washington dans le cadre des cancers développés par des travailleurs de la mine d’uranium de la réserve, jusque dans les années 1980. «Un dossier loin d’être réglé», se désole une membre d’une association de défense des intérêts des mineurs exposés à l’uranium.
Le territoire reste confronté à de nombreux problèmes, comme le manque d’opportunités économiques.
Une pratique de reconnexion
Il semble donc que les Navajos aspirent, après les épisodes douloureux du passé, à retracer leur propre route. C’est notamment le cas en matière religieuse. Si le christianisme a largement infiltré la réserve, certaines traditions spirituelles perdurent, notamment lors des cérémonies de mariage entre Amérindiens. Comme le relève Nick, «certaines écoles ont eu le don de briser des vies, car elles axaient leur enseignement sur une assimilation forcée, notamment en ce qui concerne la religion et par l’imposition de l’anglais comme seule langue autorisée». «Mais d’autres n’ont pas versé dans cet extrémisme, insiste-t-il. De sorte que de nombreux fils et filles de la réserve ont pu bénéficier de certains éléments d’une certaine “modernité” tout en gardant leur identité propre.»
Tout le monde ne partage pas cet avis. Même si sa mère est chrétienne pratiquante, Tasheena Littleben n’a jamais été attirée par le christianisme. Au contraire, elle a éprouvé le besoin de se rapprocher d’une spiritualité davantage éthérée, propre aux Amérindiens: «Ma mère n’aimerait pas m’entendre dire cela, mais, en matière de foi, je ressens le besoin de revenir exclusivement aux pratiques de mes ancêtres. La fabrication de tapis, à travers les matériaux qu’elle requiert et la lenteur et la discipline qu’elle nécessite, constitue d’ailleurs pour moi une pratique spirituelle à part entière, à travers la connexion que j’opère avec l’art développé par mes ancêtres.»
Lorsque les occupants anglophones ont imposé l’assimilation des populations indigènes, la philosophie consistait à «tuer le sauvage, mais à sauver l’homme» (Kill the savage, save the man). Un siècle et demi plus tard, les Navajos sont toujours debout, mais leur posture a changé. Elle a évolué vers une revendication identitaire plus affirmée. Vers un retour aux sources, les attraits de la modernité en plus.
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