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En Russie, les « nouveaux silencieux », opposés à l’offensive en Ukraine, se taisent
L’une se sent « enterrée vivante », l’autre dit « contrôler » tous ses propos: en Russie, où afficher son opposition à l’offensive en Ukraine est très risqué, les « nouveaux silencieux » préfèrent garder pour eux leurs opinions anti-Kremlin.
Dès le lancement de l’offensive il y a trois ans, Moscou a posé une chape de plomb. Le dénigrement public de « l’opération spéciale militaire » (son nom officiel) peut valoir des démêlées judiciaires à ses auteurs. Pour preuve: en janvier, un tribunal moscovite a condamné à huit ans de prison un retraité accusé d’avoir dénoncé des « crimes » imputés à l’armée russe en Ukraine.
Pour l’heure, le conflit, qui a fait des centaines de milliers de morts et de blessés des deux côtés, se poursuit, sur fond de rapprochement entre Donald Trump et Vladimir Poutine. Et, par peur d’être envoyés sur le front ou par opposition à l’offensive, des Russes ont quitté leur pays par centaines de milliers. Mais l’immense majorité des Russes opposés au Kremlin est restée. Pour se murer dans le silence.
« Entre 20% et 25% des Russes ne soutiennent pas le pouvoir. Ils se sont repliés sur eux-mêmes« , explique à l’AFP Denis Volkov, directeur de Levada, un institut de sondage indépendant déclaré « agent de l’étranger » par les autorités russes. A l’inverse, trois Russes sur quatre soutiennent le Kremlin.
« Conformistes » versus « traîtres »
Le terme de « nouveaux silencieux » (référence à l’époque soviétique où nombre d’opposants optaient pour le mutisme) a fait surface ces derniers mois, notamment sur les réseaux sociaux. Ces Russes sont pris entre deux feux: d’un côté, leurs compatriotes vivant à l’étranger dénoncent leur « conformisme » et, de l’autre, les partisans du Kremlin les qualifient de « traîtres ».
« Silencieux, nous le sommes tous ici !« , s’exclame une internaute dans un débat sur les « nouveaux silencieux » sur Facebook, réseau social interdit en Russie mais toujours accessible via un VPN (réseau privé virtuel). « Nous restons ici sans nous aventurer en place publique parce que celui qui sort périt en prison !« , explique une autre « silencieuse ».
Maria, experte en numérisation de 51 ans, a fait les frais de son opposition. « Pour moi tout était clair dès le début », raconte cette Moscovite. « J’ai essayé de l’expliquer à cinq de mes collègues qui soutenaient l’opération. Peine perdue ». En septembre 2022, elle propose à son chef de déplacer l’entreprise hors de Russie pour que leurs jeunes collègues échappent à la mobilisation. « Résultat, j’ai perdu mon travail« , dit-elle.
Depuis, embauchée par une société indépendante, Maria travaille de sa maison de campagne près de Moscou où elle a emménagé avec son mari, professeur d’université. « Cela fait bientôt trois ans que je suis devenue silencieuse », avoue Maria qui dit avoir « perdu le sens de la vie. C’est comme prendre sa retraite avant terme ou, pire, comme être enterrés vivants« . Quant aux vieux amis, « par défaut on croit toujours partager les mêmes idées, mais nos sujets de discussion aujourd’hui sont la vie quotidienne, un gâteau réussi ou la santé », souffle-t-elle.
« Pas en dire trop »
Même frustration pour Vassili, spécialiste en infographie, et opposant au Kremlin « de longue date » qui se sent « obligé de (se) contrôler en permanence »: « Dans le métro je ne lis plus mes livres, ni mes blogueurs préférés et au bureau je fais attention à ne pas en dire trop ».
D’autres arrivent à s’évader grâce à l’art. Ekaterina, la soixantaine, va dessiner ce soir les portraits de musiciens et de poètes pendant leur prestation dans un atelier de Moscou, une échappatoire en « ce moment difficile ». « La liberté me manque. Je dois toujours me contrôler », explique-t-elle à l’AFP en prenant de longues pauses pour ne pas lâcher un mot inconsidéré. « Je m’évade avec mes fleurs, je les dessine et je me replie sur moi-même », conclut-elle.
Les « nouveaux silencieux » s’attirent les foudres des deux bords, mais le très populaire rockeur Iouri Chevtchouk a pris leur défense, en se disant lui-même « silencieux ». « Certains ont choisi de chanter, moi j’ai choisi de me taire », explique le musicien qui a vu ses concerts annulés en Russie après s’en être pris au faux « patriotisme » lors d’un concert en mai 2022.
Les « nouveaux silencieux » ne « montent pas sur les barricades parce que cela n’a pas beaucoup de sens maintenant », estimait Chevtchouk dans une interview en fin d’année dernière. « Mais ils font quelque chose de bien et grâce à eux la Russie survivra ».