Entre Erdogan, Assad et Daech, la fragile autonomie des Kurdes
Prise en étau entre le marteau turc et l’enclume du régime d’Assad, l’Administration autonome arabo-kurde qui régit le nord-est syrien doit également composer avec la menace d’une résurgence de l’Etat islamique. Reportage.
Un à un, les minibus surchargés s’élancent depuis le poste-frontière irakien de Semalka, et traversent le Tigre sur un pont flottant incertain. De l’autre côté du fleuve, se dresse un bâtiment en pierre blanche, dans le plus pur style damascène: c’est le poste-frontière syrien, abandonné par le régime peu après le début de la guerre civile et désormais tenu par les forces kurdes. Ici, pas l’ombre d’un portrait de Bachar al-Assad, ni de drapeau national; seuls quelques jeunes hommes et jeunes femmes, kalachnikov en bandoulière, patrouillent enturbannés sous un soleil de plomb. Sur les murs du poste-frontière, où sont installés les bureaux de l’Administration autonome du nord-est de la Syrie (Aanes), les photos de martyrs de combattants kurdes côtoient celles d’Abdullah Ocalan, le leader du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, bête noire d’Ankara), emprisonné en Turquie depuis 1999. Situé aux confins de la Turquie et de l’Irak (à un kilomètre du tripoint turco-irako-syrien), ce poste-frontière est la seule porte ouverte du territoire autonome kurde de Syrie sur le monde extérieur. Ce sont d’ailleurs les autorités locales qui octroient au compte-gouttes les permissions d’entrée aux humanitaires ainsi qu’à la presse, sans que Damas ait son mot à dire.
Véritable proto-Etat, l’Aanes s’étend, depuis la bataille finale contre l’organisation Etat islamique (EI) en 2019, sur près d’un tiers du territoire syrien, soit toute la partie à l’est de l’Euphrate. Soutenue par les puissances occidentales, la coalition arabo-kurde qui la dirige est confrontée à une conjoncture extrêmement délicate: ciblée de manière presque quotidienne par la Turquie, qui la considère comme un sanctuaire du PKK, l’Aanes entretient des relations de plus en plus difficiles avec le régime syrien. Terrain de jeu de forces armées étrangères antagonistes, américaines, russes, ou encore iraniennes, le nord-est de la Syrie doit également composer avec la menace d’une résurgence de l’Etat islamique, toujours actif dans la région. Une situation qui tourne au casse-tête, dans un pays encore rongé par ses démons.
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Cohabitation précaire
Qamichli, cité de 200.000 âmes collée à la frontière turque, a tout d’une ligne de front: contrôlée par les Forces démocratiques syriennes (FDS), la capitale de facto de l’Aanes est bordée sur son flanc nord par un long mur de béton qui la sépare de sa jumelle kurde de Turquie, Nusaybin, et dispose d’un aéroport toujours tenu par le régime syrien. Dans le centre-ville, où s’enchaînent les avenues commerçantes rectilignes, se toisent en chiens de faïence les statues d’Hafez al-Assad et les portraits d’Abdullah Ocalan. Une zone gouvernementale de taille très modeste aux mains du régime syrien, une des seules de toute la région autonome, est surveillée par quelques soldats aux tenues défraîchies, avachis sur leurs fauteuils. Une cohabitation qui ferait presque oublier l’extrême tension qui a régné entre les forces kurdes et l’armée syrienne entre 2015 et 2016, et qui s’est aujourd’hui conclue par un pacte de non-agression.
En cet été 2024, la pression est encore montée d’un cran. Et pour cause: les autorités locales ont annoncé la tenue d’élections municipales sur l’ensemble du territoire autonome. Une décision qui, si elle n’a pas fait l’objet de commentaires en provenance de Damas, a provoqué la fureur d’Ankara. Sous la menace d’une quatrième opération militaire turque et face à la vive désapprobation américaine, le vote a été ajourné à la dernière minute.
«Plutôt mourir que de vivre ainsi. Il n’y a pas d’argent, pas d’eau, pas d’électricité.»
Issam Osman, un commerçant de 57 ans installé à Qamichli, explique: «Pourquoi voter? Nous manquons de tout, d’électricité, de gaz, alors que nous sommes une terre de gaz et de pétrole. Le prix du pain a terriblement augmenté et l’Administration autonome achète cette année le blé aux agriculteurs à un prix très bas. Beaucoup sont en colère, des élections ne changeront rien.» Un courroux grandissant que les dirigeants de l’Aanes ont bien saisi, comme le justifie un officier au sein des FDS: «Notre pouvoir est très limité. Nous avons été contraints de baisser le prix d’achat du blé, et cela provoque une certaine colère chez les agriculteurs. Mais il faut comprendre pourquoi: depuis plusieurs mois, les incendies déclenchés par les frappes turques ont saboté la production. C’est une stratégie délibérée de la part de la Turquie de nous déstabiliser et de retourner la population contre nous.»
Punition turque
Car, en plus d’occuper depuis l’opération militaire de 2019 une large bande de terre le long de sa frontière, la Turquie s’est lancée à partir de la fin de l’année 2023 dans une tactique de pilonnage intense de toutes les infrastructures de l’Aanes, qu’elles soient gazières, pétrolières ou électriques, causant des dégâts considérables. Une des conséquences étant qu’une portion importante de la région autonome se trouve, partiellement ou totalement, privée de courant depuis plusieurs mois.
«Bachar al-Assad a donné la Syrie aux Iraniens et aux Russes, qui sont une menace pour notre pays.»
Dans les rues d’Hassaké, ville mixte partagée entre Kurdes et Arabes et localisée à 80 kilomètres au sud de Qamichli, l’exaspération des habitants est extrême. Ici, ce sont les questions hydriques qui cristallisent les préoccupations. Meriem Abou Hamid, 70 ans, se tient avec ses proches sur le pas de la demeure familiale, située dans une des principales rues de la ville. Ils vendent des bouteilles remplies d’essence aux automobilistes. «Plutôt mourir que de vivre ainsi. Il n’y a pas d’argent, pas d’eau, pas d’électricité, tout est trop cher. Nous vivons à dix ici dans une maison minuscule», enrage-t-elle. Quelques mètres plus loin, Abou Dergham, 70 ans, attend désespérément une livraison d’eau par camion-citerne. «Jusqu’en 2019, l’eau était acheminée ici depuis Sérékaniyé, où se trouve une grande station de traitement. Depuis que la ville est occupée par la Turquie, l’eau n’arrive qu’en quantité très limitée. Cela nous rend la vie impossible.»
Ici, la cohabitation entre Kurdes et Arabes ne semble absolument pas poser problème, comme l’explique Abou Dergham: «Bachar al-Assad ne nous amènera jamais la paix, il a donné la Syrie aux Iraniens et aux Russes, qui sont une menace pour notre pays. Même si j’aimerais une Syrie unie, nous n’avons rien de mieux, pour l’heure, que la coalition arabo-kurde.» A ses côtés, Ahmad, 61 ans, montre du doigt une base américaine installée à quelques dizaines de mètres à peine: «Le pays n’est plus qu’une succession de milices, et dans notre cas, les Kurdes et les Américains nous apportent de la stabilité. Bien sûr, tout n’est pas parfait: les sympathisants de l’Etat islamique toujours présents pensent que nous sommes avec les Kurdes, et ceux-ci se méfient de nous, en tant qu’Arabes…»
Coexister à Raqqa
Après quatre heures de route sur une voie rapide fendant le désert syrien, Raqqa se profile à l’horizon. L’ancienne capitale mondiale de la terreur, ravagée à 80% lors de sa libération en 2017 par les Forces démocratiques syriennes et les armées de la coalition, essaie tant bien que mal de revivre. Un enjeu difficile tant les fantômes de Daech hantent encore les lieux. Au centre de la cité toujours défigurée par les destructions, se dresse un grand rond-point. Il s’agit de la place Al-Naïm, tristement célèbre pour avoir été le théâtre des pires atrocités durant le règne des djihadistes. C’est là qu’ils exécutaient les personnes accusées de crimes ou soupçonnées d’être des opposants politiques. Les témoignages glaçants se succèdent: cadavres crucifiés exposés pendant des jours, têtes décapitées empalées en rang sur les grilles du rond-point, corps mutilés abandonnés sur l’asphalte afin d’être décomposés au fil du va-et-vient des véhicules…
«Ce passé, croyez-moi, tout le monde ici veut l’oublier. Mais il nous poursuit: dans l’esprit de beaucoup, en avoir été témoin fait de nous des complices potentiels», avance un jeune homme d’une vingtaine d’années. Une méfiance qui complique le vivre-ensemble, alors que Raqqa est toujours le terrain de cellules dormantes de l’Etat islamique. Mais l’intégration de jeunes membres arabes au sein des Forces démocratiques syriennes semble avoir changé la donne. Alors que la nuit tombe, un convoi de plusieurs véhicules de combattants arabes, tous originaires de la région, parade dans la ville, mitraillettes et drapeaux des FDS au vent. A leur passage, malgré quelques regards fuyants, ils ne semblent pas être perçus par la population comme une armée d’occupation.
L’ambiguïté de Damas
Le cheikh Farès, plus haut représentant de la tribu des Anizah, nous reçoit à son domicile. Comme d’autres chefs de tribus, il s’est rallié à l’administration autonome «afin de ne pas répéter les erreurs du passé»: «Nous ne devons pas être aveuglés par notre stabilité, il y a des gens très nationalistes des deux côtés, et c’est notre principal obstacle à une entente totale. Notre mission consiste à poursuivre notre travail d’équilibre, tous ensemble. Et à préserver la mémoire: même si les Arabes ont donné beaucoup de sang pour se débarrasser de Daech, la libération a été initiée par les Kurdes, et nous leur serons éternellement reconnaissants.»
Dans une caserne autrefois bastion des djihadistes, Farhad Shami, éminent membre des FDS, confirme un retour de la menace de l’EI, et n’hésite pas à mettre en cause le régime syrien. «Depuis 2017, le régime n’a rien fait pour affaiblir Daech. Il a peur que nous traversions le fleuve et que nous étendions notre territoire. Il les laisse donc opérer dans les zones désertiques. Soyons honnêtes: s’il ne reprend pas position ici, ce n’est pas par sympathie, mais parce que l’armée syrienne n’a plus les moyens humains et financiers de couvrir ce territoire.»
«Depuis 2011, le régime de Damas n’a rien fait pour affaiblir Daech.»
L’influence de l’EI à Al-Hol
Si la lutte contre l’EI constitue pour les forces arabo-kurdes une véritable assurance vie, garantissant un soutien crucial des puissances occidentales face aux ambitions turques, la gérance des cendres du califat est un casse-tête de plus dans un océan de difficultés. Outre les quelque 10.000 prisonniers toujours détenus dans des établissements pénitentiaires de fortune, l’Aanes se voit contrainte d’administrer plusieurs dizaines de milliers de personnes, proches présumés des combattants de l’EI. Capturées lors de la bataille finale de Baghouz en 2019, elles ont été placées sans jugement dans deux principaux camps, celui de Roj –3.000 personnes d’origine étrangère– et celui de Al-Hol. Dans ce dernier, 43.000 personnes –à 95% des femmes et des enfants– s’entassent au cœur d’un océan de tentes aux teintes incertaines. Le panorama est édifiant: sous un soleil accablant défilent des milliers de femmes, enveloppées dans des niqabs aux couleurs sombres. Tout manque à Al-Hol: l’eau, la nourriture, parfois même l’électricité.
Sous escorte de gardes kurdes armés, nous sommes autorisés à déambuler dans le secteur réservé aux Irakiennes et aux Syriennes. A l’écart, Musa Hassan al-Saleh, un Irakien de 21 ans, cache son regard derrière la visière de sa casquette. Il veut croire que l’heure du retour est proche. «Je n’étais qu’un enfant quand mes parents m’ont amené ici. J’ai peur de rentrer en Irak et d’être puni par le gouvernement, mais j’espère quand même pouvoir être rapatrié prochainement. La vie est impossible, ici.»
La confusion est totale, la sensation d’oppression constante. Face à la foule qui nous entoure, les gardes kurdes se montrent nerveux et tâchent d’écourter la visite. «Laissez-nous parler, c’est une honte, s’emporte une Syrienne d’une quarantaine d’années. Mon fils de 15 ans a été arrêté, je n’ai plus de nouvelles depuis deux mois.» Une jeune femme de 20 ans, dont le niqab laisse apparaître des yeux soigneusement maquillés, est inquiète: «Je devais me marier avec un garçon du camp. Trois jours avant, il a été arrêté par les forces de sécurité pour « terrorisme ». Je n’ai plus jamais eu de nouvelles.» Un enjeu humanitaire qui est en outre doublé de questions sécuritaires brûlantes. Car sur le malheur de ces âmes en déroute continue de prospérer l’Etat islamique. «Nous ne sommes pas assez nombreux, estime Cihan Henen, en charge de la partie civile du camp. Un système de passeurs existe autour du camp, des personnes s’évadent, des armes entrent.»
Selon des sources militaires, des brigades de femmes sèment la terreur dans le camp, et en violentent d’autres, au nom de la loi islamique. «C’est démentiel. Un système d’imposition au profit de l’EI continue d’exister, tout comme un système de justice islamique. L’endoctrinement des enfants est très fort, et sans une volonté internationale de mener une politique de rapatriement, de justice et de réintégration, nous allons vers des jours difficiles», rapporte une source sécuritaire au sein des FDS.
Rapprochement turco-syrien?
Cinq ans après la fin de la guerre contre l’Etat islamique, l’Administration autonome du nord-est de la Syrie, acculée par les difficultés politiques, géopolitiques, économiques et sécuritaires, semble à la croisée des chemins. D’autant que depuis plusieurs semaines, les tentatives de rapprochement entre le régime de Bachar al-Assad et Recep Tayyip Erdogan suscitent incertitudes et interrogations.
La Turquie, qui avait brutalement rompu ses rapports avec son voisin syrien au début de la révolte en 2011 et soutenu les factions rebelles islamistes en guerre contre le régime –certaines sont devenues des auxiliaires d’Ankara–, semble aujourd’hui prête à changer de paradigme, poussée en ce sens par des enjeux internes brûlants. Un jeu qui serait «gagnant-gagnant»: face au sentiment anti-syrien grandissant en Turquie, le président turc espère probablement ouvrir la voie au retour des 3,6 millions de réfugiés syriens vivant dans son pays, possiblement dans les provinces kurdes qui se verraient ainsi «arabisées»; du côté syrien, un rétablissement des relations bilatérales avec son voisin serait un pas vers la fin de l’isolement politique régional d’Assad. Une évolution qui, si elle aboutit, pourrait mettre en péril l’Aanes: autant Bachar al-Assad que Recep Tayyip Erdogan partagent la volonté de limiter au maximum l’autonomie du nord-est de la Syrie.
«Nous avons versé trop de sang pour nous libérer. Nous sommes prêtes à tout.»
Dans un lieu tenu secret, loin de tout, une des Unités de protection de la femme (YPJ), mises sur le devant de la scène durant la guerre contre les djihadistes, fourbit ses armes. Cibles privilégiées des drones turcs, ces jeunes femmes promettent, malgré un avenir très incertain, de continuer le combat. Un mot de conclusion, provisoire, peut être laissé à Judy, 19 ans à peine, qui a fait le choix de rejoindre les YPJ il y a trois ans: «Il n’y aura pas de retour en arrière. Nous avons versé trop de sang pour nous libérer. Nous sommes prêtes à tout, comme nos grandes sœurs, et nous sommes entraînées. Le régime syrien, les Turcs ou Daech, c’est la même chose pour nous, nous n’avons pas peur et continuerons à lutter pour construire une société juste sur cette terre.»
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