Enquête « Story Killers »: comment la désinformation est devenue un véritable marché
L’enquête «Story Killers» révèle le caractère industriel pris par la diffusion de fausses informations pour satisfaire des clients et nuire à leurs rivaux. Leur «blanchiment» par des médias traditionnels y participe. Mais le doute subsiste sur l’efficacité de telles pratiques.
Le président du Burkina Faso de l’époque, en fonction entre 2015 et 2022, Roch Marc Christian Kaboré, ne goûtait guère la neutralité du Comité international de la Croix-Rouge, dont c’est pourtant la vertu cardinale, dans le conflit qui opposait son Etat et les groupes djihadistes armés qui multipliaient les actions de déstabilisation. Une opération de désinformation plus tard, le président du CICR en personne, Peter Maurer, était contraint de démentir, lors d’une conférence de presse le 14 septembre 2020 à Ouagadougou, des accusations de collusion avec les fondamentalistes. Jugeant qu’il n’y a «pas de fumée sans feu», des Burkinabés conserveraient une certaine méfiance envers l’institution humanitaire. L’information à l’origine du soupçon était pourtant totalement fausse et inventée par une «société de marketing» israélienne, Percepto. Avant de susciter le débat au Burkina Faso, il avait fallu qu’elle soit rendue crédible par sa diffusion dans un média reconnu, en l’occurrence l’hebdomadaire français de droite radicale Valeurs actuelles, sous la plume d’un contributeur extérieur, Emmanuel Dupuy, président du think tank Institut prospective et sécurité en Europe. Interrogé par Radio France, l’homme, qui a multiplié les apparitions sur les plateaux de télévision depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, a démenti avoir eu connaissance de l’opération de désinformation et a assuré avoir reçu la fausse information d’un conseiller du président burkinabé, Samuel Sellem, un employé d’une autre société israélienne…
Penser, surtout en Afrique, que la désinformation sur Internet a influencé l’ensemble des électeurs quand les trois quarts d’entre eux n’ont pas accès au Web me paraît peu réaliste.
Cette manipulation est une de celles révélées par une enquête de Forbidden Stories, un consortium de journalistes issus de 29 médias, sous le titre «Story Killers», qui met notamment en cause une officine israélienne, Team Jorge, et la société Percepto. Celle qui a été la plus commentée a trait à des nouvelles diffusées par un journaliste de la chaîne d’information en continu française BFMTV, Rachid M’Barki, au cours des éditions de la nuit qu’il présentait. Elles étaient ensuite reprises en boucle par de faux comptes sur les réseaux. Outre qu’il accroît la défiance envers le journalisme, ce «blanchiment de fausses informations» pose question sur la légalité et la responsabilité sociétale des pratiques de ces entreprises. En quatre questions-réponses, revue des enjeux de ces révélations.
1 Story Killers, une nouvelle dimension à la désinformation?
«Sur l’aspect « manipulation des réseaux sociaux », c’est quelque chose d’assez habituel, surtout au moment des élections, décrypte Stéphane Wahnich, politologue et chercheur au laboratoire Analyse du discours, argumentation et rhétorique (Adarr) de l’université de Tel-Aviv. Ce qui est plus étonnant dans le cas de BFMTV, c’est que le journaliste a permis de relayer ces informations sans en référer à sa rédaction en chef. C’est une faute grave. Sur l’aspect « écoutes-espionnage », qui relève d’un métier différent, la pratique pose d’autres questions.» Thomas Huchon, journaliste et auteur, avec Jean-Bernard Schmidt, du livre Anti fake news. Le livre indispensable pour démêler le vrai du faux (First, 2022, 192 p.), minimise aussi la dimension nouvelle des activités de Team Jorge et de Percepto. «Cette enquête vient concrétiser des pratiques observées dans d’autres affaires. Cela ressemble à celles de Cambridge Analytica mais en plus automatisé, ou à celles du groupe Wagner avec une espèce de logique entrepreneuriale. On est exactement comme dans le cadre de la lutte antidopage. Pour arriver à découvrir que les coureurs se chargent à l’EPO, il faut savoir que l’EPO existe, que ça fonctionne, et que les mecs l’utilisent. En attendant, ils ont gagné sept fois le Tour de France. On est un peu dans la même situation avec la lutte contre la désinformation.» Dans le cas de BFMTV, «le pire n’est pas tant que l’information a été diffusée sur la chaîne à minuit et demi, c’est le processus qui fait que comme elle a été mentionnée par BFMTV, un extrait peut tourner sur les réseaux, qui la crédibilise puisqu’elle vient de BFMTV. Là est la perversité totale et l’efficacité diabolique de cette opération», complète Thomas Huchon.
2 Des manipulations efficaces?
«L’entreprise israélienne se flatte d’avoir gagné 27 élections sur 33 grâce à ses activités sur les réseaux. Penser, surtout en Afrique, que la désinformation sur Internet a influencé l’ensemble des électeurs quand les trois quarts d’entre eux n’ont pas accès au Web me paraît peu réaliste, juge Stéphane Wahnich. En revanche, cela peut être un très bon outil d’intoxication des classes supérieures et des classes dirigeantes.»
Au-delà du cas développé par l’enquête «Story Killers», le professeur de l’université de Tel-Aviv juge marginale l’efficacité de l’influence de fake news via Internet. «Les gens savent que c’est sur Internet. Donc, ils décodent. Des études menées par des psychologues ont montré que des personnes aiment lire des informations fausses parce que c’est en accord avec ce qu’elles ressentent. Ce n’est pas pour cela qu’elles pensent qu’elles sont vraies. Le fonctionnement du cerveau est plus complexe que cela. Qu’une agence d’influence prétende gagner des élections grâce à son action me semble hâtif. Dans les observations que j’ai effectuées en matière de communication politique, je n’ai pas vu d’élection, surtout présidentielle, gagnée grâce à Internet. On peut la remporter grâce au débat, grâce à la relation avec la presse, grâce à la dynamique de campagne mais pas grâce à Internet.»
3 Une activité commerciale comme une autre?
Hormis l’interdit de désinformer sur Israël, les Etats-Unis et la Russie, les dirigeants de Team Jorge semblaient surtout motivés par des considérations commerciales et lucratives sans mobile politique, comme le développe le service de renseignement d’un Etat. Assiste-t-on à une marchandisation de la désinformation? «Ces révélations montrent que l’officine Team Jorge pose des choix de « développement de marchés », décrypte Thomas Huchon. Elle fait visiblement son beurre depuis quelques années sur ceux laissés vacants par Cambridge Analytica et par sa maison mère, SCL Group, qui offraient exactement les mêmes services dans des pays africains, notamment au profit du président du Kenya Uhuru Kenyatta (NDLR: en fonction de 2013 à 2022). Si une entreprise prospère dans ce secteur, c’est qu’il y a un marché. C’est cela qui est terrifiant. Cambridge Analytica nous avait montré qu’il existait des acteurs désireux de faire de la désinformation et que cela offrait la possibilité de marchés. L’affaire des sociétés israéliennes montre que ce marché est immense, puisque les dirigeants de l’une d’entre elles, en tout cas, n’ont même plus besoin de s’exposer physiquement pour exister réellement. Cambridge Analytica était obligée d’avoir un site Internet et de diffuser une petite vidéo expliquant qu’elle pouvait vous faire gagner des élections grâce aux données personnelles… Que ce soit devenu un business, la question ne se pose plus. C’est d’ailleurs ce que dit avec crainte la Viginum, l’agence française de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères en période électorale, en gros l’organe qui surveille si les Russes mettent le bordel en période d’élection par l’entremise d’Internet: ses responsables affirment que la vraie crainte est de voir dans les prochaines années la criminalité organisée s’impliquer dans ce genre d’opérations…»
4 Une parade est-elle possible?
«Il faut absolument réguler les réseaux sociaux et légiférer. Ces entreprises doivent être responsables des propos qu’elles diffusent et mettre en place des outils et du personnel performants pour modérer le débat public. On ne peut pas les laisser détruire nos démocraties et, de notre côté, attendre que les choses changent par le bon vouloir de ceux-là mêmes qui ont conçu cet outil de destruction. Ce n’est pas possible», avertit Thomas Huchon. Il faut aussi éduquer les citoyens. «Bien informés, les hommes sont des citoyens. Mal informés, ils deviennent des sujets», disait Alfred Sauvy (NDLR: économiste et démographe français, 1898 – 1990). Plus la population sera capable de détecter des manipulations de l’information, plus il est sera difficile de mener ce type d’opérations sur les réseaux. Mais le degré de sophistication de celles-ci progresse plus rapidement que les capacités de défense des gouvernements et les moyens mis dans l’éducation. Donc, je ne suis pas certain qu’on sorte gagnant de cette confrontation», ajoute l’auteur de Anti fake news.
Le pessimisme de Thomas Huchon est également nourri par l’attitude des politiques sur ce dossier. «Tous ceux qui devraient nous protéger de ces dérives préfèrent Internet aux médias professionnels, ils voient Internet comme la solution et pas comme le problème. Les propositions des responsables politiques sur le numérique dans les campagnes électorales sont rares, parce qu’ils n’y comprennent rien et parce qu’ils préfèrent parler sur Facebook que répondre aux questions d’un journaliste qui les titillera.»
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